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Ceux qui mélangent les genres

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Celui qui lit debout dans les librairies / Celle qui sait tout Emily Dickinson par cœur / Ceux qui se flattent d’avoir découvert Au-dessus du volcan dans sa première édition jaune / Celui qui s’est identifié à Zorba le Grec au point de s’amputer du pouce droit / Celle qui lit la partition de Tosca dans son bain moussant biodégradable aux agents tensio-actifs non ioniques / Ceux qui compensent leur apathie sexuelle en se passant un bon vieux ZZ Top plein tube dans leur ferme écolo / Celui qui apprend les horaires des trains de nuit par coeur / Celle qui martèle le torse de Victor en l’appelant mon salaud mon salaud / Ceux qui prétendent qu’ils vivent dans un angle mort du Temps / Celui qui s’est inventé un passé de militant de l’ETA pour se faire accueillir chez les intellos qu’il rançonne ensuite avec méthode / Celle qui dissimule ses accointances avec l’Eglise de scientologie section Liechtenstein / Ceux qui ont fondé le Groupe de Réconfort du département Gestion de Fortunes de la Banque Nahum / Celui qui se fait masser les pieds par son neveu naturopathe entiché de la famille Le Pennpour des motifs biorythmiques  / Celle qui rappelle à ses amies de la Société Gurdjieff que le Maître a prouvé son indépendance d’esprit en pénétrant à cheval dans une église catholique / Ceux qui se disent en recherche au chalet Le Joyeux Randonneur / Celui qui aimerait plastiniser le corps de son beau-père le géant chauve foudroyé dans l’exercice de sa fonction de maître-nageur à la piscine de Rivebelle / Celle qui appelle les loups à la lisière de la forêt / Ceux qui disent qu’ils vont bientôt partir pour attendrir ceux qui restent / Celui qui dit NON au nouvel esprit de l’Entreprise / Celle qui court tous les matins pieds nus dans l’Allée des Fusillés / Ceux qui sont tancés par le Doyen parce qu’ils se touchent pendant le cours de chimie de Mademoiselle Leblanc / Celui qui est fier de son manteau à col de loutre / Celle qui se rappelle le beau temps de l'Occupation où elle ne piochait rien / Ceux et celles qui rêvent de revivre à l’époque de Sissi impératrice / Celui qui considère qu’apparaître dans un journal est plutôt déshonorant / Celle qui se demande l’impression que cela fera au village de voir son nom dans la page des morts / Ceux qui nettoient chaque matin les sols de la centrale thermique d’Uppsala / Celui qui incinère son chien Boubi en sanglotant à l’insu de ses voisins sans cœur / Celle qui se ronge les ongles en écoutant plus ou moins du Monteverdi sur Espace 2 / Ceux qui se souvient de cela que le nom de Monteverdi désigne une voiture de luxe aussi cool que la Facel-Vega / Celui qui a juré à Suzanne qu’il me lui demanderait plus jamais de le faire à l’italienne tout en restant ferme sur sa position philosophique ostensiblement transgressive inspirée par le marquis de Sade / Celle qui se demande qui est réellement, question sexe, son chef de file de la Section Pharmacologie de l’Institut Bayer & Bayer / Ceux qui ont refilé la Maladie à celles qui ne s’y attendaient pas de si tôt / Celui qui estime que sa mère est trop soumise à l’évêque Ledru bien connu pour ses captations d’héritages / Celle qui cède chaque matin à son penchant pour les douceurs de la pâtisserie de la rue Monbijou / Ceux qui s’impatientent de voir se rétablir la Sainte Inquisition / Celui qui est toujours furieux / Celle qui croit que son ventre est plein d’une tumeur / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qu’obsède le Complot / Celle qui ne voit que le beau côté des choses / Ceux qui observent leur voisinage au moyen de lunettes d’approche / Celui qui se dit l’Epée du Seigneur / Celle qui fait semblant de claudiquer pour qu’on la prenne en stop / Ceux qui envoient des lettres aux journaux / Celui qui ricane de tout / Celle qui ment pour ne pas décevoir / Ceux qui mutilent les animaux / Celui qui se croit remplaçable sans en tirer les conséquences  / Celle qui hume les aisselles des soutiers sardes / Ceux qui notent les numéros de plaque des automobilistes en faute / Celui qui aime nager en apnée / Celle qui joue du piano à minuit / Ceux qui aiment voir brûler les maisons / Celui qui se flatte de ne pas jouir / Celle qui rêve d’un Monsieur posé / Ceux qui se plaignent à l'approche des vacances, etc.


Pour l'amour de soi

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Des «Chants de l’amour de soi» à «Ceux qu’on oublie difficilement», le jeune poète japonais Takuboku (1886-1912) nous reste plus proche, en sa rage individualiste, que maints de nos contemporains confits de narcissisme insipide…
 
Au début des années soixante du siècle dernier, vers 1963, raconte le sinologue Jean-François Billeter dans Une rencontre à Pékin, une jeune Pékinoise se représentait la Suisse comme un pays de rêve dans lequel on se déplaçait de villes en villages à bord de gracieux téléphériques, et dont l’ordre était maintenu par cinq policiers, ni moins ni plus.
La Chine sortait alors de la plus terrible famine provoquée de l'Histoire, avant d’être plongée, quelques années plus tard, dans les rouges ténèbres d’une révolution prétendue culturelle et surtout meurtrière en laquelle des milliers d’Occidentaux plus ou moins jeunes et niais ne virent eux aussi qu’une idylle.
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Il suffit de revoir, aujourd’hui, le film de Jean-Luc Godard intitulé La Chinoise, l’un des collages idéologico-lyriques les plus narcissiques du cinéma «révolutionnaire» de l’époque, pour mesurer le degré d’aveuglement, et surtout de méconnaissance, qui caractérisait l’approche du totalitarisme chinois par autant d’intellectuels occidentaux que de militants grégaires.
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Peu de temps après la sortie de ce brûlot cumulant toutes les ambiguïtés des discours de mai 68 concélébrés aujourd’hui avec une dévotion plombée de neuve hypocrisie «politiquement correcte», parut un livre détonant, intitulé Les Habits neufs du Président Mao, sous la plume de Simon Leys (pseudonyme du sinologue belge Pierre Ryckmans), immédiatement conchié par nos maoïstes de salon et autres idiots utiles du journal Le Monde, au motif qu’il révélait la vérité des faits.
Mais quel rapport avec un poète japonais mort de tuberculose plus de soixante ans avant la disparition de Mao le tyran? Je dirai simplement: le rapport des larmes humaines…
 
31GktBksWLL._SX195_.jpgLa ressemblance humaine scellée par la souffrance
Ishikawa Takuboku pleure beaucoup dans le cycle poétique de L’Amour de moi– titre choisi dans la traduction fort élégante de Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard, auquel Yves Marie-Allioux, moins littéraire et probablement plus proche de l'original, préfère les Chants de l’amour de soi, constituant la première partie du recueil intitulé Une poignée de sable, désormais classique de la poésie japonaise au même titre que l’œuvre d’un Rimbaud.
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Un tanka résume le mélange très particulier de tristesse et de drôlerie qui caractérise le ton du jeune poète mal dans sa peau de citoyen révolté, de mari et de père: «Larmes larmes / Que c’est mystérieux ! / Comme je le lavais avec des larmes mon cœur a voulu faire le pitre»…
Dans la foulée, on peut rappeler que le tanka est un bref poème traditionnel, de forme un peu plus ample que le haïku, et passablement rénové par Takuboku qui l’accommode à tous les instants fugitifs ou transitoires de la vie quotidienne, entre autres «minutes heureuses» et cris ou chuchotements.
Larmes du fils: «En salivant sur un morceau de terre / j’ai modelé une effigie de ma mère en train de pleurer / Non mais quelle tristesse!» Ou encore : «Pour plaisanter j’ai pris ma mère sur mon dos / elle était si légère que j’en ai pleuré / avant d’avoir fait trois pas»…
Larmes ravalées. «Ressentant une angoisse profonde / je me fige / et finis par me masser doucement le nombril». Larmes de l’esseulé: «Seul face à l’immensité de la mer / sept huit jours / pour pleurer j’aurai quitté mon foyer». Larmes de crocodile métaphysique: «Oh la tristesse de ce sable sans vie! / Ce doux bruit / quand on le saisit avant qu’il ne tombe d’entre les doigts».
Ou cette lucidité sur soi qui est le contraire du narcissisme complaisant: «Lorsque j’entends des flatteries / de colère se soulève mon cœur / Trop se connaître soi-même quelle tristesse!».
Ou cette bonne rage contre ceux qui l’ont humilié: «Ah que ceux qui ne fût-ce qu’une fois m’ont fait baisser la tête / que tous ces gens crèvent! / m’est-il parfois arrivé de souhaiter».
Ou cette colère du jeune homme contre la société inégalitaire et matérialiste qu’il exècre: «Insupportables sont les visages serviles de mes compatriotes / tels qu’ils apparaissent à mes yeux aujourd’hui / je m’enferme chez moi»…
 
Unknown-1.jpegPhosphorescences quotidiennes
Les citations des Chants de l’amour de soi que je viens de recopier ici proviennent de la version d’Une poignée de sablesignée Yves-Marie Allioux, qui a accompagné sa traduction d’une série de notes explicatives très précieuses et d’une postface non moins éclairante, intitulée Ishikawa Takuboku ou la phosphorescence de la vie courante, par allusion au discours prononcé à Stockholm par Patrick Modiano à la remise de son prix Nobel de littérature.
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Cet extrait en oriente le propos: «J’ai toujours cru que le poète ou le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était caché en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne»…

Où la poésie transcende la méconnaissance

L’idée que la poésie ne soit qu’une sorte d’enjolivure du réel, ou qu’un rébus cérébral à usage d’élite, perdure aujourd’hui du plus basique (la pseudo-poésie déferlant sur les réseaux sociaux) au plus raffiné (la «poésie poétique» plus ou moins instituée), et c’est contre cela que réagissait Takuboku en affirmant que «la poésie ne doit pas être une soi-disant poésie» mais «doit être une relation rigoureuse des variations de la vie émotionnelle de l’être humain (il doit toutefois exister une expression plus adéquate), un journal tenu en toute honnêteté».
On a parlé ainsi, de la démarche du jeune poète fauché par la tuberculose à l’âge de 26 ans, comme d’un «journal mental». Les tankas de Takuboku n’ont rien pour autant de brimborions jetés à la diable, pas plus que les «fusées» poétiques d’un Jules Renard, d’un Ramon Gomez de La Serna, d’un Vassily Rozanov ou d’un Guido Ceronetti, autres quêteurs de phosphorescence dont la poésie chinoise est également prodigue.
 
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Or c’est par la poésie, au noyau dur et doux à la fois du verbe, que nous touchons à la ressemblance humaine, où les larmes du vieux sinologue neuchâtelois Jean-François Billeter, à la mort de sa femme chinoise évoquée dans les pages bouleversantes d'Une autre Aurelia rejoignent les larmes du jeune poète japonais, lequel nous lance encore: «Si un jeune homme rieur / venait à mourir / ah que le monde en soit au moins un peu triste!» ou encore, pour rejoindre Ceux qu’on n’oublie pas: «Que quiconque la lisant / ne puisse m’oublier / telle est la longue lettre que je voudrais écrire ce soir»…
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La ville aux jardins

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Ce qu’il faut bien se dire d’abord, au double sens électif et caustique de l’expression, c’est que Lausanne ne ressemble à rien. Ce n’est pas vraiment une ville, bien qu’à certains égards l’on y soit moins provincial qu’en certaines cités plus considérables, et pas un village non plus en dépit du fait que tout le monde s’y connaît plus ou moins, ou peu s’en faut.

On notera d’emblée, soit dit en passant, le caractère flottant de ces premières approximations, bien dans le ton de ces régions dont l’accent traîne un peu à la paysanne, marquant l’esprit du lieu même si l’on ne peut pas dire non plus qu’il y ait un caractère lausannois bien défini, pas plus que Lausanne ne se donne comme un tout.

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C’est plutôt un amoncellement de parties et de particularités disparates que Lausanne, avec les mêmes détours labyrinthiques, les mêmes replis ombreux ou ombragés et les mêmes stratifications qui caractérisent à la fois la structure naturelle et l’entassement de son bâti, au-dessus d’un vague ruisseau, des rues et des ruelles dont on s’essouffle à remonter les roides pentes d’un bleu à l’autre, comme l’a figuré Godard dans sa fameuse Lettre à Freddy Buache, court métrage d’une abstraction lyrique par trop elliptique mais aquarellant en somme  le schéma plastique de la ville en quelques couleurs superposées d’une fluidité mouvante, du bleu de l’eau à celui du ciel en passant par  les verts des jardins et les ocres orangés ou les vert-de-gris du construit dont le grès tendre fonde les murs de l’ancienne ville basse et plus haut ceux de la cathédrale à l’élan gothique comme freiné par les aléas du temps et des mauvais traitements - ou ceux du gratte-ciel raté de Bel-Air dont Ramuz a dit tout ce qu’il fallait en dire dans son indépassable pamphlet de  La Ville qui a mal tourné,à savoir qu’étant à la fois trop haut et trop bas il finit par n’être rien ; ou ceux encore du plus hideux des monuments publics que figure le pseudo-florentin Palais de Rumine, symbole par excellence du mélange de pompe imitée et de vanité philistine caractérisant la tradition culturelle, ou, plus exactement, agri-culturelle, du goût officiel local.

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Si vous voulez fâcher certains représentants de nos autorités se la jouant Verdurin, rappelez-leur d’ailleurs la formule du poète et satiriste Jean  Villard-Gilles, selon laquelle « Lausanne est une belle paysanne qui a fait ses humanités ». Ce qui est tout à fait exact, même si lesdites «humanités» se perdent, mais qui contrevient en revanche à l’idée des zélateurs du tout-culturel actuel pour lesquels Lausanne est devenue ces dernières décennies un fleuron mondial grâce, notamment, à un Maurice Béjart (lequel en est désormais honoré par un arrêt du nouveau métro) dont nous n’aurons fait, à vrai dire, que « bénéficier » des derniers feux…

Lausanne5.jpgIl y a donc de l’indécision dans l’air, de l’insouciance lacustre et son contraire calviniste, de la nonchalance méditerranéenne et un vieux fonds d’angoisse nordique qui s’exacerbe jusqu’à de noirs désespoirs, de la rondeur truculente et de cette timidité rusée teintée d’hypocrisie se perpétuant comme un rappel des temps d’occupation.

Les Alémaniques se figurent, parfois, que les Vaudois sont de joyeux noceurs prenant la vie du bon côté. Or s’il y a de ça chez eux lorsque, par les beaux jours d’été, ils trinquent sous les platanes ou sur les terrasses que caressent des brises, en célébrant leur vin subtil aux transparences dorées, ils ont aussi leurs pentes mélancoliques et leurs abrupts dépressifs. Ainsi le pont Bessières, en pleine ville, et juste à l’aplomb de la cathédrale, s’est-il acquis la plus sinistre renommée en devenant le lieu par excellence du suicide publiquement manifesté. Et comment ne pas relever aussi, omniprésente dans la littérature de nos régions, cette autre composante d’un caractère romand marqué par le calvinisme, porté aux affres de la rumination solitaire et de la conscience malheureuse, telles que les ont vécues un Edmond-Henri Crisinel ou un Jean-Pierre Schlunegger jusqu’à la même issue fatale, alors que toute l’œuvre de Jacques Chessex, Vaudois longtemps établi à Lausanne, en témoigne également à de multiples égards ? 

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Le génie artiste ou poétique, au demeurant, n’est pas plus reconnu à Lausanne, par les naturels, que dans n’importe quel pays où il est notoire que  nul natif n’est prophète, mais il s’y ajoute «chez nous» une sorte de méfiance terrienne qui rabaisse a priori toute qualité trop voyante tout en surévaluant, à proportion inverse, le talent le plus moyen.

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C’est ainsi que d’extraordinaires créateurs, tels un Charles-Albert Cingria ou un Louis Soutter, n’auront jamais été tenus de leur vivant que pour des originaux
perdus pour la société, comme on dit, sauf à compter quelques cercles fervents d’amateurs éclairés comme il en a existé et comme il en existe encore, il faut le souligner, dans ce cher pays.

 

Je garde pourtant toute ma tendresse au Vaudois ordinaire, donc au Lausannois de souche aussi, naviguant dans ses eaux moyennes avec un art patelin de s’accommoder des situations variables qui se fonde, sans doute, sur les siècles durant lesquels Leurs Excellences de Berne, puissance occupante, décidèrent à sa place, jusqu’au jour où le Major Davel, cet autre historique cinglé, donna le branle à l’émancipation, au prix de sa tête, tombée plus ou moins dans l’indifférence ou le consentement ambiants, pour devenir ensuite un Héros mythique.

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       Le Vaudois ordinaire salue Davel a posteriori, comme il honore Ramuz post mortem, car il n’apprécie guère les extravagants de leur vivant. Cela étant, son conformisme, magnifiquement épinglé par Ramuz lui-même, n’exclut pas la rosserie ni l’humour, non plus que la reconnaissance tardive, voire jalouse.

En outre il n’y a pas que de la vaudoiserie à Lausanne, et ces dernières décennies moins encore qu’avant, au rythme des multiples afflux extérieurs et de brassages de populations qui font dire à pas mal de naturel qu’«on n’est plus chez soi » alors même que le cosmopolitisme n’a rien de neuf en cette ville, quoique de façon tout autre qu’à Genève.

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Lausanne ainsi  est plus que Lausanne par assimilation ; à la bonhomie vaudoise à courte vue s’ajoutent les apports de la Germanie et de la latinité, de la subtilité française et des savoirs de partout, ramenés par ceux qui sont partis et revenus, ou reçus de tout nouvel arrivant.   

Des réfugiés huguenots de jadis aux saisonniers italiens des années 50-70, avant les vagues successives d’Espagnols et de Portugais, puis de Kosovars et d’Africains, la ville a absorbé, intégré ou juxtaposé, selon les origines, les classes sociales ou les langues, les communautés les plus diverses dont plusieurs milliers d’individus restent aujourd’hui sans papiers.

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Ces gens-là sont-ils plus Lausannois que ne le furent en d’autres temps un Voltaire ou le fameux historien Gibbon, qui y séjournèrent ? Je n’en sais rien à vrai dire mais cela aussi ressortit, peut-être, à l’indétermination lausannoise que Cingria pointait en affirmant qu’on ne sait à qui cette ville appartient…

De loin ou de près, cela étant, Lausanne est un fatras attachant et parfois intéressant. Or ce fatras m’évoque la ville qui s’est faite, disloquée et recomposée depuis les temps des princes évêques où l’on y processionnait, jusqu’à la Réforme qui en a terni le ton sous la double férule du Pion et du Pasteur longtemps omniprésents dans la littérature romande, ou de l’expansion de quelques capitaines d’industrie locaux (la prospérité des Mercier dans le négoce mondial du veau ciré) à la colonisation de la rue de Bourg par les dealers d’Afrique de l’Ouest, notamment.

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Le fatras est plus que jamais architectural et urbanistique, avec une centre ville à tout moment «déconstruit», le plus souvent en pire mais pas toujours, comme à cent mètres de distance on peut le vérifier actuellement en comparant, au Rôtillon, l’affreux îlot jaunasse, à parking souterrain, jouxtant l’ancien rendez-vous des «hautes dames», ainsi que les appelait Cingria, au café populaire Au Mouton, et les espaces piétonniers du Flon où s’épanouit, comme en un jardin urbain,  toute une jeunesse intensément sensuelle et festive.

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Quant à moi je ne me sens pas à vrai dire plus  Lausannois que Vaudois: plutôt Lémanique que Romand et plutôt Européen que Suisse à condition d’entendre l’Europe essentiellement culturelle et identifiable en ses régions communicantes, comme la pensait Denis de Rougemont, et non selon Bruxelles évidemment !

°°°

La ville de mon enfance était bâtie à la campagne : c’étaient les hauts de Lausanne, entre Valmont qui a vu surgir quatre tours de plus de dix étages dans les années 6o et dont la  forêt de nos jeux fut coupée en deux par l’autoroute – je le dis sans nostalgie particulière.

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Nous habitions à un coup d’aile de la Maison de la Radio, qui nous reliait au monde, mais c’était avant l’avènement de la télévision qui a fait les gens du quartier se replier sur leur quant à soi. Nous vivions au milieu des prés. Il n’y avait guère de barrières entre les jardins. Les gens se rendaient les uns chez les autres. Les soirs de beau, nous étions à tout coup une bande de vingt à trente enfants à nous éterniser dans la lumière  déclinante. Il y avait du vert paradis dans notre enfance de sauvageons : l’été à dévaler les pentes jusqu’aux rives du lac - et quels plongeons c’étaient alors avant de remonter en traînant beaucoup, ou l’hiver à nous lancer, des hauteurs du sanatorium de Sylvana, en terribles attelages de luges que rien n’arrêtait sur la route enneigée.

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En ce temps-là, Lausanne était d’abord pour nous une rumeur. Le samedi après-midi, nous entendions la fanfare municipale à l’exercice sur la colline de Sauvabelin surplombant toute la ville, et tous les Lausannois de ces époques héroïques se rappellent, assurément, les longs mugissements, entrecoupés de silences suspensifs, de l’avion du boulanger Thomas en ses acrobaties aériennes. Il y avait aussi les puissants hourras du stade olympique, les jours de match, lorsque le Lausanne-Sports marquait. Ou bien c’était, plus proche, le clapeticlop des chevaux attelés remontant du marché vers les fermes de l’arrière-pays ; c’était la canonnade des pétards et des fusées des nuits du 1er août, ou c’était cette cacophonie jubilatoire, au milieu des grands arbres de Sauvabelin, de la Fête du Bois rassemblant tous les enfants de la ville autour de manèges en nombre, voltigeurs et autos tamponneuses – et le flirt adolescent fleurissait alors à l’enseigne de la Poste Américaine…

À une époque de morosité marquée par les lendemains qui déchantent,  il en fut qui prétendirent que cette ville était morte désormais. Sous le Pont Bessières, un tagueur anonyme avait symbolisé le malaise d’une minorité mal dans sa peau par une signalisation triangulaire à bordures rouges au milieu de laquelle figurait une silhouette de désespéré avec l’inscription : Attention, Chute d’espoir. Et les punks de ces années-là, promenant leurs crêtes d’Iroquois entre la fontaine de la place de la Palud au parvis de l’église de Saint-Laurent jonché de junkies, de surenchérir avec leur No Future…

 

Au joli mois de mai 68, nous avions exprimé, d’une façon plus intempestive, notre propre malaise intérieur et notre désir d’un monde meilleur. Nous manifestions contre la guerre au Vietnam de Saint-François à la Riponne et nous retrouvions, le soir, dans la fumée de Gauloises bleues ou de Gitanes sans filtre du Barbare, du Vieux Lausanne ou du Major Davel rebaptisé Mao, pour fomenter la Révolution mondiale.

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Or le monde s’est mondialisé, le Mao est devenu restau chinois et les étudiants ont quitté le centre ville pour les rives apolitiques d’un campus lacustre à l’américaine, le Barbare n’a plus son air de trappe bohème et cela fait plus que belle lurette que le Central, où l’on pouvait rencontrer, dans les années 50, l’inénarrable Charles-Albert Cingria, qui de notre ville a dit le suressentiel dans ses Impressions d’un passant à Lausanne, a été remplacé par un Prisunic ensuite remplacé lui-même par je ne sais quel conglomérat de boutiques de luxe.

Mais s’il est vrai que tout fout le camp, comme le ressasse une antienne vieille comme le monde, et s’il est indéniable que la tendance au nivellement n’a cessé de bousculer les états successifs de Lausanne, le génie composite du lieu, perçu et chanté par Cingria, ne cesse pour autant de renaître et de se perpétuer autrement dans la permanence intacte, et même relancée par de récentes initiatives, de ses jardins suspendus.

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Je me rappelle les séculaires jardins vignerons en étages auxquels s’adossent les hautes maisons des Escaliers du Marché, haut-lieu magique du vieux quartier qui fut un village estudiantin et artiste où cohabitaient artisans et lingères, poètes et philosophes, et que je retrouve en songe comme une Abbaye de Thélème. Là survivent, hors du temps, les fantômes mythiques de tel libraire anarchiste et de tel vieux rétameur italien, de tel étudiant désespéré se faisant sauter la cervelle au dernier étage du Numéro 13 et de telle repasseuse n’en finissant pas de maugréer contre l’humanité, de tels amoureux s’éternisant sur le banc à mi-pente ou de tels détenus se communiquant les dernières nouvelles d’une cellule à l’autre de la Maison d’Arrêt, tout à côté…

°°°

Lausanne3.jpgLausanne n’a jamais été bien belle dans sa partie construite, si l’on excepte sa cathédrale et ce qu’il reste de sa partie médiévale ou de ses fleurons du XVIIIe siècle, souvent sacrifiés par l’incurie privée ou publique ressortissant au même esprit philistin d’une moyenne bourgeoisie pragmatique et sans goût sûr. Parce que la ville n’a jamais eu de patriciat, comme à Fribourg ou Genève, Berne ou Zurich, ses choix architecturaux ou urbanistiques ont toujours été mal équilibrés ou patauds, comme en témoignent, je me répète, ses monuments publics et jusqu’aux statues de ses jardins.

Ramuz a dit précisément, dans La ville qui a mal tourné, ce qu’aurait dû être la place Saint- François : au lieu de ce replat bouché par les bâtiments néoclassiques lourdauds de la Banque et de la Poste, une esplanade grande ouverte et descendant en terrasses jusqu’à l’étage inférieur de la gare, où se serait concentrée la ville des affaires, descendant encore ensuite en doux gradins jusqu’au bord du lac avec de grandes avenues comme à Lisbonne ou en Amérique du Sud.    

Hélas il n’y avait que des  poètes, tels Ramuz, ou Cingria chantant le lagon polynésien que devient le lac d’été aux rives suaves, pour voir ce Lausanne-là, que dis-je : cette Lausanne-là qui ne s’éternise pas moins en ses jardins. Or c’est bel et bien ce Lausanne réel, cette Lausanne telle qu’elle est, que nous aimons pour cela qu’il, ou elle, ne ressemble à rien…Barbare2.jpg

Pas un jour sans une liste

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C'est en somme une ritournelle. Comme une litanie. Une espèce de murmure infini venu de Dieu sait où. Une parole relevant à la fois de l'oraison profane et de l'invective.


L'origine en est simultanément intime et mondiale. La vision se veut panoptique: le Panopticon étant ce lieu précis de la prison d'où le gardien de service voit tous les prisonniers d'un seul regard. La métaphore explose au plein air, mais l'illusion d'une vision globale reste féconde. Il y aurait aussi là de la boule de bal aux mille reflets et du kaléidoscope à mouvement aléatoire et continu de mobile flottant.

L'attention, flottante elle aussi, de celui qui rédige ces listes, est également requise de la part du lecteur. Rien qui ne soit là-dedans de seulement personnel et moins encore de vaguement général. Tout souci d'identification et toute conclusion morale prématurée s'exposent au déni par un jeu où l'improvisation fantaisiste commande et précède, en tout cas, les doctrines ou les slogans de toute secte. Le délire y est cependant contrôlé, même si le mot d'esprit, la vanne, le quolibet voire le horion restent autorisés au dam de l'esprit de faux sérieux. Le vrai sérieux sourit et bataille sur son cheval de vocables, avec l'humour pour badine.

Ces listes sont en effet une arme de guerre, comme l'a relevé François Bon, entre exorcisme et compulsion. Guerre à l'assertion, par la multiplication des approximations, en évitant le vaseux actuel du tout et n'importe quoi. Guerre à l'unique certitude, par l'accueil jovial des vérités contradictoires, sous le signe de la radieuse complexité du réel.

Ces listes reflètent enfin des états d'âme, et c'est en fonction de ceux-ci, couleurs et tonalités, colère ou douceur, qu'elles ont été classées en sept sections peu systématiques.

Voici donc les Matinales et les Toniques, les Eruptives et les Indulgentes, les Voyageuses, les Délirantes et les Songeuses.

Tel étant le Labyrinthe. Tel l'Océan. Telle la Chambre aux miroirs.

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Une lecture traversante du fascinant dernier roman-gigogne de Roberto Bolano, paru un an après sa mort et constitué de cinq livres en un.

1. Sur La partie des critiques, première section.

Ce n’est pas sans réserve qu’on entre dans ce roman de 1352 pages,  mais une fois qu’on y est on y est bien. Une première hésitation tient à la dimension de l’ouvrage, constitué de cinq romans collés ensemble pour n’en former qu’un,  cela donnant un énorme volume tout à fait  mal pratique dans son édition de poche. Et puis, et surtout, certaine adulation plus ou moins convenue, typique aujourd’hui des engouements suscités par les livres qu’on dit « cultes », voire « cultissimes », ne peut qu’engendrer certaine méfiance – du moins est-ce mon cas. Or, sans entrer vraiment « à reculons » dans la lecture de 2666, j’attendais tout de même d’être séduit ou séduit sans aucune contrainte extérieure, et ce fut le cas dès les dix ou vingt premières pages, me régalant aussitôt et sans discontinuer jusqu’au terme de la première section intitulée La partie des critiques et lisible comme un tout cohérent, non sans appeler aussitôt la suite.

Ce qu’il faut dire en premier lieu, c’est que 2666 sent bon la littérature. J’y ai retrouvé, pour ma part, ce mélange de bien-être profond et de griserie, de confort mystérieux  et de vive curiosité qui a marqué mes lectures d’enfant et d’adolescent, de Vincenzo à Michel Strogoff ou de Moravagine à Alexis Zorba, entre cent autres livres découverts de dix à dix-huit ans, avant d’accéder à une littérature, disons : plus littéraire, dont les premiers grands moments furent la lecture d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou, beaucoup moins connus, de Je ne joue plus ou du Retour de Philippe Latinovicz de Miroslav Karleja,.

La première partie de 2666 nous replonge, ainsi, dans le climat de ferveur inconditionnelle lié aux découvertes plus ou moins exclusives d’une espèce de club occulte se transmettant, par dessus les frontières, des noms et des titres - et voici redéfiler L’institut Benjamenta de Robert Walser ou Le métier de vivre de Cesar Pavese, Miss Lonelyhearts de Nathanaël West ou Hordubal de Karel Capek, Le pavillon d’or de Yukio Mishima ou Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich, entre tant et tant d’autres.

 

images-4.jpegLe mystère du romancier invisible, voire inaccessible, moins photographié qu’un Blanchot ou qu’un Michaux, et pourtant considéré comme le plus grand auteur allemand de la seconde moitié du XXe siècle, forme ce qu’on pourrait dire le trou noir de la première partie de 2666, dans lequel s’engagent crânement quatre jeunes critiques européens réunis par leur commune passion. Celle-ci s’incarne en la personne de Benno von Archimboldi, dont les nombreux livres suscitent un peu partout un croissant intérêt, à commencer par celui de nos quatre critiques, à savoir Pelletier le Français, Espinoza l’Espagnol, Morini l’Italien et Liz Norton l’Anglaise de Londres qui partagera son cœur et son corps avec les trois autres.

On le sait évidemment : les critiques littéraires, et notamment ceux de de la caste universitaire, ne représentent pas, du point de vue romanesque, les plus captivantes incarnations du cheptel humain. Les quatre protagonistes de 2666 ne font pas vraiment exception à la base, mais l’auteur va les « travailler » au corps en sorte de donner, au fil de leurs expériences, consistance humaine et « poétique » à leur inconsistance. À travers les années, devenant bonnement les spécialistes mondiaux de l’œuvre d’Archimboldi, en concurrence directe avec leurs rivaux allemands, l’on suit l’évolution, de colloques internationaux en réunions de toute espèce aux quatre coins de la planète, de tout un petit monde de touristes universitaires de plus ou moins haute volée accroché aux « basques » de l’écrivain « culte », candidat au Nobel et fuyant comme le furet du bois joli. Pendant ce temps, l’on assassine des centaines de jeunes femmes au nord du Mexique, où nos critiques finissent par débarquer en s’imaginant que l’écrivain y rôde…

Malgré les apparences, le vrai sujet de La Partie des critiques ne se borne pas à un tableau balzacien des facultards se la jouant « spécialistes de » et se royaumant de par le monde en multipliant les intrigues. À part ses innombrables digressions enchâssant moult histoires étonnantes dans le corps du récit, le roman progresse, quasi souterrainement, vers on ne sait quel « cœur des ténèbres » ponctué, de loin en loin, par des épisodes d’une soudaine violence sur fond de menées « purement littéraires ». Ainsi voit-on Espinoza et Pelletier, qu’on pourrait taxer de « puceaux de la vie », se révéler soudain de possibles tueurs en s’acharnant sur un malheureux chauffeur de taxi pakistanais…

De même voit-on se développer, sous la narration fluide et plaisante en apparence, un sous-récit plus inquiétant, ponctué de séquences parfois délirantes, lyrique ou oniriques, auquel s’ajoute la voix d’un nouveau protagoniste, critique chilien celui-ci, au nom également italianisant d’Amalfitano et qui commandera la partie suivante…

images-3.jpeg2. Sur La Partie d'Amalfitano

Une douce folie littéraire imprègne La partie des critiques, première section de 2666,qui va s’accentuer crescendo dans La partie d’Amalfitano, dont le protagoniste, professeur et critique chilien, apparaît à Santa Teresa, au nord du Mexique, où ont débarqué les spécialistes d’Archimboldi sûrs de trouver celui-ci en ces lieux perdus.    

Or, avant de poursuivre, on remarquera que, sur les 248 premières pages de La Partie des critiques, pas une seule n’aura jamais évoqué le contenu des œuvres d’Archimboldi, comme si cela constituait le dernier des soucis des commentateurs du grand écrivain, en revanche impatients de le rencontrer et de se faire photographier avec lui.

Ceci rappelé, l’observation de Roberto Bolano va porter, dans La partie d’Amalfitano, sur des réalités » littéraires » encore plus extérieures, voire décalées, dans le sillage de personnages échappant en outre aux normes académiques, à commencer par Lola, l’extravagante épouse d’Amalfitano, mère de la jeune Rosa et fuyant à n’en plus finir à la recherche d’on ne sait quoi, folle d’un poète qui l’a baisée avant de se retrouver dans un asile psychiatrique où il l’ignore quand elle vient l’y relancer.

Lola est en somme le type de la « groupie » littéraire, qui n’en finit pas de se féliciter d’avoir été baisée par un poète et rêve ensuite de le sauver de lui-même. Plus précisément,le poète en question, au demeurant sans intérêt particulier, est supposé coucher avec un ami philosophe, du moins à en croire les ragots. Ainsi Lola se sent-elle la mission sacrée de le « délivrer ». On connaît ce genre de délire…

L’épisode s’inscrit dans une longue suite de péripéties racontées par Lola à Amalfitano au fil de lettres constituant autant de digressions romanesques. Ensuite,le récit va basculer du côté d’Amalfitano et de sa fille Rosa qui, d’Espagne où ils vivaient jusque-là, vont migrer au Mexique où le prof est appelé à enseigner à Santa Teresa. Du coup, le thème des filles assassinées resurgit, dont on sent qu’il préoccupe sourdement le père de Rosa.

Rien cependant du roman noir dans  La partie d’Amalfitano, qui voit le protagoniste évoluer vers des états alternés de déséquilibre psychique et de lucidité aux manifestations des plus singulières.  C’est ainsi que, dans l’esprit de Marcel Duchamp, il va suspendre un traité de géométrie à l’étendage, en plein air, afin de le mettre à l’épreuve de la pluie et du vent, non sans amener sa fille à se poser, comme lui d’ailleurs, des questions sur son état mental.

Le rapport entre « la littérature » et « la vie » est d’ailleurs un thème récurrent dans 2666, dont la progression narrative, dans ce deuxième volume, accentue d’ailleurs le glissement du récit vers « la vie », notamment avec l’apparition d’un jeune homme assez inquiétant, fils du recteur de l’université professant le nihilisme le plus cynique et se flattant de participer à des jeux violents.

À la littérature, la vie se mêle aussi par le truchement de la politique, dans La partie d’Amalfitano, mais là encore « par la tangente », s’agissant des rapports des écrivains mexicains avec le pouvoir ou d’un livre creusant la question des origines de l’homme américain, plus précisément chilien, en rapport avec la vieille culture des Araucans, ou Mapuches, dont Amalfitano finit par se demander si l’auteur n’est pas un certain Pinochet…

Formellement moins accomplie, et surtout plus déroutante, que la première section de 2666, La Partie d’Amalfitano nous captive cependant, avec ses errements entre folie et phénomènes paranormaux (où le rêve continue de jouer un rôle majeur), dans la mesure où nous lui savons une suite, qu’elle appelle de toute évidence. Ce deuxième roman tiendrait-il « la route » en tant que tel ? On peut se le demander. Chose certaine en revanche : son magma narratif bouillonne comme dans un chaudron, duquel on s’attend à voir surgir... ce qu’on va voir.

 

images-4 2.jpeg3. Sur La partie de Fate.

Il est toujours intéressant de voir, ou de sentir plutôt, de l’intérieur, à la lecture d’une roman d’envergure, à quel moment ce qu’on pourrait dire le « grand dessein » de l’auteur cristallise  embarquant véritablement le lecteur.

Dans la suite du roman-gigogne que représente 2666, la chose se précise et s’amplifie puissamment dans la troisième section intitulée La partie de Fate, dont le protagoniste va retrouver, au Mexique, ceux de La Partie d’Amalfitano sur fond de sombre drame marqué par les disparitions et les assassinats de femmes déjà cités à plusieurs reprises jusque-là.

 

Ce troisième roman-dans-le-roman commence à New York, dans le quartier noir de Harlem, lorsque Quincy William, connu sous le nom d’Oscar Fate dans la revue où il travaille, perd sa mère et s’apprête à partir en reportage à Detroit pour y rencontrer un certain Barry Seaman, auteur d’un livre de cuisine intitulé Mangez des côtelettes avec Barry Seaman.

Comme on l’aura déjà deviné, puisque la revue Aube noire traite surtout de politique et des  « frères » Blacks, ce n’est pas la gastronomie qui intéresse Fate mais le passé de Seaman, lié à la fondation des

Black Panthers. Or le personnage va se déployer de la manière la plus inattendue, puisque, emmenant Fate dans une église, c’est du haut de la chaire de celle-ci qu’il prononce une suite de discours portant sur les thèmes du danger, de l’argent, des repas, des étoiles et de l’utilité… digressions constituant autant d’éclairages sur Barry Seaman tout en rappelant à Fate son premier papier consacré au dernier vieux communiste authentique de Brooklyn, qui l’a fait classer dans les chroniqueurs du « pittoresque

sociologique ».

Par la suite, Fate va se trouver envoyé, par la rédaction d’Aube noire, au nord du Mexique où, en remplacement d’un chroniqueur sportif récemment décédé, il est supposé rendre compte d’un match de boxe entre deux illustres inconnus.

Aussi « improbable » que l’installation d’Amalfitano, prof de philo espagnol et critique, dans la ville mexicaine de Santa Teresa, proche du désert de Sonora où ont été retrouvés de nombreux cadavres de femmes, le voyage de Fate en ces mêmes lieux  s’inscrit pourtant dans la logique un peu somnambulique, et tout à fait cohérente au demeurant, de ce roman-labyrinthe se peuplant peu à peu de nombreux personnages de premier ou de second plan dont chacun trimballe une autre histoire. À Santa Teresa, Fate va d’abord découvrir l’univers de la boxe, en compagnie de divers autres chroniqueurs sportifs avérés, et tout un petit monde plus ou moins interlope dont se détache le nommé Chucho Flores, en lequel il va découvrir l’amant d’une jeune femme d’une grande beauté, prénommée Rosa et fille du professeur Amalfitano, dont lui-même s’éprendra.

Si le match de boxe auquel Fate est supposé assister pour en rendre compte dans sa revue est expédié en un rien de temps et n’aura intéressé le journaliste que par ses à-côtés, c’est dans l’ univers des bars et de boîtes de Santa Teresa, qu’il fréquente la nuit, que l’idée lui vient d’enquêter sur la disparition des femmes. Dans le même temps, s’étant rapproché de Rosa Amalfitano, il accepte d’accompagner une consoeur au pénitencier de Santa Teresa où elle compte interviewer un suspect des assassinats.  

Passons cependant sur les multiples péripéties du récit, pour insister sur la trame narrative à la fois limpide et complexe, fluide et buissonnante, et sur l’atmosphère de plus en plus étrange, inquiétante, folle parfois,  de cette troisième section où le Mal court et s’incarne, soudain, comme dans telle ou telle pages des Démons de Dostoïevski, à l’apparition du tueur présumé…

On se trouve alors au seuil de La partie des crimes, dont traiteront les 400 pages suivantes…

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4. Sur La partie des crimes, quatrième section de 2666, roman-gigogne de Roberto Bolaño.

À la fin du troisième roman-dans-le-roman que constitue La partie de Fate, il est écrit que les multiples assassinats de femmes commis dans la région de Santa Teresa, auxquels on ne semble guère accorder d’attention en haut lieu, cachent le « secret du monde ».

 

Or La partie des crimes, quatrième section de 2666, va consacrer quelque 430 pages à ces morts atroces. Dans le roman, le premier crime répertorié date de janvier 1993, et le dernier de 1997, et le nombre des mortes est estimé à 200 ou 300. Mais en réalité, les faits se sont étalés sur une plus longue période, et le nombre des victimes est parfois estimé à plus de 2000. Car les faits sont là : le roman de Roberto Bolaño ne procède pas d’une imagination morbide, tout nourri d’une tragédie contemporaine innommable, dont Ciudad Juarez (le Santa Teresa du roman) fut (et reste) l’infernal décor.

Selon les chiffres d’Amnesty International, plus de 2000 femmes ont disparu à Ciudad Juarez depuis une vingtaine d’années. Selon d’autres sources, plus de 2500 femmes auraient disparu. Les chiffres concernant l’intervalle de 1993 à 2003 font état de 300 femmes assasinées. La plupart avaient entre 12 et 25 ans, étaient d’extraction sociale modeste et furent enlevées, torturées, violées, parfois mutilées, toujours étranglées, selon un rituel répétitif en de très nombreux cas. Ainsi a-t-on pu parler de deux serial killers, dont aucun ne fut pourtant identifié formellement.

 

images-17.jpegDe cette terrifiante histoire criminelle, le journaliste et écrivain Sergio Gonzalez Rodriguez, spécialisé jusque-là dans le domaine culturel ( !) a tiré une longue enquête sur le terrain, maints articles et un livre, Des os dans le désert, publié au Mexique en 2002 et traduit en français en 2007 aux éditions Passage du nord/ouest.

 

Quant à Roberto Bolaño, dont le livre parut en 2004, donc un an après sa mort, c’est en romancier-moraliste, et parfois en romancier-poète, qu’il ressaisit cette inhumaine matière humaine d’une rare cruauté et d’une non moins insondable tristesse.

S’il cite précisément un journaliste-écrivain du nom de Sergio Gonzalez, comme il relate la venue, à Santa Teresa, d’un certain Albert Kessler, expert américain dans le domaine des tueurs en série (Robert K. Ressler en réalité, auteur de Chasseurs de tueurs et consultant pour Le silence des agneaux ), Roberto Bolaño transpose les faits en fiction plus-que-réelle avec une saissante puissance d’évocation, combinant une topologie hyper-précise (quoique fictive) et toutes les composantes sociales et psychologiques d’un grand roman à multiples personnages.

 

images-16.jpegIl y a, d’abord, la cohorte des victimes, dont nous saurons chaque nom et chaque détail des sévices subis, et dont la litanie évoque une sorte de Livre des Mortes. Mais la plupart n’étant « que » des ouvrières des maquiladoras de la zone industrielle, ou « que » des prostituées, seront vite jetées à la fosse commune, et leur affaire classée. Comme le relèvera le« vrai » Sergio Gonzalez, les autorités minimiseront la portée de ces morts, quand ils ne les nieront pas, sur fond de corruption ou de terreur exercée par les narcotrafiquants. De même les journalistes trop curieux seront-ils surveillés de près, et parfois liquidés.

Du côté des criminels, présumés ou avérés, seul le personnage de Klaus Haas, dans le roman, se trouve développé. Ingénieur en informatique, commerçant un peu louche, ce « gringo » est emprisonné comme le fut, en 1995, un chimiste égyptien soupçonné de multiples meutres et qui ne fut probablement qu’un bouc émissaire pour la police et le gouvernement. Dans le roman, Haas pose en victime innocente tout en manipulant la presse et la police en témoin des ténèbres carcérales.

Si le vrai Sergio Rodriguez a pointé l’incurie des autorités mexicaines avec virulence – et au péril de sa vie -, Roberto Bolaño, en romancier de grand souffle, vise plutôt l’immersion et la perception progressive du mal profond de toute une société, impliquant à la fois la corruption étatique et sociale, la culture et les mentalités découlant d’une tradition machiste du viol et de la domination masculine en général.

Il n’est point vraiment de « héros positif » tout pur dans La partie des crimes, dont le plus attachant, jeune policier de vocation du nom de 

Lalo Cura, représente le dernier né d’une famille dont les mères ont toutes été violées, une génération après l’autre. Non moins capable d’attention compatissante, l’inspecteur Juan de Dios Martinez, amant de la directrice d’un asile psychiatrique d’une remarquable solidité, connaîtra des vertiges de tristesse proportionnels aux abominations qu’il découvre. Autres figures activement opposées à tout consentement : la voyante Florita qui « sait les choses » et défend courageusement les femmes assassinées à la télévision, ou cette ancienne journaliste devenue députée qui, à la suite de la disparition d’une amie proche- elle-même mêlée à l’organisation de parties fines dans le milieu hyper-contrôlé des narcos -, entreprend de mener l’enquête puis enjoint son confrère Sergio Gonzalez d’écrire la vérité réclamée depuis des années par des associations de femmes solidaires refusant d’admette le pire.

Or à quoi tient «le pire » ? Où est donc ce fameux « secret du monde » ? Dans l’archaïque cruauté de l’homme ? Dans la domination masculine qui se résume, à un moment donné, par la sidérante anthologie de blagues misogynes débitée lors d’une beuverie de flics épuisés ? Dans l’acculturation désastreuse d’une ville-monde faisant office de dépotoir social au seuil des States  et de plaque tournante du trafic de drogue ? Dans le pouvoir sans partage d’une classe dirigeante pourrie ? Dans le mal ancré au cœur de l’homme ?

Roberto Bolaño ne prêche pas plus qu’il ne démontre quoi que ce soit : il montre, et La Part des crimes, comme les derniers romans-fables de Cormac McCarthy (Non ce pays n’est pas pour le viel homme ou La Route), nous fait traverser les plus sombres ténèbres, non pour ajouter au désespoir ambiant (ou à quel complaisant nihilisme) mais pour aiguiser au contraire, au plus profond de l’âme du lecteur, son rejet de l’abjection et sa nostalgie de la lumière.

 

5. Sur La Partie d’Archimboldi, cinquième section du roman-gigogne de Roberto Bolaño.

On se rappelle la noire tirade du cinquième acte de Macbeth en arrivant au terme de la lecture des 1353 pages de 2666 de Roberto Bolaño, dernier roman en cinq livres de l’écrivain chilien mort en 2003, en Espagne, à l’âge de 50 ans :« La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur /Qui se pavane une heure sur la scène / Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire / Racontée par un idiot, pleine de bruit et de furerur. / Et qui ne signifie rien ».

Ce qui donne, dans la langue de Shakespeare : « Life’s but a walking shadow ;a poor player , / That struts and frets his hour upon the stage,/ And then is heard no more : it is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing ».

« Rien » vraiment ? Ce n’est pas, cela va sans dire, à quoi se réduit la signification de la tragédie, dont la conclusion nihiliste de Macbeth n’est qu’un aspect, recoupant la désespérance, à la fin de 2666, de la vieille sœur chérie du protagoniste, Lotte de son prénom, confrontée à un nouvel avatar du Mal, quelque part au Mexique et cinquante ans après la chute du Reich…

Bolano-R..jpgÀ vrai dire, le dernier roman de Roberto Bolaño, paru à titre posthume en 2004, est l’un des livres contemporains les plus riches de sens et de (sombre) poésie qui se puissent trouver, dont la quatrième et la cinquième partie ne cessent de se densifier et de s’intensifier. Après la terrible Partie des crimes, déployée comme un hypnotisant Livres des mortes, en lugubre rappel romanesque des centaines de meurtres de femmes perpétrés aux abords de Ciudad Juarez (Santa Teresa dans le roman), La partie d’Archimboldi nous ramène au début du XXe siècle  en Allemagne où, en 1920, une borgne et un boiteux revenu de la Grande Guerre mettent au monde un enfant pas comme les autres, géant ressemblant à une algue à sa naissance et qui développera, bientôt, une étrange propension à l’apnée, un intérêt marqué pour les fonds marins et une vie onirique intense.

Tel est en effet le jeune Hans Reiter, dont l’évocation des premières années  rappelle les bons vieux romans d’apprentissage de l’Allemagne romantique, du côté de Jean Paul Richter. Après lecture, c’est d’ailleurs comme une grande courbe qu’on distingue dans l’évolution du livre, du romantisme allemand très imprégné de nature aux convulsions extrêmes de l’expressionnisme. Pour le dire autrement, on pourrait préciser que le roman allemand du Chilien transite de Novalis au Tambour de Günter Grass ou même aux Bienveillantes de Jonathan Littell, ou encore de Döblin (explicitement cité par le protagnoiste) à W.G. Sebald. Plus précisément encore, s’agissant de celui-ci,l’évocation hallucinante des bombardements en tapis, dans 2666, rappelle les pages insoutenables que Sebald consacre, dans Une destruction, à l’anéantissement vengeur des villes allemandes par les Alliés, à la toute fin de la guerre.

images-19.jpegRoberto Bolaño est un fou de littérature (fou de lecture et fou d’écriture), et pourtant rarement un écrivain contemporain, dans le sillage (style non compris) du Voyage au bout de la nuit, n’aura brassé tant de matière vivante avec autant de puissance évocatrice, à  croire qu’il est allé partout en personne, sur le front de l’Est et dans les souterrains de tel château des Carpates, dans le fouillis d’un éditeur berlinois de l’immédiat après-guerre ou dans le dédale des jardins intérieurs vénitiens, entre autres innombrables lieux hantés par de non moins innombrables personnages merveilleusement présents, à tous les étages de la société.

À la fin de La partie des critiques, premier des romans-dans-le-roman de 2666, le fameux romancier allemand Benno von Archimboldi, pressenti pour le Nobel, se trouvait plus ou moins localisé à Santa Teresa, sans apparaître vraiment, aussi insaisissable qu’un Salinger ou qu’un Pynchon des décennies durant. Sur les 250 premières pages de la quintuple fresque, le protagoniste, tout « écrivain culte » qu’il fût, n’était qu’un objet faire-valoir pour Madame et Messieurs les critiques spécialistes mondiaux de son œuvre, dont le contenu n’apparaissait guère plus – suprême ironie de l’auteur.

Or c’est du côté de la vie que nous ramène La Partie d’Archimboldi, au fil d’un roman qu’on pourrait dire picaresque mais qui n’est pas plus un « roman de guerre » que La Partie des crimes n’était un thriller à  serial killers. En fait, Roberto Bolaño se joue des genres autant qu’il joue avec ceux-ci, sans donner jamais dans ce qu’on pourrait dire l’exercice de style ou l’ acrobatie littéraire. Il y a chez lui la candeur des vrais passionnés, communiquée au merveilleux Hans Reiter – le futur Benno von Archimboldo, dont le pseudo renvoie (vendons la mèche !) au réformateur mexicain Benito Juarez et à l’archiconnu peintre de fruits et légumes italien, et qui écrira livre sur livre après avoir vécu plusieurs vies en une.   

bolac3b1o-portrait.jpgSi c’est devenu un lieu commun que de parler du « cauchemar » du XXe siècle, avec ses guerres et ses génocides, le plus étonnant est qu’on parcourt ce « tunnel du temps », au côté du jeune Hans Reiter, avec la sensation de rêver éveillé sans cesser de se rappeler la « vérité »historique. Ainsi de l’épisode tout à fait saisissant du fonctionnaire d’Etat, dans un bled de Poméranie, qui voit soudain débarquer un train de Juifs grecs supposés finir à Auschwitz, et qu’il lui faut « gérer » par ses propres moyens, en « opérant » comme il le peut avec peu de personnel, la nuit en douce. Dans la même veine, oscillant entre réalisme et fantastique, la destinée tragi-grotesque du général roumain Entrescu, au membre viril mythique, et finissant crucifié par ses hommes, rend puissamment le mélange détonant d’érotisme et de fureur démente de l’insensé carnage.

Or le plus étonnant peut-être, et le plus manifeste dans cette dernière partie aux dehors parfois apocalyptiques et fuligineux, tient à la remarquable limpidité de la narration  et à sa profonde poésie.

Hemingway dit quelque part  que le plus difficile, pour un écrivain, consiste à fondre la poésie et la prose (comme on le voit chez un Faulkner ou un Céline), et sans doute est-ce à ce mélange de réalisme fantastique et de lyrisme, de lucidité tranchante et de tendresse, de force expressive quasi brute et de délicatesse (notamment filtrée par les trois personnage féminins magnifiquement dessinés de l’éditrice érotophile, de l’amante tuberculeuse et de la sorella dolorosa), de tragique et d’humour, que tient la grandeur et l'originalité incomparable de 2666.

S’il n’est pas styliste à ciselures comme un Céline, Roberto Bolaño n’en atteint pas moins, dans la masse mouvante de 2666,et jusque dans ses imperfections formelles et autres longueurs occasionnelles, une forme ressortissant à la transfiguration poétique. Sous les dehors d’un raconteur inépuisable en matière de digressions et d’histoires enchâssées, Roberto Bolaño ne cesse d’affronter, enfin, la question du Mal.  Question sans autre réponse, en l’occurrence, que celle du roman lui-même. Dont le titre est lui-même question…  

Roberto Bolano. 2666. Gallimard, Folio, 1358p.

 

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Ceux qui ne répondent pas

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Celui qui parle dans le vide qui ne répond qu’à qui le plaint /Celle qui n’attend pas de réponse du Manitoba /  Ceux qui se répandent sans un mot d’assentiment à la fermière heureusement abonnée à Nous Deux / Celui qui a du répondant et même un reste de dentifrice à la chlorophylle dont le goût genre fraîcheur de vivre à Hollywood plaisait tant à Priscilla lors de leurs premiers baisers à Charleston / Celle qui avoue son penchant à l’abbesse crossée qui ne lui répondant pas laisse à penser qu’elle consent mais rien n’est sûr dans les couvents dont seul Dieu sait ce qu’ils couvent / Ceux qui envoient une rose sur Facebook dont les amis ne voient pas les épines / Celui qui dit de sa maison carrée et badigeonnée de blanc que c’est du méthodisme bâti / Celle qui vous offre l’hospitalité de la neige / Ceux qui ont commencé de lire Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier et se retrouvent page 85 avenue de Marigny poussés dans le dos par un coup de vent donc on comprend que c’est l’automne et dis donc c’est le 16 faut que j’appelle Jacqueline / Celui qui se rend compte que c’est la fin du roman et qu’il y reste tout seul donc il le referme et avale la clef / Ceux qui ont changé de nom et de prénom et même de domicile quand ils ont compris qu’ils se trouveraient piégés dans un roman traitant de l’identité ce problème récurrent au jour d’aujourd’hui/ Celui qui a demandé la main de Marie dont le pied n’a pas cillé comme l’auraitécrit un Philippe Djian en quête de métaphore chiadée / Celle qui attend de la vie une réponse et plus si affinités d’ailleurs elle est open minded / Ceux qui ont des touffes de soucis qui leur sortent des oreilles mais ça aussi peut s’arranger sur rendez-vous / Celui qui ne répond point à l’œillade déshonnête que lui adresse la péripatéticienne alors qu’il revient de confession où certes il n’a pas tout dit / Celle qui répond qu’elle n’est pas là  à celui qui sait qu’elle ment comme dans les romans qu’on sent bien partis / Ceux qui revivent quand on leur répond sur des morceaux de papier, etc.

La passion selon Soutter

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Louis Soutter, maudit et génial.

Il n’a pas besoin de faire de la beauté convulsive un programme esthétique: il la vit au milieu de ses forêts qui sont des temples et de ses enfants qui sont des anges et de ses catins qui sont des saintes sous le regard de Notre Seigneur crucifié. Frère en esprit de Rouault mais sans doctrine, frère aussi de Van Gogh et de Soutine, c’est un peintre sans peinture, un dessinateur usant de la plume du bureau de poste voisin, on pourrait dire que c’est au commencement l’artiste surdoué qui échappe à l'académisme virtuose par un génie que soulève le feu sacré. Bref: tout ce qui se dit de lui est insuffisant: Louis Soutter est La Poésie incarnée en sa chair blessée.

Sur Louis Soutter on ne devrait donner que des renseignements de police. Né en 1871 à Morges, au bord du lac Léman. Fils de pharmacien. Voisinage darbyste hyper-puritain. Parent de Le Corbusier par sa mère - Corbu qui le soutiendra généreusement, conscient de son génie. Rate ses études d’ingénieur. Se hasarde en architecture, en vain, puis étudie le violon auprès d’Eugène Ysaie, à Bruxelles. A 24 ans abandonne la musique et se lance dans la peinture. A Paris suit les cours du soir de l’Académie Colarossi. Virtuosité classique, sans plus. En 1897 épouse Madge Fursman après s’être installé aux Etats-Unis, où il enseigne la peinture à Colorado Springs. Divorce en 1903. Décline physiquement et psychiquement. En 1907, violoniste à l’orchestre du théâtre de Genève et à l’Orchestre symphonique de Lausanne. Passe pour excentrique et de plus en plus. Refuse la nourriture et claque son argent et celui de ses amis. Sous tutelle dès 1915. Admis en 1923 dans la maison de retraite de Ballaigues, sur les crêtes du Jura vaudois, d’où il s’échappe le plus souvent pour d’interminables errances. Le postier de Ballaigues lui interdit l’usage de l’encrier public, dont il use pour ses dessins. Milliers de dessins à l’encre, tenus pour rien par ses proches, sauf quelques-uns, artistes ou écrivains... Tous autres détails biographiques et critiques à recueillir dans les deux grands ouvrages de Michel Thévoz : Louis Soutter ou l’écriture du désir (L’Age d’Homme, 1974) et Louis Soutter, catalogue de l’œuvre (L’Age d’Homme, 1976).


Mais que dire à part ça ? Que Louis Soutter incarme, avec Robert Walser, l’impatience sacrée de l’artiste au pays des nains de jardin et des tea-rooms, des bureaux alignés ou des maisons de paroisse à conseils sourcilleux. Soutter danse au bord des gouffres et se fait tancer par le directeur de l’Institution pour abus d’usage de papier quadrillé. Soutter rejoint Baudelaire au bordel couplé à la grande église sur le parvis de laquelle mendie un Christ en loques, et c’est tout ça qu’il peint de ses doigts de vieil ange agité…  

littérature,art

 

Mémoire vive (117)

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«La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas «développés». Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision ». (Marcel Proust, Le Temps retrouvé.)
 
Ce jeudi 1er février. Je reviens sans cesse à Proust, comme à un fonds poétique sans pareil en langue française, plus intelligent et profond que Céline. Céline est plus jazz et populaire, plus oral surtout quoique d’un oral très écrit, mais Proust est un incomparable explorateur de la réalité et pas que de la sienne, tant l’instrument de sa langue, comparable à celui de Dante, montre une capacité d’absorption et de transmutation sans limite à ce qu’il semble.
 
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Tout ce que j’aurais à dire du milieu littéraire et de ses personnages, mais même pas envie ! Je lis ce matin, sur Facebook, les compliments d’un imbécile relatifs au dernier livre du pauvre Pierre F. Ma parole ! On m’a parlé du journal de Jacques Mercanton, impubliable tant il contenait de méchancetés. Or ce clabaudage ne m’a jamais tenté, et moins que jamais à l’heure qu’il est...
 
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Le fantastique social m’intéresse de plus en plus, que Michel Houellebecq a été l’un des premiers, en France, à capter et ressaisir, littérairement, de manière à la fois poreuse et claire dans son expression, dès Extension du domaine de la lutte.
 
 
Ce lundi 5 février.Tôt levé ce matin. Une lune pâle marquait le milieu du ciel gris au-dessus du lac. Un signe à ma bonne amie, bien arrivée à San Diego, quelques pages des Passages de Michaux, les feux et c’est parti pour une journée que j’espère aimable.
 
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Que du baume avec cette lettre que m’adresse Patrick Roegiers à propos de La Fée Valse: « Mon cher Jean-Louis, Je ne sais plus quel auteur envisageait d’écrire un livre sans sujet et sans histoire, qui ne tiendrait que par la force et la poésie des mots. C’est exactement ce que tu as fait, me semble-t-il, sans le continu de la narration et le ciment spécieux de la psychologie, mais par le discontinu des moments et des bribes de la mémoire, ou simplement par l’association libre des thèmes et des mouvements. Cela n’enlève rien à la solidité du bâtiment érigé non pas de briques et de fondation creusée, mais de farine, de sel et de salive. Nous sommes dans un monde d’une autre substance où l’inspection des cousines côtoie le carnet du lait, et où les casseroles (quel beau mot qui résonne à l’œil par son seul énoncé) chahutent sous les fenêtres de l’académie des sous-entendus. « L’odeur est le langage des Dieu » est-il confié quelque part et j’ai parfois songé à l’univers d’Eugène Savitzkaya qui a des fois lui aussi de ces drôles d’idées qui n’ont rien à voir avec les vocables communs et qui restitue au langage usé comme une vieille semelle sa fraîcheur, ses audaces et sa clarté. J’aime croiser Maradona ou Ronaldinho qui s’est évaporé dans ce recueil où s’accomplit le rêve d’un livre sans objet dont le seul enjeu est l’écriture même, par elle-même et pour elle-même. Tu accomplis par éclats ce que Calvino avait lui aussi réussi dans Si par une nuit d’hiver un voyageur… raconter un livre entier par des débuts qui n’auraient jamais de fin, sauter dans le train en marche et effectuer un court voyage qui laisse en suspens, sans destination ni point de départ. Sans poids et sans nuages. Tout est d’une extrême légèreté dans ce récit où Lady Prothèse voisine sur la même page qu’un mot que je ne connais pas et qui s’énonce « pédiluve ». Bien sûr, il y a du sexe dans les fentes, du pal dans la mousse des adjectifs que trimballent les ramoneurs, et me frappe la jouvence de ton style et surtout de ton esprit qui m’apparaît étrangement apaisé, quiet, comme empli de sagesse désobéissante et d’insurrection bien digérée. Mademoiselle Papillon, c’est superbe! La Fée valse est rédigée par 100 auteurs qui rêvent 1000 livres sous ta plume, oui, tous les livres en un, jamais plus qu’une page ou une feuille qui contient tout l’arbre, et Les années de sang convient à s’interroger: d’où sortent ces images? Il y a aussi ces expressions heureuses et inventives telle que «vinaigrettes de sueur» qui sont de la pure littérature et de quoi titiller l’ignorance que chatouille le terme «cocoler». Il y a des fantasmes, des confettis, la lave des volcans et beaucoup d’ironie qui convoque dans ta prose Jean d’Ormessier et François Nourrisson (ils sont plus fréquentables sous ces patronymes égayés) et le flipper des Verdurin est si bien trouvé qu’il pourrait être à lui seul le titre d’un prochain bouquin. Je m’arrête là, ayant assez caracolé, m’étant vautré dans la mousse et la bave du sperme, le jus neuf de cet écrivain qui n’est pas du tout de la vieille école, mais un dissident nourri de massepain, de vide et d’abstinence, de retrait et d’aquarelle insoluble (quelle trouvaille!). Tu donnes toi-même la clé du kaléidoscope: «Le monde est comme un vitrail recollé ».
C’est exactement cela: tout casser et fracasser avant de recoller les morceaux est d’avancer, rassuré, sur les tessons d’un monde brisé. Je t’embrasse avec amitié. Patrick ».
 
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Que se passe-t-il ? Que nous arrive-t-il ? Sommes-nous en train de devenir fous ? Telles sont les questions qui se posent ici et maintenant. Ici : dans le monde actuel. Et quand je dis: que nous arrive-t-il, c’est à l’espèce que je pense, cela va sans dire.
 
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Tâcher de faire bien. Tâcher de faire mieux. Tâcher de tâcher. Tu dois changer ta vie, me serinerai-je jusqu’à la fin. Je me le répète depuis mes quinze, seize ans et seul le travail, seul l’amour aussi y ont changé quelque chose sans que je ne change pour autant à cet égard, toujours le même moraliste à la petite semaine. Cet insupportable personnage a cependant le sens de la Qualité, il a la conscience du bien et du mal, il a le sens du degree dont parle Ulysse dans le Troïlus et Cressidade Shakespeare, il a le sens du tragique et du comique, etc.
 
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G. me demandait hier s’il m’arrivait d’envisager le suicide, et je lui ai répondu sans hésiter que non, pas du tout mon truc, et que jamais ça ne l’a été même pendant des périodes de noir - sauf à devenir sénile ou trop dépendant, mais qui déciderait alors ?

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Ce mardi 20 février.Échangé ce soir plusieurs courriels avec Roland Jaccard, perdu de vue depuis plus de quarante ans mais qui m’a envoyé tous ses livres, dont j’ai parfois parlé, qui m’a félicité pour mes chroniques et recommandé auprès du directeur de la revue LesMoments littéraires en train de préparer un numéro spécial sur les diaristes suisses. Moi diariste ? Moi Suisse ? Ah bon ?
 
« Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial ». (Le Temps retrouvé)
 
Ce mercredi 21 février.- Tôt éveillé je tombe sur un message de Roland Jaccard qui me remercie de mes compliments sur la vidéo dont il m’a transmis le lien sur Youtube, passionnant entretien filmé sur le cinéma qu’il a réalisé avec le journaliste Olivier François, l’éditeur Alfred Eibel et Jacqueline de Roux, dans un bureau plein de reliques qui m’a rappelé mon entretien avec Dominique de Roux en 1972…
Ensuite je file, avec Snoopy, destination le val Ferret, avec l’idée de pousser peut-être plus loin, aux Grisons ou en Italie, à Carrare chez la Professorella, ou même à Positano. Mais je me sens soudain fatigué...

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Soir, à La Fouly.- Je suis donc monté à La Fouly avec Snoopy. Je vais dormir, sur les conseils de Booking.com, au chalet Maya Joie, destiné prioritairement aux familles de skieurs chastes et autres randonneurs. Je suis ému de retrouver le décor de cette fichue station où, le 15 août 1985, mon ami de jeunesse Reynald a été ramené par hélico en morceaux, du pied du Mont Dolent où il s’était fracassé après avoir dévissé sur le dernier pan de glace du sommet, au carré de gazon où le guide Daniel Troillet, effondré, m’a raconté son début de dimanche. Dix jours après nous balancions les cendres de Reynald du sommet du Dolent dans la face glaciaire, et maintenant j’entends trois girls américaines, à la table voisine de l’Auberge des glaciers, qui parlent de l’agression permanente des mecs…
 
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J’ai (re)commencé ce soir de lire le journal de Roland Jaccard intitulé Journal d’un homme perdu. Très bien. M’encourage sur mon projet de Mémoire vive, qui est plus qu’un journal. Me rappelle ce qui m’a amené au genre, sûrement Jouhandeau, à la vingtaine, et plus tard Léautaud - Amiel en même temps que celui-ci.
 
Très intéressé par l’auto-dénigrement de RJ. Sûrement sincère. L’évocation de sa rencontre de Michel Foucault est intéressante au plus haut point. Ce qu’il dit de Michel Tournier et des conformistes est à l’avenant. Sa position est d’une espèce d’honnête homme atypique, qui joue le cynique alors qu’il me semble tout le contraire.
 

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Le fantastique social, dont me parlait Guido Ceronetti à propos de Céline est illustré à mes yeux par la nouvelle de Charles Bukowski relative à l’auto-stoppeur cannibalisé. Je ne me rappelle pas le titre de la nouvelle mais le scénario en est simple : le narrateur a ramassé un jeune auto-stoppeur sur la route, ils ont éclusé force bières et la soirée a mal tourné je ne sais plus pourquoi, donc le narrateur a massacré l’auto-stoppeur et l’a découpé en morceaux avant de ranger soigneusement ceux-ci dans des sachets de plastique répartis dans son congélateur. Jusqu’au jour, où recevant des amis, il leur sert les meilleurs morceaux du jeune homme, mais je ne me rappelle pas s’il précise de quoi ils se régalent. Et ce n’est ni du gore facile ni je ne sais quoi d’exagéré: c’est du fantastique social littérairement recyclé.
 
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Ensuite je lis encore quelques pages du Journal d’un homme perdu de Roland Jaccard dont la noire lucidité me plaît décidément même si l’humour auquel l’auteur fait appel me manque un peu à l’instant du fait de mes jambes irritées par je ne sais quoi: puces du chien ou malaise psychique ? Ma bonne amie, depuis Hawaï, me conseille l’homéoplasmine et la graisse à traire. Tâchons plutôt de dormir...
 
À La Fouly, ce jeudi 22 février, avant l’aube.- Longue insomnie cette nuit, entrecoupée de lectures du Journal d’un homme perdude Roland Jaccard, avec lequel j’échange depuis deux ou trois jours sur Facebook après des années sans communiquer ou rarement – il m’a régulièrement envoyé ses livres, et je ne l’ai qu’irrégulièrement pris au sérieux tant ses poses de dilettante nihiliste me semblaient composées; mais j’ai toujours pensé que le type valait mieux que son image de mondain. Or ce livre me saisit par son mélange d’honnêteté, de sincérité, de lucidité et de bonne mauvaise foi qui est d’un véritable écrivain, en dépit de ses dénégations, proche des moralistes acides à la Chamfort ou des mémorialistes à la Léautaud que je fréquente depuis ma vingtaine, quand Marcel Jouhandeau m’a envoyé son premier message, le 1er de l’an 1970, où il m’appelait «Mon enfant»…
Sur quoi je vais faire pisser Snoppy dans la nuit glaciaire (il fait moins 13° ce matin) avant de rejoindre les familles et les groupes pour le petit dèje convivial.
 
Ce vendredi 23 février.– Retour à la Désirade. Pas envie de complications douanières ou autoroutières. Surtout trop claqué. Les genoux grincent. L’embolie pulmonaire est toujours à ses aguets de vieille salope : je la sens, elle pèse, sale papillon dans les artères magnifiques. Aussi j’aime notre lit à triple couche. Là que je suis le mieux pour composer mes odes sur mon smartphone.
 
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Repris pied après avoir achevé la révision de mes carnets de janvier. Premier contact, sur la recommandation de Roland Jaccard, avec Gilbert Moreau, directeur de la revueLes Moments littéraires, qui me propose de participer à un dossier sur les diaristes suisses où j’aurai droit à la publication de 25 pages inédites de mes carnets.
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Immédiatement intéressé par la lecture, d’une traite, du roman d’un certain Eric Orlov (pseudo d’un auteur français) intitulé Engrenage, premier titre de la nouvelle collection d’Olivier Morattel constituant un tableau vif du monde contemporain des bureaux et de leur formatage verbal déjà pointé par Houellebecq, avec le portrait réussi d’une femme déchirée entre son job de mercenaire consultante dans une boîte de gestion de boîtes, affligée d’un mari d’une nullité de gagneur frisant la caricature, et sa prise de conscience latente et croissante du caractère dévastateur d’une activité que son frère, genre militant gauchiste teigneux, lui reproche lourdement. D’une écriture saillante, elliptique et non moins efficace, le roman zigzague entre course du rat social très finement détaillée, et fantasmagorie sexuelle plus confuse, nouant une espèce d’intrigue de roman érotique qui débouche finalement sur une explosion de violence et un dénouement hélas peu vraisemblable - ou alors il eût fallu cinquante pages de plus pour étayer un scénario dont la conclusion paraît, ici, hyper-téléphonée. Dommage, car il y a là un auteur à vraie papatte et bonne rage…
 
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Somme toute le vrai journal n’est pas forcément celui qui a été noté sur le moment, ni celui qu’on a repris, détruit et/ou repris, mais celui qui est inscrit dans notre mémoire physique et psychique, volontaire ou involontaire, et qu’il s’agit alors, pour autant que cela nous semble avoir du sens, de recomposer ou de « déconstruire » – comme on voudra, pourvu qu’une image finale plus vraie paraisse aussi vraie que dans Le temps retrouvé
 
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La grand-mère de l’abbé V. : «Avec les vieux hommes il n’y a pas de milieu, c’est soit du tout bon, soit du tout mauvais »…

Mémoire vive (118)

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«Et quand l’homme se trouve devant les guerres, les camps, les tortures en masse, les déplacements monstrueux, les massacres en tas, tous ces retours de flamme de la barbarie, ça ne lui ouvre même pas les yeux. Il continue à croire en l’homme en tant qu’être réellement perfectible à l’infini, sous le nom d’humanité. Il feint en tout cas d’y croire. Moi, je le crois très sincèrement imperfectible à l’infini, malgré toute cette purulence qui forme le substrat de ce masque, de ce fard que l’on appelle civilisation. Et le pire danger est là ». (Pierre Reverdy, En vrac.)
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Ce jeudi 1er mars.Sept heures du matin. Julie m’envoie des images des rues enneigées de Morges à l’aube, avant d’autres nouvelles relatives à la gabegie routière et autoroutière. Donc je vais rester à la Désirade. Besoin d’ailleurs de me retrouver. Besoin de me concentrer. Besoin de tranquillité. D’ordre et de propreté, comme lorsque je rangeais ma chambre d’adolescent dans notre sage maison. Besoin aussi de beauté.
 
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La lecture, tout à l’heure, de commentaires en cascades relatifs aux affaires Weinsetin et Ramadan, me conforte dans le mépris de plus en plus total que m’inspire la meute des chacals et des hyènes anonymes qui se défoulent sur les réseaux sociaux. Je n’ai certes aucune sympathie pour les deux prédateurs sexuels en question, mais la haine et la délation sans visages et sans noms m’inquiète à vrai dire bien plus que les écarts des deux bicandiers.
 
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RJ explique bien sa pratique du Journal dans son entretien avec Gilbert Moreau paru dans Les Moments littéraires, mélange de lucidité et de pose assumée, de sérieux et de dérision - pas mal d’autodérision aussi mais la encore « c’est plus compliqué » - sur un fonds à la fois solide et mouvant qui m’intéresse décidément.
 
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Y a-t-il des choses à ne pas dire ? Des choses à écrire mais à ne pas publier ? Des choses à publier quand même au risque de s’entendre dire qu’il y a des choses à garder pour soi ?
 
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Je suis tenté, ces jours, d’ouvrir un carnet où il ne serait question que d’affaires de famille, textes et dessins.
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Je suis revenu hier à la lecture du Journalde Jules Renard, dans l’exemplaire de la NRF qui a appartenu à Albert Caraco et que j’ai fait relier. Une fois de plus et plus que jamais : une mine.
 
Où je pioche à l’instant ceci : « L’esprit est à peu près, à l’intelligence vraie, ce qu’et le vinaigre au vin solide et de bon cru : breuvage des cerveaux stériles et des estomacs maladifs».
 
Ou ceci de bien vache : « Que ne peut-elle, cette femme ardente, épouser un cheval ! »
 
Ou cela qui ne l’est pas moins: « Les descriptions de femme ressemblent à des vitrines de bijoutier. On y voit des cheveux d’or, des yeux émeraude, des dents perles, des lèvres de corail. Qu’est-ce, si l’on va plus loin dans l’intime ! En amour, on pisse de l’or ».
 
Ce lundi 5 mars. - Ordre et propreté. Beauté et bonté. Bien écrire et penser juste. Ce qui compte et ne compte pas. Conscience et conséquence. Le jour se lève. Tâcher de s’élever aussi. Poésie et vérité.
 
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Tout est à reprendre et à corriger en fonction des critères de bonté et de beauté, de vérité et d’amabilité.
 
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Revenir à la correspondance de Tchékhov. Dire pourquoi cet écrivain m’est le plus cher ami depuis mes vingt ans. Sa lucidité tendre contre tous les hédonismes et autres nihilismes.
 
Tout à l’heure j’ai relevé, sur mon courrier électronique, cette bonne lettre de Roland Jaccard : «Cher Jean-Louis, Me voici comblé : après L'Échappée libre, reçu la semaine passée, et dont je me délecte, voici, il y a dix minutes, L'Ambassade du Papillon qui frappe à ma porte. Tu connais mon goût pour les Carnets et pour les fragments. Rien ne pouvait donc me faire plus plaisir, d'autant que pour la critique - j'en ai eu encore la preuve ce dimanche en lisant ton article sur Joël Dicker- tu es imbattable. Serais-tu le dernier lecteur ? Je ne te cache pas que je t'envie un peu : tu es capable d'abattre une somme de travail qui me terroriserait et m'inciterait à me réfugier aussitôt sous ma couette. Au-delà de cent pages, je suis saisi (je parle de mes livres) par un sentiment de vacuité et d'ennui qui me pousse à mettre un terme à mon entreprise. En revanche, je peux jouer des heures aux échecs ou au tennis de table. Bref, tu l'avais bien vu et bien dit : le dilettantisme m'est constitutif. Avec tes deux cadeaux, je peux envisager un printemps où les nouveautés alterneront avec des souvenirs lausannois, jusqu'à ce que je me retrouve à la piscine de Pully. Me réjouis de te revoir ! Et te souhaite le meilleur pour la suite.... Chaleureusement, R. »
 
L’allusion de Roland Jaccard à L’échappée libre, me fait me rappeler que le supplément littéraire du journal Le Tempsn’a pas consacré une ligne à ce livre de 400 pages évoquant (notamment) la vie littéraire et culturelle de notre pays, entre les années 2008 et 2013, avec des présentations de livres importants, des évocations de rencontres et de voyages impliquant de multiples écrivains et artistes de ce pays, plus les récits liés aux fin de vie de Jacques Chessex, de Maurice Chappaz, de Georges Haldas et de Dimitri, de Thierry Vernet et de Nicolas Bouvier, plus ma correspondance avec Pascal Janovjak à Ramallah, plus tout le reste...
 
J’aurais admis, naturellement, une présentation même critique de cet ouvrage, mais il ne s’agit pas de ça : il s’agit de nier et d’annihiler. Il s’agit de régner. Il s’agit, pour trois douairières exsangues, d’imposer leur règne de tristes jupons. Or le plus significatif, par rapport à l’époque, est que ces oies blanches se posent en figures du progrès. Une Isabelle R., au dehors de poire blette parlant couramment suisse allemand, donne des leçons de sociologie politique dans l’Histoire de la littérature en Suisse romande, où elle ne craint pas de remettre un Jean Ziegler en place alors qu’elle n’est jamais sortie de sa bonbonnière de petite-bourgeoise gauchisante mouillant comme une groupie dès que se lève le soleil pâle des éditions de Minuit ; et c’est tout bénéfice apparent pour la Cause qui veut se faire passer pour littéraire alors qu’on est dans la cour des donneurs de leçons et des éteignoirs.
 
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Gérard m’envoie un livre, intitulé La Forêt silencieuse, constitué d’une seule phrase, rebondissant comme une liste infinie, et tout de suite on est pris, charmé, saisi, c’est aussi bien que mes listes et même : d’une poésie plus tenue et continue.
 
Ce jeudi 8 mars.Décidé ce matin de passer une semaine à Paris. Réservé une chambre à La Perle, rue des Canettes, sur le conseil de Roland Jaccard. Celui-ci est d’ailleurs pour quelque chose dans ce projet. Le voir s’entretenir avec Jacqueline de Roux, dans un bureau plein de reliques qui m’a rappelé celui de Dominique de Roux, sur la vidéo qu’il m’a transmise, m’a donné envie de me rapprocher de ce qui me semble un cercle vivant et vibrant.
 
Ce mardi 13 mars. - Neige sur Les hauts de Vallorbe, dont l’approche me fait penser, comme toujours, à Louis Soutter.
 
Je souriais hier en lisant, dans Un jeune homme tristece que RJ écrit à propos de son attirance homosexuelle pour DW, en leur jeunesse, qui n’a jamais abouti. Il rend bien le climat de ces années 67-68 ou j’aurai vécu diverses expériences affectives ou sexuelles dont je n’ai jamais fait état avec la scrupuleuse clarté, frottée de freudisme, qui est la sienne. Un jour, Dimitri m’a reproché de trop sublimer et m’a même conseillé d’écrire des récits pornos. J’ai trouvé cela blessant tout en constatant que notre ami n’avait rien compris au changement vécu par notre génération. En ce qui me concerne, trop sensible en mon solipsisme hyper-affectif, et trop timide, trop lucide, toujours trop double, j’ai préféré la retenue à quelque aveu que ce fût, que je sentais d’avance faussé.
 
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Dans le TGV Lyria je retrouve mon lunch simplifié, fait d’un croque-monsieur et d’un quart de rouge, et je reprends mon épinette à écrire...
 
Gracias a la vida
La reconnaissance est naturelle à d’aucuns, dont j’ai toujours été sans le moindre mérite à cela, de par une nature naturellement allègre et non moins plombée de profonde mélancolie, en alternance ou parfois en même temps, la joie pouvant se lire parfois à travers les larmes. Or même même en pavillon de traumatologie, au mitan de ma vingtaine, entouré de jeunes sinistrés de la route dont la plupart ne marcheraient plus sur leurs vraies jambes, où au trente-sixième dessous de désarrois passagers ou plus tenaces, l’idée d’en finir avec la vie ne m’a pas effleuré un instant, au contraire: c’est dans le noir plus que dans l’euphorie que je m’y serai le plus accroché, quoique l’aimant sans autre raison que de m’y trouver parce que j’y étais et si bonnement entouré.
C’est cela: c’est de cet entourage que je suis reconnaissant
Merci par conséquent à mes chers parents. Merci à ceux qui m’ ne accompagné dans la vie. Et donc merci la vie. Mais aussitôt se pose la question du sens et des limites de ces remerciements. Que cela signifie-t-il et ou cela va-t-il s’arrêter. N’est-ce pas une comédie et un leurre ? La question est d’importance. Dois-je vraiment remercier mes mère et père de m’avoir mis au monde ? Et dois-je remercier le monde, et plus universellement ce qu’on appelle la vie, d’être ce qu’elle est ?
Mon enfance, ou disons ce qu’il reste en moi d’enfance, y regimbe Mon enfance protégée, qui n’a connu ni l’angoisse des bombardements ni la violence sociale ou familiale, n’en a pas moins été marquée par la découverte, chez tel camarade de ruisseau fouetté par son père charretier, ou dans tel traité médical compulsé les après-midi de pluie dans le bureau de mon aïeul Émile, de la cruauté de certains sorts, par la faute de certains êtres, mais aussi de la cruauté de l’être même, j’entends: de la vie même, du seul fait d’être en vie et mal né, comme on dit d’une maison qu’elle est mal habitée : né par exemple avec l’aspect de l’enfant-caïman dont je découvrais l’image dans le traité médical de mon aïeul Émile, ou né sous la forme de l’enfant sirenomèle, ou sous la forme du nain à tête d’oiseau.
Quel Dieu sommes nous alors supposés remercier lorsque nous arrive, sans crier gare, un enfant à deux têtes ou trois pattes de derrière ? J’ai beau savoir que de grandes théologies et de profondes mystiques ont trouve d’adéquates réponse à ce lancinant questionnement: mon enfance regimbe.
C’est cependant par l’enfance que je retrouve la splendeur du monde, en dépit des pères immondes dont il nous restera à sonder les antécédents, autant que ceux des mères indignes et des cousines à poisons, du côté des matins clairs et des sonates.
Le verbe humain est capable du ciel. À l’âge aujourd’hui de la mort de mon aïeul Émile je le répète sans crainte de me répéter: le verbe nous élève et cela signifie que le premier mot de la mère à son enfant, que le premier mot du fils à son père sortant de prison, que le premier mot de l’exilé retrouvant sa mère dans le champ de ruines seront inscrits dans nos archives.
Ces notes en témoignent. L’époque n’est pas disposée à leur accorder la moindre attention et c’est le signe même du temps perdu, alors que nous sommes d’un sentiment à venir.
La mémoire n’est vive que de résurrections de tous les instants et de fructueux exercices. Il ne s’agit pas de stocker mais d’éprouver, et la lecture n’est rien d’autre, exigeant cependant amour de participation , sinon rien.
 
(Voilà ce que j’ai écrit entre Frasne et Dijon, ce mardi 13 mars 2018, dans le TGV Lyria).
 
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(Soir) - Descendu à La Perle, rue des Canettes ou j’ai pas mal de souvenirs d’un petit hôtel plus modeste, à vingt mètres de là. J’ai fait un tour par le Luxembourg , la terrasse du Rostand et le cinéma Ugc Odéon ou j’ai vu un film intéressant, Three Billboards, avec de remarquable acteurs mais qui semble une fois de plus un dérivé de série télé par son scénario, genre «pilote»…
 
Chez Bartolo, ce 14 mars, soir.- J’avais promis à Lady L.de ne pas acheter de nouveaux livres mais c’est mal parti puisque me voici, à la terrasse de la pizzeria Da Bartolo, attablé avec les Journaux de voyage de Bashô, traduits et présenté par René Sieffert, après avoir acheté aussi l’un des derniers récits autobiographiques de Thomas Wolfe, Mon suicide de Roorda, un essai sur la lecture d’Edith Wharton, un recueil de récits d’Antonio Tabucchi et trois volumes de poèmes de William Cliff parus au Dilettante.
 
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En visitant ce matin l’exposition consacrée au jeune Tintoret, au Musée du Luxembourg, où j’ai passé moins de temps dans les salles qu’à patienter dans la file d’attente, j’ai été content d’identifier, assez rapidement, les parties vraiment originales, pour ne pas dire géniales, traduisant plus qu’un métier accompli: des moments de liberté totale, voire de folie, ou de plus profonde vision dans ses grands portraits de Nicolò Doria ou du vieil homme du Kunsthistorisches Museum, de Vienne dont parle tant Thomas Bernhard dans Maîtres anciens.
 
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Ce jeudi 15 mars.Très bonne soirée d’hier en compagnie de RJ, au petit Yushi de la rue des Ciseaux, tout près de La Perle, où il a sa bouteille de whisky et une chaise à son nom comme un metteur en scène de cinéma. Le courant a tout de suite passé entre nous, facilité par nos nombreux échanges récents sur Facebook. La première chose qu’il m’a dite se rapportait à tout le bien que Pierre-Guillaume de Roux lui a dit à mon propos, qui m’a surpris et réellement touché. Ensuite la conversation, très nourrie et très variée, s’est poursuivie assez tard sans la moindre affectation, comme si nous nous connaissions depuis longtemps…
 
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La reconnaissance est naturelle chez d’aucuns, dont j’ai toujours été sans aucune espèce de mérite, doté que je suis d’une nature allègre quoique mélancolique «au fond». Marius me le disait justement : «Tu as en toi un puits de larmes». Or, même au pavillon de traumatologie, entouré de jeunes sinistrés de la route, l’idée d’en finir avec la vie ne m’est jamais venue tant je me sens redevable à celle-ci.
 
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Je ne touche à la poésie que par bribes et raccrocs. Deux vers de Gainsbourg, dans Initials B.B., un vers de Dante, cinq vers de William Cliff, dix lignes de Rimbaud, etc. Il ne m’en faut pas trop à la fois. Dans Hamlet, la poésie est partout, mais je n’en retiens que des bribes et c’est pareil avec Proust. « Car la poésie est l’essentiel », disait Ramuz qui n’a composé qu’un recueil de vers, dont je n’ai retenu que deux ou trois paires…
 
Ce jeudi 22 mars. – Je me disais ce matin que j’avais eu la chance de connaître un être d’exception, doublé d’un poète aussi singulier que volontairement méconnu, en la personne de Gérard Joulié, mon vieil, ami depuis 1973, éternel enfant vieille France et prince des lettres à sa façon. Or je m’efforcerai, un de ces jours prochains, de rendre justice à l’auteur des Poèmes à moi-même, d’une qualité supérieure, dont la densité et la vigueur, la plasticité et la profondeur, sont des plus rares.
 
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L’époque est à la fois à l’exhibition et au voyeurisme, aussi l’exercice de liberté consiste-t-il à échapper à l’un et à l’autre en évitant de plus en plus les intermédiaires médiatiques de toute sorte où prolifèrent l’opinion jetée et la jactance.
 
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On apprend ce matin qu’une famille de quatre personnes a été assassinée aujourd’hui à Mexico. Ah bon ? Et après ? Combien de cambriolages la nuit dernière à Cleveland ? Combien de meurtres à Melbourne ou à Medellin ? Et au nom de quoi en serions-nous comptables ou solidaires ? Le simulacre mondial voudrait que l’on se torde les mains et brandisse son cœur, mais je n’ai cure du simulacre. Fuck the simulacre !
 
Ce lundi 26 mars. J’ai commencé ma semaine avec un poème - bon poème je crois -, que j’ai dédié à Thierry Vernet :
 
 
Voici des fleurs
En mémoire de Thierry Vernet
La beauté de l’objet
soit la seule mesure de la chose.
Rien n’ira par hasard.
À l’établi l’orfèvre
est concentré sur son art
tout humble d’artisan
qui cisèle des roses -
ou cet objet secret
révélé par son autre part.
On ne sait rien d’avance
de l’eau sur laquelle on ira
là-bas dans le miroir
d’un ciel à jamais incertain.
L’objet se révèle à mesure
qu’on oublie d’y penser.
Le chant s’élève et dure
le temps de ne pas oublier.
 
(La Désirade, ce 26 mars 2018)
 
°°°
Je suis revenu, ces dernier temps, à la poésie d’Odilon-Jean Périer, qui me semble l’un des poètes de langue française du début du XXe siècle qui me parle le plus simplement et le plus profondément, avec ses images à la fois limpides et obscures, son enfance latente et son intelligence des translations verbales. Il n’a pas le génie fulgurant d’un Rimbaud ni la science d’un Baudelaire, mais il a la chanson douce d’un Verlaine et sa propre musique peu comparable. Je le place du côté de Toulet et de Laforgue, mais en plus familier - en plus enfant grave…
 
Ce mercredi 28 mars.Ce jour restera marqué, pour moi, d’une pierre blanche, puisque, au-delà de ce que j’en attendais, m’est arrivé un message de Pierre-Guillaume de Roux qui qualifie les textes de La Maison littérature, que je lui ai envoyée la semaine passée, de «merveilleux» et me dit qu’il sera «mon homme» pour la réalisation de ce livre. J’en ai été touché aux larmes en m’exclamant pour moi-même «enfin !!!», non tant pour la perspective de publier à Paris que pour avoir suscité un écho aussi prompt que chaleureux que je désespérais d’obtenir depuis des années. Ah mais quel sentiment de revivre, soudain !
 
Ce jeudi 29 mars.- Premier téléphone avec Pierre-Guillaume de Roux, de presque une heure. Tout à fait sur la même longueur d’ondes. Nous nous verrons le 19 avril prochain. D’ici-là je vais foncer sur la mise au net de La Maison Littérature que je lui présenterai dans une forme plus fluide, mais quel soulagement en attendant !

Ceux qu'un rien agite

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Celui qui fait du surplace a cent à l’heure / Celle qui a une démarche de plan de carrière et qu’on appelle la tueuse pour sa seule façon de se tenir debout en conférence / Ceux qui s’évaluent tous les matins par rapport aux cotations et injonctions de la Hotline / Celui qui exige une couleur typée Rothko dans l’Espace Méditation de son bureau donnant sur une part de ciel restée négociable / Celle qui revit en se branchant sur le site boursier / Ceux qui opèrent une joint-venture virtuelle entre l’avoir à investir et le savoir bouddhique / Celui qui se veut le super-héros de l’érotique ondulatoire et corpusculaire / Celle dont on dit qu’elle a des couilles dans le mental / Ceux qui ont du métal dans la voix et le cœur sous contrôle bio / Celui qui va droit dans le mur en se fiant au saut quantique / Celle qui cite Prigogine quand elle se sent prise de court / Ceux que l’agitation de leurs jeunes chats inquiète en fin de journée / Celui qui plante sa canne d’aveugle dans le nid de vipère juste pour voir / Celle qui compte sur son expérience de comptable pour équilibrer son bilan méditation-détente / Ceux qui font du Jeff Koons dans leurs ateliers créatifs de la banlieue de Sofia / Celui qui a modélisé le rythme à l’américaine de la série bulgare Undercover sur fond de friches industrielles post-communistes / Celle qui supervise les quotas LGBT des nouveaux castings de séries open-minded / Ceux qui vont de séances en séances au risque de se crasher dans leurs hélicos mentaux / Celui qui rappelle volontiers qu’il est né dans une favella et qu’il n’a donc pas de leçon à recevoir en matière de gestion du matériel humain latino en phase de renvoi / Celle qui a tout appris sur le tas et s’en repent sur le tard / Ceux qui ont un organigramme pour la cogestion des émotions de groupe / Celui qui a externalisé ses produits de structure à traçabilité douteuse / Celle qui revend le moulage de la queue de Jeff Koons à une vieille milliardaire en mal de rêverie néo-romantique / Ceux qui affirment que tout est pourri en se resservant un mojito de consolation dans leur bain moussant, etc.

Nos bouteilles à la mer

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Une rêverie crépusculaire d’Antonio Tabucchi.

Il est certains livres qui, par leurs thèmes et leur forme, l'impression qu'ils dégagent ou la musique qui en émane, cristallisent le sentiment d'une époque, et tel me semble Il se fait tard, de plus en plus tard d'Antonio Tabucchi, qu'on pourrait dire - segmenté en une série de lettres d'amour d'hommes seuls balancées à la mer, auxquels ne répondra qu'une épître féminine à résonance mythologique -, le grand livre du courage pour rien ou de l'amour trouvant plus juste de ne plus rimer avec toujours.

A une époque où la notion d'infini se trouve fondamentalement entamée par la Science, ici incarnée par un jeune astrophysicien mâcheur de chewing-gum (il fait des bulles!) qui va déclarant que l'Univers se dirige tout droit sur la case néant, le poète ou, plus modestement, le promeneur, le «déambulant» que les ménagères regardent un peu de travers de leurs jardins à nains de plastique imitant la terre cuite, enfin le quidam et sa «quidame», vous et moi, vacillent un peu en se tâtant devant les données de cette nouvelle réalité désormais réputée tout à la fois ondulatoire et corpusculaire. Or la Science va-t-elle expliquer à Untel pourquoi cela n'a jamais marché avec «Unetelle»? La Science va-t-elle vous aider à revivre, dans sa plénitude, l'événement de tel orage qui vous a bouleversé il y a tant d'années? La Science va-t-elle localiser et définir enfin ce qui vous distingue de l'amibe ou de votre futur clone?

Ce qui est sûr, compte non tenu de l'Univers qui se ratatine tout de même à long terme*, c'est que vous, dans votre chair, vivez de vrais drames de feuilleton, de roman, de théâtre et même d'opéra. Vous avez été jeune et c'était la fête, par exemple sur cette île où vous étiez il y a vingt ans de ça avec elle, puis les années ont passé et maintenant elle a «des obligations». Entre-temps, vous aurez découvert, par le poète, que les mots sont à la fois des choses, réelles et palpables, qui permettent de ressusciter les souvenirs. Les mots vivent. Les mots sont des bêtes. Les mots sont des ânes couillus et des âmes ailées. Hélas, entre elle et vous, et même entre vous l'un et vous l'autre, le temps n'est jamais tout à fait accordé: il y a plein de failles partout entre le passé, le présent et l'à venir. Par ailleurs, vous aurez noté «à quel point est trop le trop que notre époque nous offre», par opposition à la vision de cette vieille insulaire qui vit en autarcie sur son île avec ses chèvres. Cela étant, vous savez aussi que l'essentiel que vous aurez vécu est fait de «riens», comme la vie de cette vieille sur son île précisément.

Aussi, les mots sont votre corps. Et vous voici plongé dans votre fleuve de sang, à l'écoute de «dame Hémoglobine», ou dans cette chose inconcevable qu'est votre cerveau, palpé par telle souris-caméra et qui vous renvoie ses images silencieuses.
Aux pages 117 et suivantes de ce livre, vous éprouverez peut-être, comme le soussigné, l'irrépressible désir de fiche le camp direction la Toscane, qu'aura censuré l'urgence, à vrai dire impérative et jouissive, de commettre cet article. Or ce chapitre, lu l'autre matin sur l'oreiller de la femme de notre vie (il en faut en ces temps délétères), est une pure merveille. Cela s'intitule De la difficulté de se libérer du fil barbelé. Cela traite de l'horreur imposée par l'histoire et de la finitude plus banale inscrite en nous.
De fait, Antonio Tabucchi distingue le barbelé de la pesanteur historique détaillée par un Primo Levi (Hitler, Auschwitz, etc.) et celui de toute fin personnelle. Cela étant, en poète, il nous ouvre aussi cette fenêtre merveilleuse du souvenir revivifié (superbe évocation d'un orage sur l'église romane de Sant'Antimo, du côté de Montalcino) qui devient ici l'amorce d'un nouvel événement: celui de la définition, point trop scientifique, mais hautement poétique, de la notion d'âme.
L'âme, selon Tabucchi, est assimilable à un globule rouge perdu parmi des myriades d'autres. Là réside le génie de Rembrandt et de Bach, de Van Gogh et de Rimbaud, votre unicité et la nôtre. Mais pas question de l'isoler pour la soumettre à nomenclature: elle en cracherait du sang.

D'aucuns, par les temps qui courent, prophétisent la fin de la littérature européenne et, singulièrement, la déconfiture du roman. C'est faute, chez eux, de cette énergie qui fait, depuis toujours, s'élever l'homme au-dessus de la pierre ponce ou de la laitue. L'énergie: voilà ce qui, malgré la vague élégiaque et crépusculaire qui traverse ce très beau livre, en assure à la fois la vigueur transmise et l'incitation à passer outre. Or tel est l'écrivain en ces pages, tout à ses jeux de rôle et à ses expériences sur le langage et la langue, qui nous touche surtout ici à proportion de son empathie et de ses multiples incarnations existentielles et affectives. Proche à cet égard de son ami Lobo Antunes, Tabucchi le superlettré se fait aussi bien un frère humain de Robert Walser ou de Thomas Bernhard et de tous ceux-là qui, à l'opposé de la littérature des «gagnants», ont choisi de défendre les «perdants» qui font le sel de la vie.

Savant et populaire, truculent et subtil, jouant sur tous les registres de la chose écrite ou chantée (qui voit soudain le prêtre sacrifiant de Norma entonner Tintarella di luna...), du pastiche et de tous les mélanges, poussant sa tête chercheuse de romancier phénoménologue avec une complète liberté et, aussi, un sens constant (et constamment frotté d'humour) de l'humaine condition, Antonio Tabucchi nous fait rire jaune comme les feuilles de l'automne-hiver de cette fin-début de siècle et de millénaire où tout semble foutu et tellement à venir...

Antonio Tabucchi. Il se fait tard, de plus en plus tard. Traduit de l'italien par Lise Chapuis et Bernard Comment. Editions Bourgois, 303 pp.

(Image LK: crépuscule à La Désirade).

L'art en Suisse ne fait pas le mort...

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Dans L’Art suisse n’existe pas, l’historien de l’art Michel Thévoz va bien au-delà du paradoxe, en critique virulent des «vieux» poncifs académiques qui soumettent l’art aux idéologies religieuses ou politiques. Mais lui-même sature son discours de pieuses références aux dogmes du freudo-marxisme pimentés de citations de divers pontifes «modernes», de Bourdieu à Lacan. Ce qui n’empêche pas son livre d’être passionnant et de susciter la réflexion – même contradictoire.

Autant par son titre que par l’illustration de sa couverture, représentant une Étude de fesses signée Félix Vallotton, le dernier livre de Michel Thévoz se veut provocateur, appelant une réaction au premier degré de ceux qui se piquent de culture «nationale», voire nationaliste, Christoph Blocher en tête.

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Les présumés Bons Suisses s’étrangleront ainsi d’indignation à la seule idée qu’on puisse dire que l’art suisse n’existe pas, comme en 1992, à l’occasion de l’Exposition universelle de Séville, le slogan lancé par le plasticien publicitaire Ben, La Suisse n’existe pas, les révulsa.

Enfin quoi, s’exclameront-ils: Albert Anker, Ferdinand Hodler, Félix Vallotton, Alberto Giacometti ne sont-ils pas la preuve que l’art suisse existe? Et, selon les cantons, les noms des Vaudois Alexandre Calame ou René Auberjonois, du symboliste grison Giovanni Segantini ou du gymnopédiste lucernois Hans Erni seront invoqués, entre cent autres, sans qu’on sache trop dire pour autant ce qu’il y a de spécifiquement suisse chez les uns et les autres, à part leur lieu de naissance et, pour certains, la représentation de tel paysage «typique» ou de telle «image du quotidien», etc.

Dans la même optique, si l’on excepte telle période significative (la Renaissance italienne ou le Siècle d’or espagnol) ou tel mouvement pictural particulier (l’abstraction lyrique américaine ou la trans-avant-garde italienne), qui dirait que l’art français ou allemand, autrichien ou portugais existent aujourd’hui plus que l’art suisse ?

bet1.gifGiacometti rime-t-il avec Betty Bossi ?

Pour en revenir à celui-ci, quel rapport peut-il y avoir entre l’effigie toute souriante et positive de Betty Bossi, représentant par excellence la Suisse tip-top propre-en-ordre, et l’œuvre d’un Albert Giacometti fumant comme un turc dans son atelier parisien mal balayé?

Les seuls termes d’Art, synonyme de liberté créatrice plus ou moins anarchisante, et de Suisse, exemple mondial de discipline et d’honnête labeur, ne sont-ils pas incompatibles voire opposés à la base ? Et de telles questions ont-elles le moindre sens, aujourd’hui, au pays des nains de jardins consuméristes à outrance et des œuvres d’art planquées dans des safes bancaires zurichois ?

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C’est du moins à les poser que Michel Thévoz s’affaire dès l’introduction de son dernier recueil d’essais aussi intéressant que souvent exaspérant par son jargon psychanalysant ou sociologisant et son esprit parfois réducteur.

S’agissant de l’apparente contradiction dans les termes que présente l’expression «l’art suisse», Thévoz constate d’abord qu’il est discutable d’affirmer que l’art, non conformiste par essence, ne peut être suisse au motif que ce qualificatif désigne tout le contraire, pour autant qu’on s’en tienne au cliché de cette Suisse-là, blanchie comme un paradis fiscal et fermée à toute folie créatrice.

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Parce que celle-ci est bel et bien présente en Suisse, avec pas mal d’artistes et autant d’écrivains dont très peu se veulent porte-drapeaux, du génial Louis Soutter (dont Michel Thévoz est le spécialiste cantonal, voire national et même mondial) au non moins irrécupérable Robert Walser, entre autres.

Donc on pourrait dire que l’art suisse n’existe pas en tant que valeur nationale spécifique à marque identifiable, mais qu’il y a de l’art en Suisse. Belle découverte n’est-ce pas?! De la même façon, le dernier panorama de la littérature helvétique de langue française ne s’intitule pas Histoire de la littérature romande mais Histoire de la littérature en Suisse romande, etc.

Vivacité de la pulsion de mort…

Michel Thévoz, ensuite, cherchant tout de même un dénominateur commun entre les artistes de ce pays, croit en déceler un dans leur rapport avec la pulsion de mort, au sens freudo-lacanien, dont le premier exemple serait le très fameux cadavre du Christ au tombeau de Hans Holbein – maître ancien à vrai dire plus allemand que suisse si l’on se fie à son passeport –, et qui fit dire à Dostoïevski que cette figure cadavérique si terriblement réaliste – d’une mort si vivante pourrait-on dire – était propre à susciter l’athéisme plus que la foi…

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L’exemple est assez probant dans le «discours» de Michel Thévoz, comme il le sera devant La Nuit non moins célèbre de Ferdinand Hodler, dont l’évocation de la mort est elle aussi artistiquement tellement «vivante», comme le seront aussi les portraits de sa maîtresse Valentine mourante, d’une si lancinante beauté.

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Mais où est la «pulsion de mort» dans tant d’autres œuvres d’Holbein ou chez le dernier Hodler, libéré des carcans de la représentation historique ou «littéraire», quand il exulte dans la couleur de ses derniers paysages, quasiment abstraits et si merveilleusement vibrants et vivants? 

Tel le critique évoqué par Julien Gracq dans La littérature à l’estomac, pamphlet mémorable, Michel Thévoz, pour se convaincre que la pulsion de mort est le «motif dans le tapis» de l’art suisse selon ses critères, me semble forger une clef et s’affaire ensuite à forcer les œuvres pour en faire des serrures adéquates. 

 

Ainsi, de Charles Gleyre à Félix Vallotton, ou de Jean Lecoultre à Suzanne Auber, réduit-il volontiers les œuvres à leur aspect le plus «frigide» ou le plus funèbrement «absolu», surtout bon à étayer son discours.

Cependant il convient de noter que rien n’est aussi simple, et que l’intelligence très poreuse, et la grande érudition de Michel Thévoz en matière esthétique et littéraire, à quoi s’ajoutent une vraie passion et une certaine folie personnelle, une mauvaise foi d’époque et une expérience non moins appréciable «sur le terrain» en tant que conservateur (ex) de la collection de l’Art brut, nous valent des pages très pertinentes sur ce qu’on pourrait dire le «noyau» de l’art dégagé des mimétismes sociaux ou de toute «littérature».

Donc allons-y pour le critère «pulsion de mort», même s’il relève lui aussi, d’une littérature d’époque, avec ses énormités fleurant parfois la jobardise intellectuelle, pour le moins risibles. 

fb5db4298c07b22d5615b5005a45ed1a.jpgAnker pré-pédophile et Hodler «obscène» militariste?

Ainsi pouffera-t-on en lisant, dans le chapitre consacré à Albert Anker, que celui-ci, avec ses petites filles ravissantes et ses petits garçons aux joues roses, préfigurerait les lendemains pervers de la pédophilie, ou, à propos du dormeur éveillé de La Nuithodlérienne, que la noire figure de la mort serait en train de sucer le gisant barbu «sous le manteau».

Michel Thévoz se demande à plusieurs reprises, en intellectuel  typique de notre temps, comment un Holbein, homme à femmes notoire, peut être crédible quand il «fait» dans l’art religieux, ou comment un Charles Gleyre, socialiste en ses idées, s’y retrouve dans sa peinture de pompier au tour si «réactionnaire»? De la même façon, Il lui semble surprenant qu’Hodler, « doué d’une prodigieuse intelligence visuelle», puisse illustrer une «phraséologie spiritualiste» et célébrer de façon «obscène» les vaillants mercenaires helvétiques de La Retraite de Marignan.

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Autant se demander pourquoi le grand Rousseau fut un gigolo de bas étage dans sa vie privée, Marx le révolutionnaire un despote familial sordide et Ibsen, chantre du féminisme, un misogyne avéré dans ses rapports amoureux! Mais là encore Thévoz est plus fin que le philistin parfait, en matière d’art, que reste un Pierre Bourdieu, notamment à propos de l’immense Ferdinand Hodler.

Rétif, en artiste indomptable, à la notion nouvelle de progrès préfigurant le futur conformisme des avant-gardes acclimatées de la seconde moitié du XXe siècle, Hodler joue avec les poncifs de l’académisme, selon Thévoz, pour les «retourner» à sa façon. Ainsi, souligne le critique, «une référence passéiste retorse peut avoir des effets «objectivement» plus contestataires que des professions de foi révolutionnaires. Or, bien avant Hodler, des générations de génies picturaux ont déjoué la «littérature» idéologique, religieuse ou politique, par le langage irrécupérable de l’art.  

De la langue «fasciste» à la vérité des poètes

Dans la foulée de Roland Barthes, qui voyait en la langue une réalité «fasciste» en cela qu’elle «formate» notre pensée et qu’elle discrimine, Michel Thévoz pousse le bouchon plus loin en affirmant que la langue est «structurellement capitaliste» et qu’on n’en sortira que par des «moyens d’expression moins catégoriaux», du côté des arts plastiques. Et de nous balancer cette pseudo-vérité combien rassurante selon laquelle le langage verbal, «de par sa nature assertive», serait moins à même d’exprimer la complexité du réel que les arts visuels.

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Pourtant c’est bel et bien à un poète, Léon-Paul Fargue, que Thévoz emprunte une pensée valable et pour l’artiste et pour l’écrivain: «L’artiste contient l’intellectuel. La réciproque est rarement vraie». Du moins l’intellectuel Michel Thévoz a-t-il, parfois, le mérite d’écouter vraiment les artistes et d’en parler, ici et là, en homme sensible plus qu’en pion jargonnant.  

Une Suisse, une Europe, un monde à réinventer…

Dans l’introduction de son livre, Michel Thévoz cite le plus artiste des philosophes contemporains, en la personne du penseur allemand Peter Sloterdijk. Quarante ans après la parution de L’Avenir est notre affaire de Denis de Rougemont, qui me dit alors en interview que la seule Europe en laquelle il croyait était l’Europe des cultures, Sloterdijk plaide lui aussi, comme son ami français Bruno Latour, pour une Europe des petites unités requalifiées dont la fédération s’opposerait aux grands ensembles des empires, où la culture de toutes les régions se revivifierait.

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Dans un texte de 1914 intitulé Raison d’être, Ramuz, qui récusait l’idée même d’une «littérature suisse», invoquait son lieu d’élection et de possible expression dans la courbe d’un rivage, entre Cully et Rivaz, pour toucher peut-être à l’universel. À Saint-Saphorin, à un coup d’aile de Rivaz, se rencontrèrent Ramuz et Stravinski ou Charles-Albert Cingria et Paul Budry, mais aussi la flamboyante Lélo Fiaux et le poète vaudois anarchisant Jean-Vilard Gilles –  bref, une flopée d’artistes et d’écrivains plus ou moins Suisses et plus ou moins bohèmes que Michel Thévoz aurait pu citer sur son tableau d’honneur, où le Lausannois Olivier Charles et le Genevois Thierry Vernet auraient fait aussi éclatante figure qu’un Karl Landolt prolongeant le lyrisme hodlérien au bord du lac de Zurich, ou que le Grison Robert Indermaur déployant, sur son coin de terre, tout proche du château de Blocher, sa fresque fellinienne d’une humanité américanisée en quête de nouvelles racines.

Tout cela qui n’a que peu à voir avec ce qu’est devenu l’art contemporain multinational du Grand Marché, qui trouve en Suisse son épicentre avec seize ports-francs hors douane. «On peut échanger une valise d’argent sale (pléonasme?) contre un Modigliani ou un Soutine qu’on prétendra avoir trouvé dans un grenier», commente Michel Thévoz avant d’ajouter en toute lucidité prosaïque: «Le marché de l’art, à l’instar du marché de la drogue, avec lequel il a d’ailleurs des accointances, a de quoi faire rêver les investisseurs: dégrevé de toute taxe et de toute réglementation, c’est l’application quintessenciée du néolibéralisme».

Autant dire alors que si l'art suisse n'existe pas,  c'est tant mieux pour ces citoyens du monde que sont les artistes...

 


 

 

Michel Thévoz. L’Art suisse n’existe pas. Les Cahiers dessinés – Les écrits, 230p. 2018.

 
 

Lueurs audibles

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La porte est grand ouverte:
on voit le gisement de lucioles de loin.
Le cœur de la ville engloutie
bat calmement dans l’onde,
et le silence se souvient.
Je navigue à l’étoile
sur le clavier muet
où dès enfant je m’exerçais
à l’écart de l’écart,
au milieu juste du milieu.
Tenir alors la note
dans la clairière du sommeil
m’aidait à voir de loin
ce qui là-bas semble en éveil.

Mémoire vive (119)

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« En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence d’entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ». (Le Temps retrouvé)
 
Ce dimanche 1er avril.J’ai repris la composition de Mon ami Tchékhov, que j’ai modifié dans le sens d’une plus grande intimité, en insistant sur la personne d’Anton Pavlovitch, telle que je l’ai perçue, et sans doute avec justesse, dès les premiers récits que j’en ai lus entre dix-huit et vingt ans, et ensuite sans discontinuer pendant plus de cinquante ans. J’ai raconté, dans la foulée, un épisode militaire qui m’a semblé apporter une touche affective importante en évoquant le partage de la lecture de Tchékhov avec un camarade de compagnie présumé sans culture – mon tendre ami le tringlot Hans, paysan bernois des Franches-Montagnes…
 
Ce samedi 7 avril.– Un papillon s’est pointé hier à l’intérieur de l’isba, comme pour annoncer le retour des beaux jours. Je l’ai salué avant de lui ouvrir la fenêtre.
 
°°°
J’ai lu ce matin à ma bonne amie ces notes que Jules Renard, dans son inépuisable Journal, consacre à Paul Claudel, immense poète mais assez détestable personnage à pas mal d’égards.
 
renardfred2.jpgJe cite : « 13 février 1900. – Claudel déjeune. Il parle du mal que l’affaire Dreyfus nous fait à l’étranger. Cet homme intelligent, ce poète, sent le prêtre rageur et le sang âcre.
- Mais la tolérance ? lui dis-je.
- Il y a des maisons pour ça, répond-il.
Ils éprouvent je ne sais quelle joie malsaine à s’abêtir, et ils en veulent aux autres, de cet abêtissement. Ils ne connaissent pas le sourire de la bonté.
Sa sœur a dans sa chambre un portrait de Rochefort et, sur sa table, La Libre parole. Elle a envie de le suivre dans ses consulats.
Et ce poète affecte de ne comprendre et de n’admirer que les ingénieurs. Ils produisent de la réalité. Tout cela est banal.
Il a le poil rare et regarde en dessous. Son âme a mauvais estomac. Il revient à son horreur des juifs, qu’il ne peut voir ni sentir ».
 
Et huit ans plus tard, cette autre petite pique : «Claudel dit de Jammes que c’est le plus grand poète de tous les temps, et Jammes le dit aussi de Claudel ».
Et comment ne pas souscrire, aussi, à cette autre notation du 1er février 1903 : «La bonté ne mène jamais à la bêtise» ?
 
Cher Jules Renard ! Il y a plus de quarante ans que je ne cesse de revenir à son Journal, que Dimitri m’a offert dans l’édition de la NRF de 1952, dont l’exemplaire, provenant de la bibliothèque d’Albert Caraco, est enrichi par quelques inscriptions de celui-ci…
 
Je n’en finirai jamais de me rappeler la dernière note du Journal, rédigée le 6 avril 1910, à peine plus de quarante jours avant la mort de l’écrivain à 46 ans, le 22 mai: «Je veux me lever, cette nuit. Lourdeur. Une jambe pend dehors. Puis un filet coule le long de ma jambe. Il faut qu’il arrive au talon pour que je me décide. Ça séchera dans les draps, comme quand j’étais Poil de carotte »…
 
csm_Ferdinand_Hodler_Die_tote_Valentine_Gode-Darel_mit_Rosen_1915_2250_1089_1cf083ece8.jpgEntrepris la lecture de la Lettre à Ferdinand Hodlerque Daniel de Roulet vient de publier chez Zoé. Très bien : très intéressant. Bien documenté et personnel. J’ignorais tout du noir passé de Hodler et de sa reconnaissance tardive, au tournant de la cinquantaine, de ses tribulations personnelles et de la nature réelle de ses relations avec Valentine dont les fameux portraits à son chevet de mourante, constituent le motif central du livre.
 
°°°
Revenir au temps de la peinture et de la poésie. Ne chercher, en amont, et ne viser, en aval, que la beauté et, dans la relation avec autrui, la bonté, sans donner pour autant dans l’angélisme.
 
Ce jeudi 12 avril.Je suis tombé, en cherchant un livre de Jean-François Duval dans ma bibliothèque romande, sur le roman d’Anne Cuneo consacré à Florio, le prétendu «vrai Shakespeare» dont me parlait Gérard l’autre jour, et cela tombe bien car l’hypothèse Florio me semble invraisemblable au regard de la fresque de Stephen Greenblatt dans Will le magnifique, où l’hypothèse Stratford est corroborée par une quantité de détails convaincants à mes yeux, autant en ce qui concerne son ancrage terrien que son expérience d’homme de théâtre.
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L’observation des relations humaines, dans Une famille de Pascale Kramer, autant que dans L’implacable brutalité du réveil, relève d’une sorte d’hystérie sensible sublimée par l’expression verbale au pic de sa précision.
 
°°°
Au fond de l’Angel’s Bar, à Montreux, en attendant le train de Lausanne d’où je partirai à Paris à midi, ce 17 avril.Le café au lait coûte 4 francs 50, et le croissant 1 franc 60. Cela me semble excessif, mais c’est la Suisse, où les hôtels sont les plus chers du Vieux-Continent.
 
°°°
Je me demande ce que contient réellement le journal de Roland Jaccard, dont le cahier Quartodes Archives littéraires qui lui est consacré donne un début d’aperçu, mais j’aimerais en savoir plus…
 
°°°
Très impressionné par la lecture de L’Implacable brutalité du réveilde Pascale Kramer, que j’ai achevé sur le trajet Lausanne-Paris, parfois à la limite de l’agacement tant on est sur l’exacerbation du malaise de cette mère refusant son état, et pourtant non : tout cela tient à la fois psychologiquement et littérairement, dégageant une espèce d’âpre poésie.
 
°°°
J’ai reçu ce matin, par mail, les épreuves deLa maison dans l’arbre, avec la couverture du livre qui, finalement, me plaît après certaine hésitation. Au premier regard, le graphisme (la typo) me semblait un peu carrée, un peu dure, et puis non : cela me semble plutôt élégant et solide, sans maniérisme. L’idée de publier 70 poèmes à 70 exemplaires pour les 70 ans de ma bonne amie était bien belle. Reste à garder le secret avant le 22 juin…
 
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Soirée au Yushi avec Roland et deux écrivains sympathiques dont je n’ai d’abord compris le nom que d’un seul : Patrick Deklerck. Très bien les deux. Nous avons bien ri. Je me sens avec Roland, très naturel et très libre. En fin de soirée j’ai sympathisé avec Mark Greene, l’autre compère, qui me plaît beaucoup et m’a promis de m’envoyer son prochain roman, à paraître chez Grasset.
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En somme, la qualité rare de RJ est de mettre les gens en relation et de faire apparaître les choses – il incite chacun à sortir du bois. Je l’avais déjà remarqué il y a plus de quarante ans de ça, je ne sais plus où, peut-être à L’Âge d’Homme ou peut-être en Grèce où il m’a dit que nous nous étions croisés en 71 ou 72 sans que je me le rappelle bien. Cette qualité, mélange de curiosité vive et de plaisir plus louche se retrouve dans sa façon de poser et de s’exposer dans son journal, qui recoupe ma propre propension à l’aveu sans aveu…
 
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Misogyne moi ? Pas que je sache. Mais plutôt sur la réserve ou plus ou moins en fuite dès que se profile une emmerdeuse du style du Petit bout de femme de Kafka, entre autres numéros du genre. Par ailleurs, aucun goût pour l’érotisation de la femme, sauf au Japon ou au cinéma, et la vision du porno féminin m’est carrément insupportable. Les mecs c’est autre chose : je les vois comme des compères forestiers ou des camarades de ruisseau, style gréco-romain. En fait, le porno homo a quelque chose du cirque hilarant que pointait Nabokov à propos des romans de Genet. Mais à tout prendre je préfère, sublimées par l’art, les fesses rebondies du jeune homme de la Résurrection de la chair de Luca Signorelli, au dôme d’Orvieto. Permission d’enculer de l’œil, si l’on peut dire…
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« Toutes les choses « à ne pas dire »…
Ce sera, selon le degree, ce qu’a suggéré Shakespeare par la voix d’Ulysse, dans Troïlus et Cressida, dont René Girard tire une théorie assez convaincante extensible à tout le jeu des hiérarchies de plus en plus nivelées à l’heure qu’il est.
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Un pur hasard fortuit, auquel nul joueur d’échecs ou de ping-pong ne saurait croire plus d’une heureuse minute, m’a fait retrouver Roland Jaccard des années après deux ou trois anodines rencontres de jeunesse à telle ou telle terrasse lausannoise ou au bord de telle ou telle piscine ou dans tel ou tel dancing du Valais alpin ou des Grisons ultramontains, et ce sont deux lascars sans âge, pour ne pas dire deux anges qui se sont alors reconnus dans le minuscule établissement japonais à l’enseigne du Yushi, rue des Ciseaux, dans le 6e arrondissements de Paris - et maintenant que je me rappelle ces retrouvailles japonaises me revient l’histoire de l’étudiant polonais en visite chez le littérateur roumain Emil Cioranescu, dit Cioran, tel que me la raconta Joseph Czapski dans sa soupente d’artiste en exil de Maisons-Laffitte, et cette histoire me rappela en outre la sensation vertigineuse que j’éprouvai tel autre jour dans le métro de Tokyo, puis dans le quartier-bibliothèque de Kanda en la même nébuleuse citadine, de n’être rien en un monde absurde et de m’y trouver paradoxalement si bien.
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De l’anecdote liée à Cioran, j’avais fait déjà le récit à Guido Ceronetti lors de notre dernière rencontre à Cetona, qui l’a fait bien rire. Lui-même avait bien connu Cioran, à Paris, et pouvait goûter mieux que personne tout le sel de la scène.
Czapski avait donc, dans les années 70, un jeune ami polonais qui admirait Cioran au point d’être résolu à en finir avec ce triste monde, non sans avoir été adoubé par le maître du désespoir, dont il savait que Czapski le connaissait bien. Alors de lui en demander l’adresse, et Joseph de la lui transmettre et de lui préparer une rencontre sans se douter des funestes projets du jeune homme. Celui-ci se pointa donc tel jour convenu au domicile parisien de Cioran, lequel avait laissé sa porte d’entrée entr’ouverte; et le garçon d’entrer chez l’inspirateur de sa résolution grave qui se trouvait, alors, assis sur un divan en train de manger du chocolat…
 
Ce jeudi 19 avril.C’est aujourd’hui le jour J pour moi et mes livres, avec la rencontre ce soir de Pierre-Guullaume de Roux, dont j’attends le meilleur. Nous avons parlé de lui hier soir au Yushi, et plus j’entends parler de la fronde des bien-pensants contre le fils de Dominique, notamment après le lynchage hideux de Richard Millet, et plus je me sens conforté dans mon choix de n’être pas du côté de la lâche meute du milieu médiatico-littéraire, mais de celui d’un homme à la vraie passion littéraire, indépendant et courageux.
 
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Très crevé ce matin, et peiné à marcher même 500 mètres jusqu’au Luxembourg et retour, après quoi j’ai relu les épreuves de La maison dans l’arbre dont je suis, sans trop de vanité, plutôt content.
 
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(Soir).– La rencontre avec Pierre-Guillaume s’est passée au mieux. Je l’ai rejoint à huit heures en son bureau de la rue de Richelieu, auquel on accède par un escalier très pentu et dont le beau désordre m’a rappelé celui de L’Âge d’Homme avec, au mur, en face d’une grande toile incandescente de Mircea Ciobanu, des portraits de son père et de Dimitri, de Pound et de je ne sais plus qui. Je ne me le rappelais pas si grand, je lui ai découvert de très belles mains et une façon de rire presque silencieuse, mais surtout je ne m’attendais pas à signer si vite le contrat en bonne et due forme qu’il avait déjà préparé, ce que j’ai fait en le lisant en croix avant de lever le camp, avec une douzaine de ses livres plus ou moins récents, dont le génial Tarr de Wyndham Lewis, pour un restau italien du quartier où nous avons parlé très librement et pêle-mêle de tant de nos souvenirs communs et de tout ce qui nous importe sans discontinuer, jusque tard.
 
Ce vendredi 20 avril.– Un peu claqué ce soir après un long détour à pied (un interminable souterrain dans le métro, dont le trottoir roulant ne roulait pas), jusqu’à Pernety où le cinéma où je voulais voir Le Lieutenant, film percutant à ce que m’a dit RJ, était désaffecté. Autre désagrément ce matin, devant le Flore où un kiosquier teigneux m’a fait la gueule quand je lui ai demandé le magazine Causeur au prétexte que je ne l’avais pas salué – ce que j’avais bel et bien fait. Et de me lancer, comme ça, que lui s’était levé à cinq heures du matin et qu’il n’aimait pas les impolis. Sur quoi je lui ai demandé de me rendre les dix euros que je venais de lui tendre et l’ai laissé là avec son humeur typique de la France râleuse d’aujourd’hui.
 
«Nous sommes, je le crains, dans la saison des petits bonshommes et des grands mauvais hommes Quand ces grands mauvais hommes sont à bas, il ne reste plus que les petits bonshommes bavards». (Pierre Reverdy, En vrac).
 
Ce samedi 21 avril.Passablement rétamé ce matin, après une longue et joyeuse soirée au Yushi en compagnie de Roland et de son ami américain Steven Sampson, plus une sympathique et questionneuse Angélique. Pour qualifier mon séjour, Roland s’est exclamé : « Mais c’est un triomphe ! », ce que j’ai nuancé en parlant de mon réel et profond bonheur d’avoir rencontré Pierre-Guillaume.
 
Ce lundi 23 avril. Drôle de rêve cette nuit, où je me trouvais associé à un groupe de volontaires du tri postal. Les instructions nous étaient transmises par un bleu à peine arrivé en service. Certains s’en vexaient. J’en appelai moi aussi au bonus que représente l’expérience, mais la question de colis remplis de pierres ou peut-être de lingots restait pendante. Réveillé, j’ai tout de suite pensé à la vis comica du rêve, avant de composer deux petits textes pour Les Jardins suspendus, intitulés Corpus et Seconde naissance.
 
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Temps à la grisaille. Décidé d’éclater complètement mon texte intitulé En rangeant ma bibliothèqueet de le subdiviser en brèves séquences évoquant les diverses parties du corpus de ma bibliothèque, dans une optique plus personnelle et plus organique, voire plus onirique. C’est une option qui vaudra d’ailleurs pour tous les textes intercalaires que je vais ajouter, en jouant du contrepoint, à la suite des Jardins suspendus– probable nouveau titre du livre.
 
Ce mardi 24 avril.La certitude d’être publié, et dans les meilleures conditions, me donne plus de sûreté dans l’élaboration du livre et, paradoxalement, me place dans une nouvelle distance, plus objective, par rapport à son contenu. À l’ordinaire, c’est sur les jeux d’épreuves que je faisais cette expérience, mais à présent c’est comme si le livre était fait…
 
Ce mercredi 25 avril.Bonne conversation téléphonique ce matin avec Pierre-Guillaume, qui me parle de notre rencontre avec chaleur. Et dire que nous avons mis tant de temps pour nous retrouver, après son stage à L’Âge d’Homme, il y a bien vingt-cinq ans de ça, et peut-être une rencontre à Paris quand il travaillait au Rocher. Je lui ai envoyé L’Ambassade du papillon, dans lequel il y a beaucoup de pages concernant nos expériences respectives, notamment avec Dimitri, et sur lequel il m’a dit qu’il allait se jeter
 
«Mais peut-être en est-il des livres que nous avons lus comme de ceux que nous avons écrits : s’ils ne nous ont pas appris à nous en passer, c’est qu’ils n’auront servi à rien ». (Roland Jaccard, Flirt en hiver).

Ceux qui voient tout en bleu

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Celui qui s’est toujours identifié à l’équipe-qui-gagne / Celle qui estime que ce jeu est par trop « genré » / Ceux qui considèrent qu’une analyse socio-politique s’impose en sorte de montrer l’aliénation du Système qui veut que des millionnaires noirs soient considérés comme des héros alors que leurs familles et belles-familles continuent souvent d’être traités comme des parias enfin pas toutes on est bien d’accord / Celui qui est surtout sensible à la beauté du geste / Celle qui vibre à la liesse / Ceux qui craignent le Grand Remplacement des arbitres blancs / Celui qui défie ses collègues de bureau en prétendant que la Suisse aurait fait mieux avec le soutien de sponsors plus performants / Celle qui a surtout apprécié le contraste du bleu et du vert sur fond rouge et blanc / Ceux qui affirment que tout ça a été manigancé pour faire oublier les prisonniers politiques ukrainiens et tchétchènes / Celui qui écrit que l’Arc de Triomphe n’aura jamais assisté à un défilé aussi historique marqué par quatre buts français entrés dans la légende avec tout un peuple gagnant derrière les Onze et leurs remplaçants / Celui qui propose à sa classe de terminale d’analyser chacun des buts gagnants en termes de valeur ajoutée au récit picaresque de la France plurielle / Celle qui compose un Hymne au Jarret National non sans fantasmer (inconsciemment) sur les mollets de Luka Modrić / Ceux qui estiment que cette victoire historique mondiale inscrit le génie de Deschamps dans la filiation directe de celui de l’entraîneur corse Napoléon Buonaparte malgré son dernier auto-goal, etc.
 
Peinture: Nicolas de Staël.

Monuments retouchés

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Dans Le grand mensonge des intellectuels, paru en 1993, l’historien et journaliste anglais Paul Johnson stigmatisait ceux qui, de Rousseau à Sartre ou de Tolstoï à Brecht, ont posé aux guides de l'humanité sans obéir eux-mêmes à leurs principes. Démystification en partie justifiée, mais pour aboutir à une stigmatisation douteuse de ceux qui pensent…


Rousseau se proclamait l'homme le plus vertueux de son temps. Premier des intellectuels modernes, il a bouleversé nos vues sur la nature, la société, l'Etat, l'individu et son éducation. L'influence du penseur fut extraordinaire, et l'écrivain continue de nous fasciner à juste titre. Mais l'auteur de L'Emile abandonna ses six enfants à l'Assistance publique sans leur donner même un prénom ni chercher jamais à les revoir, et se comporta comme un salopard avec son entourage, se montrant particulièrement odieux envers celles et ceux qui l'aimèrent et l'aidèrent le plus, dont son ami Diderot.

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De la même façon, le délicat Shelley, poète admirable au visage d'ange, se voulait guide de l'humanité. Mais ce grand artiste, humaniste suave en théorie, provoqua plusieurs suicides et agit souvent de manière immonde avec autrui. Marx lui- même, bienfaiteur sur le papier, se conduisit comme un sauvage avec ses semblables. Ibsen, avocat par principe de la cause féminine, rendit la vie impossible à sa moitié et se montra souvent le plus crasse des machos.

2491731-3504444.jpgTolstoï, qui prétendait libérer la Russie, ne supportait pas que cela se fît autrement qu'à son idée de patriarche tyrannique. Brecht, qui posait à l'ami du peuple, planquait ses droits d'auteur en Suisse et s'accommoda parfaitement des pires forfaits du stalinisme.

Sartre, maître à penser par excellence, ne fut résistant qu'en paroles sous l'Occupation, se soucia comme d'une guigne du sort de ses amis juifs et ferma les yeux sur les camps soviétiques, puis crut déceler «une démocratie directe» dans le régime de Fidel Castro et décréta celui de Tito la réalisation de sa philosophie...


Crédit moral?

Ces inconséquences sont-elles admissibles? Paul Johnson pense que non. Historien anglais déjà connu pour Une histoire du monde moderne assez controversée, suivie d'une monumentale Histoire des Juifs, cet  intellectuel (!) à la fois conservateur et politiquement peu correct n'est pas de ceux qui se laissent bercer.
Constatant l'influence que, depuis 200 ans environ, les intellectuels ont jouée en lieu et place des scribes, prophètes et autres prêtres de jadis, il s'interroge sur le crédit moral et la qualité de discernement qu'on peut accorder à ceux qui se sont improvisés mentors de l'humanité. Et d'illustrer alors, dans une suite de chapitres extrêmement bien documentés, vivants mais parfois caricaturaux, la contradiction flagrante qui oppose les vertus publiques et les vices privés de ces pasteurs trop benoîtement adulés.

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Est-ce dire que l'essayiste se complaise à touiller les «misérables petits tas de secrets» dont parlait Malraux? Sans doute pourrait-on lui reprocher d'en rajouter dans le genre concierge, en poussant l'examen jusque dans la culotte de Rousseau et les alcôves d'Ibsen, de Brecht, de Sartre ou de lord Russell, chaud lapin s'il en fut en son âge de Mathusalem. Cependant, Paul Johnson fait tout de même la part des vices communs et des attitudes qui engagent réellement la responsabilité de l'intellectuel. Que Proust fut, en privé, un maniaque sexuel jouissant de voir des rats s'entre-dévorer ne remet nullement en cause sa valeur d'écrivain et la portée de son chef-d'œuvre, dans la mesure où il ne s'est jamais dit le défenseur des droits du rat. En revanche, plus gênant est le fanatisme belliqueux du pacifiste Bertrand Russell, et plus choquante la sécheresse de cœur d'un Brecht célébrant sur scène la fraternité humaine et s'exclamant en coulisses, au moment des grandes purges staliniennes: «Ceux-là! Plus ils sont innocents, plus ils méritent d'être fusillés!»

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Coupés du réel
Ce qui frappe le plus, dans les portraits successifs que brosse Paul Johnson, c'est que ceux-là même qui prétendent pétrir la pleine pâte de l'humanité se gardent à tout coup de se salir les mains. Marx le premier, qui se réclamait d'une méthode «scientifique», n'a jamais enquêté sur le terrain ni rencontré le prolétariat que dans ses livres. Méprisant les révolutionnaires de la base, il n'hésita pas à falsifier faits et chiffres, dans ses études, afin de plier la réalité à ses schémas. Formidable écrivain et poète visionnaire, reconnaît Paul Johnson, mais pas plus trace de «science» chez ce pamphlétaire que de charité dans les rapports humains de ce despote domestique furieux du matin au soir, qui exploita Engels et fit le malheur de son gynécée.

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Pareillement, les poses de Tolstoï déguisé en moujik, ou de Brecht en ouvrier d'opérette, n'ont pas empêché ces philanthropes théoriques de vivre comme David Rousset le disait de Sartre: «dans une bulle». Coupés du monde saignant et souffrant, ces grands esprits furent naturellement portés prendre à leurs désirs pour des réalités, et préférer les plus aventureuses utopies à de plus concrètes et plus raisonnables réformes. Ibsen autant que Marx, et Tolstoï, Sartre ou Fassbinder, prônèrent ainsi les extrémismes au mépris des hommes réels qui allaient en subir les conséquences.

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Pour Paul Johnson, « la tyrannie des idées dépourvues de cœur est le pire despotisme qui soit.» Cela étant, il conclut hélas en des termes expéditifs, qui ne rendent pas justice aux esprits sensés, de Camus à Orwell ou de Koestler à Soljenitsyne. «Une des grandes leçons de notre siècle tragique, écrit Johnson, où tant de millions de vies innocentes furent sacrifiées au nom de systèmes prétendant améliorer le sort de l'humanité, c'est donc qu'il faut se méfier des intellectuels.» Comme si ceux-ci constituaient une catégorie homogène! Et d'ajouter cette recommandation également discutable: «Il faudrait non seulement tenir les intellectuels à l'écart du pouvoir, mais manifester à leur égard une méfiance accrue lorsqu'ils cherchent imposer leur opinion collective.» Tout fait convaincant lorsqu'il réclame des comptes aux faux messies et aux mauvais guides, l'auteur du Grand mensonge des intellectuels fait donc, à son tour, preuve d'inconséquence dangereuse en fourrant tous les intellectuels dans le même sac à jeter, au risque de réjouir ceux qui n'attendent que de tirer sur tout ce qui pense…


Paul Johnson. Le grand mensonge des intellectuels. Robert Laffont, 361p.

Le feu au lac

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…Et pourquoi qu’il est fâché, le lac, pourquoi qu’il fait ces vagues d’océan, non mais pour qui ça se prend ? et pourquoi ces claques au quai qui lui a rien fait, y sait pas le lac que c’est plus permis de mettre des baffes aux quais ? non mais des fois, et pourquoi qu’il est vert, le lac, quand il voit rouge ?...

 

Image: Philip Seelen.

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…Je vous assure, mon cher, qu’il y a là une manifestation d’art réellement populaire, issu de la base et, qui plus est, des banlieues à risques, dont la reconstitution à l’identique, dans le patio de notre Banque, contribuerait pour beaucoup au renouvellement de l’image de l’entreprise - autant dire que c’est un opération blanche mais à la fois conforme à notre vocation multiculturelle, avec le bonus d'une substantielle  déduction d’impôts…


Image : Philip Seelen

Ceux qui élèvent le débat

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Celui qui se débat dans l’absence de débat / Celle qui mène le débat dans son jacuzzi où elle a réuni divers pipoles / Ceux qui font débat d’un peu tout mais plus volontiers de rien / Celui qui ne trouve plus à parler qu’à son Rottweiler Jean-Paul / Celle qui estime qu’un entretien fissa vaut mieux que deux tu l’auras / Ceux qui ont la nostalgie des conversations des années 67 à 76 environ / Celui qui essaie de se rappeler au réveil le contenu de la dernière conversation réelle qu’il a eue dans le cadre du Club de Réflexion de l’Entreprise, qui n’existe évidemment que dans ses rêves / Celle qui n’est jamais d’accord avec celle qu’elle voudrait faire croire qu’elle est / Ceux qui ne parlent plus que pour ne rien dire / Celui que le mobbing de la cheffe de projet rend de plus en plus lucide et déterminé à frapper un jour un grand coup au moyen (par exemple) du yatagan de collection qu’il serre dans son attaché-case de garçon au-dessus de tout soupçon en dépit de ses ongles rongés jusqu’à l’os / Celle qui se sent prise dans la nasse de l’amour omnipotent de ses parents adoptifs impotents dont elle change les couches en fredonnant des airs cambodgiens / Ceux qui mènent le débat en tenant leurs kalas à portée de main en cas de contradiction patente / Celui qui est toujours d’accord avec le dernier qui le contredit mais n’en pense pas moins / Celle qui dit toujours Cela-fait-débat-faut-qu’on-travaille-la-question et s’énerve quand on lui demande de fixer une séance / Ceux qui estiment qu’une bonne guerre vaut mieux que la paix des cimetières où le débat s’enlise entre les survivants frustrés d’ils ne savent plus bien quoi / Celui qui savoure sa poule de mer / Celle qui est jalouse des pattes d’ours de l’entraîneur de son jules /Ceux qui carburent à l’eau plate afin d’optimiser leur chance de désamorcer le faux débat / Celui qui est tellement habitué à dissimuler son opinion qu’il ne sait plus ce qu’il défend au juste / Celle qui croit élever le débat en citant le plus souvent Levinas / Ceux qui font avancer le débat en invoquant l’heure du cocktail / Celui qui estime que le débat sur le voile dévoile l’impossibilité du vrai débat que toutes les parties se voilent / Celle qui affirme que le parlé de son senti ne traduira vraiment son exister que si elle lâche la bride à son refoulé jusqu’au cri primal s’il le faut malgré les minces cloisons du bureau / Ceux qui devisent volontiers avec les oiseaux invisibles de la serre où cohabitent les positions philosophiques les plus variées, etc.     

 

Image: Philippe Seelen      

Le salaire du poète

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Notules et notuscules sur un sujet de seondaire importance, à savoir le rapport de la littérature, ou de l’art, avec l’argent.

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1. Le premier conseil en la matière m’a été donné, en 1970 (j’avais vingt-trois ans) par le grand écrivain Marcel Jouhandeau, auquel j’avais écrit pour lui dire mon admiration, et qui me répondit, en m’appelant « mon enfant », pour me recommander, si j’avais dans l’idée d’écrire, de « prendre un métier », gage de liberté. Lui-même, alors octogénaire retraité depuis des lustres, avait vécu d’enseignement, pour son bonheur autant que celui de ses lycéens, et moi je venais de préférer la critique littéraire à des études de lettres vite jugées ennuyeuses dans la triste faculté lausannoise – et j’ai fait le bon choix tant le journalisme n’a cessé de me vivifier à tous égards, dans ma relation vivante avec le monde et les gens, sans me couper de la littérature.

 

2. Charles-Albert Cingria, demi-dieu littéraire de ma vingtaine (l’autre moitié semi-divine étant celle de Stanislaw Ignacy Witkiewicz), bénéficia durant ses jeunes années d’une certaine fortune familiale, après dissipation de laquelle il refusa toujours, lui, de « prendre un métier », ne vivant que du produit de ses écrits, foison de textes publiés dans des journaux et des revues, ou livres nombreux mais peu « vendeurs » lui valant l’estime de quelques-uns (dont un Jean Paulhan à la NRF, fidèle entre tous) ou le soutien de quelques éditeurs (l’industriel lettré Mermod au premier rang) et de quelques mécènes. Pierre-Olivier Walzer, son ami puis son éditeur, m’a décrit le capharnaüm de la soupente de Cingria à la rue Bonaparte, véritable décharge privée où s’amoncelaient boîtes de conserves vides et cadavres de bouteilles, mais c’était sur ce fumier que Rossignol chantait.


3. Paul Léautaud, dont les maigres revenus servaient beaucoup à nourrir ses innombrables chiens et chats, a « pris un métier » dès son jeune âge et ne s’en plaint guère. D’abord copiste dans je ne sais quelle obscure agence, puis employé longtemps au Mercure de France, il est resté pauvre assez naturellement, quoique dandy en ses façons, quasi clochard en sa dégaine mais s’exprimant comme un aristocrate du pavé parigot, ne se gênant pas de persifler son ami Paul Valéry de multiplier les copies de ses poèmes sur grand papier afin de les vendre comme autant d’autographes « uniques »…

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4. Notre ami Pierre Gripari, lui aussi, avait « pris un métier », et le plus idiot possible afin de se garder l’esprit libre en son vrai travail. Malgré les droits d’auteurs de ses contes pour enfants devenus très populaire, le conteur et romancier vivait dans une pièce unique minable, vêtu lui aussi de nippes, et le modeste soutien matériel de son véritable éditeur, Vladimir Dimitrijevic, pesait à vrai dire moins lourd que la totale confiance du patron de L’Âge d’Homme l’accueillant alors que toutes les portes parisiennes s’étaient fermées à ses livres non destinés aux têtes blondes. Où l’on voit que « payer » un auteur peut se faire de diverses façons…

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5. Dès les débuts de son activité d’éditeur, Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, s’est fait une réputation de terrible rapiat, qui lui a valu la vindicte durable de certains auteurs, à commencer par un Georges Borgeaud, très sourcilleux en la matière, alors qu’il réservait de meilleurs soins aux écrivains selon son cœur, tels un Georges Haldas ou un Pierre Gripari, sans parler de ses (rares) best-sellers co-édités avec Bernard de Fallois, Vladimir Volkoff ou Alexandre Zinoviev.


21j+jBXlxHL._SX195_.jpgEn ce qui me concerne, je ne me souviens pas avoir jamais été payé par Dimitri autrement que par des livres (les Œuvres complètes de Cingria sur grand papier, et celles de Joseph de Maistre ou de Balzac en Pléiade, la collection des romans de Simenon chez Rencontre et toute la série du Journal intime d’Amiel, etc.) , mais c’est grâce à Dimitri, dont j’ai rédigé la biographie de Personne déplacée, que j’ai obtenu (de l’éditeur Pierre-Marcel Favre) de très substantiels droits d’auteurs sur quelques milliers d’exemplaires vendus, sans parler d’un passage sur le plateau « mythique » d’Apostrophes, bonus de gloriole s’il en fût...

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6. L’écrivain à succès doit être payé : cela ne fait pas un pli. La dureté d’un Georges Simenon en affaires n’est pas une légende, qui exigeait 50% de droits d’auteurs sur la vente de ses livres, et qui lui donnerait tort ?

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Dans le même genre « poule aux œufs d’or », il est également légitime qu’un Joël Dicker gagne des millions. On est là en pleine logique commerciale, désormais relayée par d’utiles agents littéraires, et pas forcément dommageable en termes de qualité . Qu’on sache, le génie du romancier Simenon n’a pas été entaché par sa gloire mondiale et sa colossale fortune – même si sa production est d’inégale qualité, et pour Dicker on verra bien s’il résiste à la pression du succès comme peut le faire craindre le très complaisant Livre des Baltimore…

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7. On sait les rapports homériques entretenus par Louis-Ferdinand Céline avec ses éditeurs, Robert Denoël d’abord et ensuite GastonGallimard. Mais l’argent était-il seul en cause ? Je n’en crois rien. De fait il y a, entre l’écrivain et l’éditeur, une relation d’amour-haine conflictuelle presque à tout coup, relevant pour ainsi dire de la métaphysique. L’écrivain (surtout le plus grand) se prend naturellement pour Dieu, mais l’éditeur (et souvent le plus grand aussi) ne saurait se contenter de son statut d’âne porteur ou d’homme-sandwich. Or « Dieu » ne demande pas tant d’argent que de reconnaissance, laquelle passe autant par le « buzz » que par des chèques. Et tout ça fait de la littérature, comme le prouvent les inénarrables lettres de Céline à Gaston…

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8. Thoreau: "Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer".


9. Quel écrivain, dans le pays le plus riche du monde, vit-il exclusivement de ses droits d'auteurs ? Y en a-t-il plus de deux (les noms de Martin Suter et Joël Dicker viennent en tête de la liste virtuelle) et qui sera le ou la troisième ? On s'en fiche évidemment mais le fait est là: que vivre de sa plume est tout à fait possible mais par d'autres moyens que la vente de ses livres. Chacune et chacun trouve, cela va sans dire,  ses moyens propres.

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10. Parler boutique est toujours intéressant, mais parler d'argent ? Assommant la plupart du temps, ou alors c'est un élément fondamental de la réalité humaine et là ça m'intéresse, entre les délires d'Ezra Pound sur l'usure ou ceux de Léon Bloy sur le sang du pauvre, sans parler de L'Argent de Charles Péguy.


11. Quand des écrivains ou des artistes parlent d'argent, la médiocrité ou la mauvaise foi rivalisent le plus souvent avec la mauvaise foi et la médiocrité des discussions d'éditeurs ou de bourgeois parlant art et littérature.

12. Ma relation avec l'argent a toujours été de l'ordre de la fuite, voire du déni. Pour être libre comme l'oiseau ? Mais quel drôle d'oiseau, aussi nul en syndicalisme qu'en gestionnaire de sa propre fortune ! Et qui se prend les ailes dans le bitume du quotidien !

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13. Le titanesque travail de Marcel Proust est-il envisageable sans le confort de sa cellule tapissée de liège et sa table réservée au Ritz ?

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14. Le titanesque travail de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoievski est-il envisageable sans l'inconfort d'une vie d'incessants soucis pécuniaires aggravés par un entourage parasitaire, la malhonnêteté de ses éditeurs et la passion du jeu ?
15. Le bourgeois qui affirme que l'écrivain (ou l'artiste) doit souffrir pour s'accomplir a pleinement raison, sans avoir la moindre idée de ce que cela signifie.

16. Lorsqu'un écrivain (ou un artiste) proclame que tout travail mérite salaire, il cesse de parler en écrivain (ou en artiste).

17. Payé au lance-pierre dans le journal le plus chic de nos contrées où j'étais chroniqueur littéraire à la pige, je m'entendis répondre, un jour que j'avais râlé à ce propos, que je devais être fier d'écrire dans ce journal dont les pages financières étaient aussi très lues.

18. Le romancier établi rappelle volontiers que lui aussi à « mangé de la vache enragée » en ses folles années, où il a même "jeté quelques pavés".

19. Le poète Pierre Jean Jouve, comme le poète Rainer Maria Rilke, se montrait intraitable avec ses mécènes oublieux du terme, surtout les dames. Auront-elles jamais négligé d’arroser leurs catleyas ?

20. Anton Pavlovitch Tchekhov, soutien de famille à vingt ans, vendait ses contes hilarants à divers journaux qui le payaient à proportion de son succès populaire, puis il écrivit des récits et des pièces de théâtre plus sombres tout en exerçant la médecine, et sa période la plus noire date de ses années de succès. Mais on se gardera d'en tirer de trop hâtives conclusions.

21. Certains littérateurs qualifient leurs femmes légitimes d'Admirables Compagnes. C'est leur façon de les payer, alors qu'elles tiennent les comptes et lèvent leurs caleçons...

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