En mémoire de Louis Soutter (1871-1942)
Celui qui baise les mains des pauvres / Celle qui vaque nue à ses occupations ménagères sans se soucier de ses voisins malais / Ceux que paralyse la stupeur dans les jardins de la clinique / Celui qui s’échappe de l’angoisse par des vocalises / Celle qui vend les aquarelles de son frère dans les auberges de l’arrière-pays où commence de se répandre la rumeur que ça pourrait valoir quelque chose plus tard / Ceux qui estiment que le peintre excentrique de l’asile voisin ne devrait pas être autorisé à fréquenter l’église publique / Celui que la Mélancolie étreint depuis l’âge de sept ans / Celle qui prie debout sur le mur du cimetière / Ceux qui n’ont pas été avertis par leur tuteur de la mort de leur père / Celui qui s’achète des cravates voyantes par lots de cent / Celle qui raffole des tenues démodées de son cousin au melon prune / Ceux qui reçoivent les factures des cadeaux onéreux que leur envoie leur neveu Thompson / Celui qui demande volontiers l’impossible même si ce n’est pas français / Celle qui lance une rose bien rose à son ami soliste de l’Orchestre du Kursaal / Ceux qui disent qu’ils ne croient plus en Dieu d’un ton menaçant / Celui dont l’encre noire fait exploser le bouquet de fleurs de la tante Bluette / Celle qui a photographié le tableau de son père avant de le revendre à un prix surfait / Ceux qui se demandent qui est ce gros type élégant à Panama qui vient rendre visite au dingo de l’asile / Celui qui peint des Christs que les paroissiens trouvent trop tristes / Celle qui prend sur ses genoux son grand fils de 33 ans aux sanglots spasmodiques / Ceux qui confisquent le crucifix de la folle qu'ils revendent à la Bonne Puce / Celui qui n’ose pas dire à sa logeuse qu’il n’a jamais connu la Femme au sens biblique / Celle qui pose en deuil pour son frère divorcé dont l’ex se dit veuve / Ceux qui donnent des leçons de musique (guitare Fender et pianola) au fils du jardinier / Celui qui se dit le descendant de Goya par sa mère et par le noir dont il broie lui-même les pigments / Celle qui se sent peu de chose à côté de son cousin marchand de couleurs en gros et vice-président du parti radical / Ceux qui estiment que c’est vers 1904 que le violoniste dingo, qui arrêtait l’Orchestre de la Suisse Romande (OSR) pour lui faire écouter tel ou tel passage de Beethoven, a raté sa carrière d’interprète pour se lancer dans celle de peintre halluciné / Celui que sa scléose de la choroïde empêche de plus en plus de voir ce qu'il peint au doigt / Celle qui a surmonté le handicap consécutif à l'amputation de sa main droite par le recours à la gauche dont procède l'évolution de sa sculpture à partir de 2017 / Ceux qui écoutent toujours du Beethoven en dépit de leur surdité complète / Celui qui a rencontré la Femme de ses Rêves en pratiquant l'auto-stop dans l'arrière-pays jurassien / Celle qui endure la meurtrissure finale / Ceux qui s'éloignent sur le chemin de fine poussière nacrée / Celui qui caresse le ballon d'enfant qu'il a chipé au petit-fils de l'organiste Ysaïe / Celle qui entend marcher les Lunaires au plafond de la guérite de douanier qu'elle appelle la Basilique des Lois / Ceux qui se retrouvent dans l'arrière-monde pour y jouer au Nain Jaune, etc.
Images: Peintures et dessins de Louis Soutter. Louis Soutter, vers 1940.