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Pâques de l'enfance

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Le jour est bien levé et lavé maintenant, ce matin de Pâques et du retour à ce qu’on dit les beaux jours, pleins de fiel et de sang. Un fond de bleus et de bruns terreux, travaillés par les années, un fond de verts et de terres à lents glacis, un fond de litanies en mineur, un fond de douleurs retournées et d’incompréhensible gaîté tisse la page de plus qui se déploie à l’instant et nous écrit.

La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée par les sbires du Planificateur. Or Mozart est solide en bourse ce matin. Le titre Baudelaire bien placé ce matin lui aussi. Les démons de Dostoïevski se portent bien, merci, ce matin radieux. Les enfants en armes sont également donnés gagnants pour le tiercé de ce matin; les enfants des rues prêts à se vendre ce matin aux ordres des réseaux du Planificateur; le chaos minutieusement rétabli ce matin par les services du Planificateur…


La tentation serait forte alors de conclure qu’il n’y aurait plus rien: que rien ne vaudrait plus la peine, que tout serait trop gâté et gâché, que tout serait trop lourd, que tout serait tombé trop bas, que tout serait trop encombré. On chercherait quelqu’un à qui parler mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho, on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors qu’on serait prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.


Ainsi le prêchi-prêcheur de ce matin le dit-il, en vérité il le leur dit, aux mères du monde dans lequel nous vivons : qu’elles n’aient aucun regret, car ce qui leur reste de meilleur n’est pas que du passé, ce qui les fait vivre est ce qui vit en elles de ce passé qui ne passera jamais tant qu’elles vivront, et quand elles ne vivront plus leurs enfants se rappelleront ce peu d’elles qui fut l’étincelle de leur présent - ce feu d’elles qui nous éclaire à présent, et la lumière de tout ça, la lumière sans nom de tout ça – la lumière témoignera.

Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’été bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu soyeux, l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...


Le feu ne cesse pas d’être le feu de très longue mémoire. Bien avant leur naissance ils le portaient de maison en maison, le premier levé en portait le brasero par les hameaux et les villages, de foyer en foyer, tous le recevaient, ceux qu’on aimait et ceux qu’on n’aimait pas, ainsi la vie passait-elle avec la guerre, dans le temps…
Trop souvent, cependant, nous avons négligé le feu. Ce qui nous était naturel, la poésie élémentaire de la vie et la philosophie élémentaire, autant dire : l’art élémentaire de la vie dont le premier geste a toujours été et sera toujours d’allumer la feu et de le garder en vie – cela s’est trop souvent perdu.


Or nous croyons le plus souvent que les silencieux se taisent à jamais. Mais s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout : s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux – si nous écoutions le silence des oiseaux qui chantent en nous ?


Ce matin encore, imaginairement descendu par les villages aux villes, je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous les fenêtres de nos aïeux citadins, dans le temps certes, certes il y a bien du temps de ça mais je l’entends encore par la voix des silencieux et les filles sourient toujours aux sifflets des ouvriers des vieux films du muet - et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ?


Tous ils semblent l’avoir oublié, ou peut-être que non, au fond, comme on dit, puisque tous les matins il t’en revient des voix, et de plus en plus claires on dirait, des voix anciennes, autour des fontaines ou au fond des bois, vers les entrepôts ou dans les allées sablées des palmeraies - des voix qui allaient et revenaient, déjà, dans les vallées repliées de ta mémoire et la mémoire de tous te rappelant d’autres histoires, et revenant chaque matin de ces pays au tien - tu le vois bien, que tu n’es pas seul ni loin de tous…


Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c’est aujourd’hui de moins en moins qu’il faut dire puisque tout est plus clair d’approcher le mystère prochain, tout est plus beau d’apparaître pour la dernière fois peut-être – vous vous dites parfois qu’il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous reviennent et leur murmure d’eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin et du soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.


(La Désirade, ce 31 juillet 2009)

(Extrait de L'Enfant prodigue, récit achevé ce matin)


Une lumière dans la nuit

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Une lecture de La petite lumière d'Antonio Moresco

Un effroi d’enfance nous reprend parfois lorsque nous ouvrons les yeux dans le noir de la nuit, ou dans le silence blanc du jour, et c’est l’intense sensation physique, et métaphysique à la fois, qui nous saisit dès les premières pages de La petite lumière d’Antonio Moresco, qui ne nous quittera pas après avoir traversé ce livre ouvert entre deux infinis.

Le narrateur se trouve comme au bord du ciel, dans un hameau désert des monts boisés où il s’est retiré on ne sait pourquoi et d’où tous les soirs, la nuit venue, il aperçoit, au flanc de la montagne d’en face, une petite lumière. Et tout de suite cela nous parle, à l'intime, nous incitant alors à nous approprier personnellement le récit.

Je me suis donc rappelé, en lisant les premières pages de La petite lumière, cette nuit d’il y a une trentaine d’années où nous nous trouvions dans un tout petit refuge de montagne, avec des amis. Or, tandis qu’ils dormaient je m’étais relevé, bien après Minuit, attiré par je ne sais quoi sous la voûte prodigieusement étoilée formant comme un dôme au-dessus des rochers et des glaciers blêmes, jusqu’à la cime baignée là-haut de clarté lunaire ; et la sensation d’infini que j’éprouvais alors s’était mêlée à celle de n’être rien que chair mortelle; et je pensai aux cendres de notre ami que nous répandrions, le lendemain, du sommet de la montagne dans les couloirs verglacés de la face nord où, un mois plus tôt, notre compagnon de tant d’équipées s’était tué.

L’homme de La petite lumière s’est retrouvé là on ne sait pourquoi. Installé dans une maison de pierre et de bois au toit d’ardoises, il ne fait rien d’autre que songer et cheminer entre son logis et le petit cimetière aux lumignons, en contrebas, observant la nature avec une sorte d’attention exacerbée par ses poussées végétales et ses combats silencieux – on se rappelle, dans la foulée, le récit de Dino Buzzati évoquant les massacres muets qui se perpétuent, chaque nuit, entre insectes féroces et autres rongeurs sans pitié, dans les prairies aux airs tout sereins et bucoliques; et c’est dans l’inquiétante étrangeté de cedésert, au sens où l’entendaient ermites et moines d’antan, que, la nuit venue, le solitaire perçoit la petite lumière comme un signe de Dieu sait quoi.

L’homme étant ce qu’il est, sorti de la nature comme on sait, mais sans savoir pourquoi, voudrait le savoir cependant et s’expliquer, en l’occurrence, ce que signifie par exemple, là-bas, cette petite lumière.

Ainsi va-t-il aux renseignements, comme on dit. Or comme il y a, dans les environs, d’autres hameaux habités, il y va de son enquête, sans obtenir de réponse sur la nature de cette lumière, sinon d’un paysan à l'accent étranger ferré en matière de visiteurs de l’espace, qui a observé de ses yeux divers phénomènes dont l’apparition d’un grand œuf de lumière...

Mais c’est ensuite au lieu enfin repéré de la source de lumière, dans un hameau aussi désert que le sien, que le solitaire enquêteur découvre la vérité sur la source de la petite lumière, en la personne d’un enfant au crâne rasé dont la réserve farouche lui en en impose d'abord.

L’enfance de l’art requiert la plus grande simplicité, et l’on sait l’importance de l’Objet, qui a souvent valeur de symbole, dans les contes, et c’est tout l’art d’Antonio Moresco, de combiner, dans La petite lumière, qu’on pourrait relier à la filiation du réalisme magique, ou métaphysique, de la littérature ou de l’art italiens, un parfaite limpidité apparente, bien tangible et concrète, et comme nimbée de mystère et d’ombre éblouissante, si l’on ose dire, et les éléments tout à fait ordinaires et concrets d'un récit précis.

On pourrait dire aussi, pour creuser plus profond, que l’enfant de La petite lumière figure à la fois notre en deça et notre au-delà, la rencontre du protagoniste avec le petit garçon pouvant se lire, aussi, comme une rencontre avec ce que nous avons été où la projection de ce que nous serons dans quelque au-delà imaginaire.

« La petite lumière sera comme une luciole pour les lecteurs qui croient encore que la littérature est une entreprise dont la portés se mesure dans ses effets sur l’existence », lit-on sur la quatrième de couverture de ce grand petit livre traduit de l’italien de façon probe, sans enjoliver la langue-geste sans fioritures de Moresco, par Laurent Lombard, et l’on devrait en citer in extenso le vingt-quatrième de ses brefs chapitres (pp.106-107) pour mieux faire sentir l’effet possible de cette prose sur notre existence.

La petite lumière paraît, aux éditionsVerdier, dans la collection intitulée Terra d’altri, où l’on relève les noms de Francesco Biamonti et d’Erri De Luca,d’Elsa Morante ou de Mario Rigatoni Stern, entre autres « autres » terriens affiliés à ce que Georges Haldas appelait la « société des êtres ».

Or il faudra revenir sur le parcours singulier d’Antonio Moresco, dont vient de paraître un nouvel ouvrage traduit à la même enseigne, mais dans l’immédiat s’impose la citation du début de ce vingt-quatrième chapitre de La petite lumière, qui en indique assez la tonalité pascalienne et la tonne musicale particulière :
« Comment savoir si au-dessus du ciel il y a un autre ciel ? », je suis en train de me demander, assis devant le précipice. Du moins celui qu’on voit d’ici, de cette gorge, au-dessus de cet agglomérat de maisons et de ruines abandonnées. Comment savoir si la lumière n’est pas elle aussi à l’intérieur d’une autre lumière ? Et quelle lumière ça peut bien être, si c’est une lumière qu’on ne peut pas voir ? Si on ne peut même pas voir la lumière, qu’est-ce qu’on peut voir d’autre ? Comment savoir si la matière dont se compose l’univers, tout du moins le peu qu’on réussit à percevoir dans l’océan de la matière et de l’énergie noire, n’est pas à l’intérieur d’une autre matière infiniment plus grande, et si la matière et l’énergie noire ne sont pas à leur tour à l’intérieur d’une obscurité encore plus grande ? Comment savoir si la courbure de l’espace et du temps, si courbure il y a, si temps il y a, ne sont pas eux aussi à l’intérieur d’une courbure plus grande, un espace plus grand, un temps plus grand, qui vient avant, qui n’est pas encore venu ? Comment savoir pourquoi ça s’est arrangé comme ça, dans ce monde ? Est-ce que c’est comme ça partout, s’il y a un partout, dans ce déchaînement de petites lumières qui percent le noir dans cette nuit froide et dans l’obscurité la plus profonde ? »

Antonio Moresco. La petite lumière. Traduit de l’italien par Laurent Lombard. Verdier, coll. Terra d’altri, 122p.

Le guichet aux miracles

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Pour tel jour je m’étais commandé la rapidité du saumon sous la lenteur plombée des nuages du nord boréal.

Pour tel autre la furia de Beethoven alliée à l’implacable retenue de Svjatoslav Richter dans la modulation sottovoce de la sonate posthume en ré mineur de Franz Schubert.

Chacun se voudrait autre, si possible meilleur ; et d’ailleurs ceux qui visent trop bas sont assez souvent recalés.

Une jeune écervelée ne désire que s’éclater à Copacabana : recalée.

Notre mère quant à elle ne demandait qu’une chose, et c’est que Dieu lui rendît notre père : Tu n’as qu’à me prendre tout ce qu’il me reste mais lui, Tu me le rends, Brigand !

Elles sont nombreuses à déposer le même genre de demandes, que les employées reçoivent avec des airs gênés. Des conseillers en communication les aident à gérer ces dossiers toujours délicats.

Cependant l’une des employées, assez jolie, en pince pour le plus jeune des conseillers, qui n’a d’yeux que pour elle. On en conclut, et c’est tout bonus pour le Service, que l’affaire sera dans le sac ce soir encore.

(Extrait de La Fée Valse)

Le scalpel de Pascale Kramer

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À propos d'Autopsie d'un père, nouveau roman du mal-être, parfaite illustration d'un monde ébranlé.

1.Questions.

Que s’est-il passé ? Dans quel monde nous retrouvons-nous ? Qu’est-il arrivé aux gens ? Est-ce bien ainsi qu’ils vivent ? nous demandons-nous en traversant le dernier roman dePascale Kramer, Autopsie d’un père, très prenant de part en part et nous laissant finalement sur un sentiment mêlé de tristesse et de compassion tant yest rendue, avec précision et quelle justesse, la déroute vécue par certains (beaucoup) de nos contemporains, et même un peu tout le monde à maints égards, à l’enseigne d’un malaise de société latent voire lancinant.

Ce n’est pas la première fois que Pascale Kramer aborde ce thème du malaise – ou du mal-être contemporain :à vrai dire elle y achoppe dans tous ses livres, avec une attention particulière et constante portée à ceux qui, a priori, semblent mal dans leurs mots plus encore que dans leur peau.

En l’occurrence, la situation d’Autopsie d’un père est explicite puisque le thème central du roman implique l’incompréhension fondamentale qu’un père, brillant intello narcissique prénommé Gabriel, manifeste envers sa fille Ania moyennement douée et vite intimidée, voire paralysée par l’ironie et les sarcasmes paternels, dès son enfance.

2.Une autre domination.

Un paradoxe de l’époque tient à cela que le discours sur la domination (forcément critique) soit le prétexte d’une nouvelle sorte d’autorité plus ou moins péremptoire, évidemment liée au pouvoir d’un discours monopolisé par la présumée élite intellectuelle.

Ceux qui dénoncent la domination la pratiquent ainsi par leur discours, qui les habilite simultanément à dénoncer l’élitisme, cela se trouvant vérifiable dans les cercles universitaires et les médias, les cafés « philosophiques » et sur Facebook, notamment.

Il y a ceux qui pensent et les autres ;ceux qui savent et les autres ; ceux qui parlent et les autres. Or, à ceux-ci, qu’on dit parfois les « sans-langage », Pascale Kramer accorde autant sinon plus d’attention qu’aux autres, en captant non seulement ce qui se dit par le discours mais tout ce qui filtre des regards ou des mouvements corporels, des attitudes trahissant telle ou telle émotion.

Peut-on concevoir que quelques mots « qui font mal », ou qu’un seul regard de dédain, un rire entendu, un geste de rejet suffisent à plomber une relation entre un père instruit, « grande gueule » de surcroît, et sa fille peu sûre d’elle et inquiète de déplaire ?

Ce qui est certain, c’est qu’il y a là un riche matériau, pour un écrivain lucide et sensible, et Pascale Kramer le prouve en illustrant diverses modalités de la domination sans les« dénoncer » explicitement.

3. Au niveau des faits.

Le canevas narratif d’Autopsie d’un père est à la fois en phase avec l’actualité sociale et politique française actuelle, et comme assourdi par la distance que maintient Ania entre elle et l’« actualité », et plus précisément entre elle et les tribulations de son père.

Directeur d’une radio nationale, Gabriel, de la génération des soixante-huitards déçus et virant plus ou moins« réacs », a soudain « dérapé » en prenant la défense, publiquement, de deux jeunes banlieusards, eux aussi furieux contre « la société », qui ont massacré un immigré comorien passant dans leur quartier.

Même réduite à quelques traits élémentaires, la « dérive » de Gabriel, immédiatement sanctionnée par les médias – le récit commence après le désaveu de sa rédaction – est aussitôt liée, dans la conscience du lecteur, à tout un climat actuel de suspicion et d’opprobre,voire de lynchage public ; et c’est ce qui arrive précisément à Gabriel, dont la tendance à la montée aux « extrêmes » est connue de sa fille,mais sans plus.

Que révèle alors l’« autopsie » de ce personnage ? Un affreux « facho », provocateur à la Soral ?

Bien plutôt : un type certes excessif mais dont les positions ont une histoire (comme celles d’Alain Soral sans doute), révolté par les trahisons ou la veulerie de sa génération, et protestant contre la déperdition de l’esprit et de l’exigence,mais à la fois narcissique et parfois grossier, incapable de s’intéresser à sa fille et lui reprochant de se tenir loin de lui, puis se suicidant tout à coup de façon atroce.

3. De l’incarnation.

Pascale Kramer a le sens des gens, et le rare talent, en tant que romancière, d’en tirer des personnages silhouettés,détaillés et individualisés sans recourir à aucune description, à très fines touches insérées dans le récit.

C’est Ania, la protagoniste, qui dit de Clara, dernière compagne de Gabriel, qu’elle a « le sens des gens », mais Pascale Kramer, à vrai dire, est beaucoup plus attentive aux gens que ne l’est Clara son personnage, et surtout réceptive à ce qu’ils endurent ; de fait,Clara ne comprend Ania qu’à moitié, qui la perçoit à vrai dire plus finement in petto…

Ania, femme divorcée d’environ 35 ans, mère du petit Théo, 6 ans, et fille de Gabriel dont elle apprend le suicide le lendemain de sa visite, après quatre ans de silence – Ania donc est en somme le révélateur de l’univers paternel, alors même qu’elle en est rejetée. C’est à travers son regard, apparemment distrait, qu’on va découvrir Clara pendant ce que durera l’enterrement de Gabriel, mais également à travers les réactions vives de son petit garçon. Les enfants, chez Pascale Kramer, comptent énormément...

Or tous les personnages du roman, sans tomber dans le travers des « figures représentatives », trouvent leur juste place dans ce portrait de groupe requérant cependant une lecture très attentive, tant les détails significatifs sont fins et précis pour « faire sens ».

On voit ainsi très bien qui est Clara, qui sont Jean-Louis et Jacqueline les gardiens de la résidence secondaire de Gabriel, qui est Novak l’ex Serbe d’Ania et père peu présent de Théo, qui estThéo et qui est l’ancienne amante de Gabriel, la douce directrice de l’école deThéo qui explique avec compréhension l’évolution du désespéré venu comme elle de la province montagnarde.

4.Concert de « voix »

L’originalité des romans de Pascale Kramer tient à ce que,sans effets de style apparents – si l’on excepte ici et là tel ou tel mot inattendu et non moins pertinent -, les voix de ses personnages se fassent entendre hors de tout dialogue explicite ordinaire, où le discours indirect se substitue à la convention dialoguée dont une Ivy Compton-Burnett a fait, soit dit en passant, un art majeur.

Tout se passe ici comme si l’on était dans les têtes des gens. Ainsi Gabriel se demande-t-il in petto à propos d’Ania : »Quelle sorte de blessure, supposément causée pae lui, prétendait-elle venger par cette vie de médiocrité ? » Mais qui parle en réalité, puisque Gabriel est mort : la romancière ou l’un de ses autres personnages ? Et de même,à propos de son père, Ania se demande : « De quelle sorte de désespoir pouvait donc se nourrir un homme capable d’une telle amnésie envers les siens ? »

Or ce dialogue indirect manifeste lui-même un glissement subtil entre les personnages, ou comme une incertitude latente, une part de supposition ou de réserve reproduisant en somme le non-dit des relations. On est tendu, on explose soudain, on exprime par des mots quelques chose de trop, puis on se reprend, on soupire une vague excuse, mais le geste compte plus que le contenu verbal de la réplique. Nathalie Sarraute a exploré ces mêmes zones dans Disent les imbéciles, notamment.

Pourtant ces hésitations du langage ne signifient pas qu’on reste dans le vague ou le flou : au contraire une lucidité acérée éclaire le récit. Et tout à coup c’est un constat sociologique à la Houellebecq qui évoque la situation générale ressentie par Jacqueline et Jean-Louis, de l’espèce des « braves gens » tentés par le FN :« Le suicide de Gabriel confirmait en quelque sorte la menaçante débâcle annoncée d’un monde où ils s’alarmaient de ne plus se sentir ni en sécurité ni chez eux ».

Tout cela tissé de douleur diffuse qu’exacerbe la cérémonie un peu hagarde de l’enterrement, soudain perturbée par une bande d’« idéalistes » opposés aux idées du défunt.

5 . De la vérité romanesque.

Henry James dit quelque part que ce qui caractérise un bon roman est le fait que tous ses personnages ont raison. Cela se discute évidemment, mais ce qu’on peut dire,à la lecture des romans de Pascale Kramer, c’est que souvent, l’on découvre « les raisons » de certains personnages qu’on aurait jugés, voire condamnés selon les critères ordinaires de la « morale » ou de l’opinion publique.

Ainsi le lecteur qui serait tenté, à la lecture d’Autopsie d’un père, de prendre parti contre Gabriel, ou au contraire, avec Jacqueline et Jean-Louis, de mettre la faute sur le dos d’Ania, sera-t-il amené par le roman, moyennant une lecture attentive une fois de plus, à nuancer son jugement, sinon à le suspendre.

Pas plus qu’elle n’est psychologue ousociologue, Pascale Kramer ne pose à la moraliste d’époque, mais sa contribution à une meilleure compréhension de la vie des gens, dans le monde ébranlé qui est le nôtre, fait partie du plaisir que nous avons à lire ses phrases et à voir comme elle voit, à écouter comme elle écoute, à se laisser surprendre par les gens qui la surprennent ou qu’elle surprend à leur insu.

Pascale Kramer a le sens des gens, et d’abord sans doute parce qu’elle les aime, sans trace de sentimentalité ou de sensiblerie pour autant. On pense à la devise de Simenon en la lisant, à savoir« comprendre, ne pas juger ». Je me rappelle en outre ce que m’a répondu Patricia Highsmith le jour où je lui ai demandé ce qui, selon elle,expliquait les crimes de ses personnages : l’humiliation. Or l’humiliation est à la base du rejet, par Ania, de son père, qui aura trop souvent jugé avant de chercher à comprendre…

12304133_10208096144508238_1804892788421114879_o.jpgPascale Kramer. Autopsie d’un père. Flammarion 2015, 210p. Ces jours en librairie.

Le monde à livre ouvert

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Une rencontre avec Nicolas Bouvier, en 1992.

 

A l'ère du tourisme de masse et de l'exotisme débitant ses clichés, le voyage reste pour beaucoup un art à réapprendre. Or tout le parcours de Nicolas Bouvier s'inscrit dans cette perspective anti-exotique du voyage considéré comme une patiente lecture du monde, tant à travers l'espace que dans le temps, par le double jeu de l'empathie et de la mémoire.  

Parti, à vingt ans et des poussières (et vingt ans avant les hippies), sur la route encore déserte de l'Orient, l'écrivain genevois en a tiré un premier ouvrage maintes fois réédité, intitulé «L'usage du monde» (La Découverte,1985), qui constitue à la fois la chronique limpide et savoureuse d'un routard avant la lettre, et un traité non sentencieux du savoir-voyager.

Dans la même perspective, les «Chroniques japonaises» (Editions 24 Heures, 1990), cristallisant les observations d'un long séjour dans l'archipel nippon, et le «Journal d'Aran et d'autres lieux» (Editions 24 Heures, 1990), qui nous balade d'une Irlande fantomatique aux monts de Corée et aux brouillards chinois, poursuivent ce décryptage du monde où alternent portraits et évocations, notations cocasses ou digressions savantes. Quant au «Poisson-scorpion» (Editions 24 Heures, 1990), sans doute le plus beau livre que Nicolas Bouvier ait publié à ce jour — et qui lui valut lePrix Schiller et le Prix des critiques — c'est d'un «bad trip» qu'il rend compte au fil d'une prose admirable, tantôt restituant les chatoiements du monde avec lyrisme, et tantôt nous plongeant dans les sortilèges occultes de l'île de Ceylan.

Plus récemment, Nicolas Bouvier a consacré ses efforts conjugués d'iconographe et d'érudit à une présentation tout à fait épatante de l'art populaire suisse (Ars Helvetica, vol. IX). 

Enfin, au sommet de la tour de treize étages flanquant le vieux quartier de Carouge et où, ces jours, il s'affaire à l'archivage de trente ans de documents photographiques, l'écrivain évoque un projet d'écriture qui lui tient à cœur après tant de départs et de retours — quelque seize ans passés sous d'autres latitudes. Il s'agirait, pour lui, dans l'esprit qui inspirait un Jean Malaurie à l'approche des Esquimaux Inuit, de revisiter la Genève disparue de ses jeunes années...

—   On dit que le voyage aiguise le regard. Or comment la Suisse vous apparaît-elle, à vous qui vous en êtes souvent éloigné? Et qu'éprouvez-vous lorsque vous y revenez?

—   Divers séjours dans des universités américaines m'ont donné l'occasion, ces dernières années, de recentrer ma vision. Ma pluslongue absence n'a guère duré que sept mois, mais cela a suffi à me délivrer des poncifs que les intellos suisses alignent à propos de ce pays. Chaque fois que j'y reviens, je le trouve plus exotique. Je n'y vois pas du tout le pays casse-pieds qu'on prétend. C'est vrai qu'il y a des clans, des clubs et des cliques. Que j'évite. Mais j'y trouve aussi, concentrés sur un territoire infime, une profusion de gens intéressants. Bien sûr il y a les scandales fameux, mais cela ne m'a pas paru une mauvaise chose que l'image d'une Helvétie virginale et virtuiste en prenne un coup. Enfin, lorsque je reviens en Suisse,je suis frappé par la beauté de la campagne... et l'horrible français qu'on yparle! 

—   Cela étant, vous avez bel et bien éprouvé, à vingt ans, le besoin de partir...

—   En fait je suis parti dès l'âge de quinze ans! Il est vrai que ce n'étaient alors que de petites virées, mais, notez que la longueur du voyage ne fait rien à l'affaire: une pointe poussée en Bourgogne peut être aussi pittoresque qu'un périple en Mongolie. La curiosité a toujoursété plus forte, chez moi, que le besoin de fuir, même si, à l'époque de mes études, je tenais à échapper à une certaine convention carriériste de rigueur dans le milieu de bourgeoisie traditionnelle dont je suis issu. Au demeurant, je n'ai pas eu besoin de fuguer. Mon père, qui était un homme hypercultivé, mais que sa profession de bibliothécaire empêchait de beaucoup bouger,s'intéressait à mes découvertes et me pressait de les lui raconter. J'ai commencé à voyager vraiment dans l'Italie d'après guerre aux ruines encore fumantes. Puis ce fut la Laponie finnoise et le Sahara. Mais le premier grand choc, c'a été la découverte de la fabuleuse musique des Balkans, où je suis retourné plusieurs fois avant le grand départ pour l'Orient. La passion pour cette musique «sauvage», que nous allions écouter dans des auberges pleines d'odeurs d'oignon ou dans les mariages au coin des haies d'aubépines, représentait d'ailleurs un sésame dans la Yougoslavie de l'époque, qui restait soumise à un régime policier très sévère. 

—    Votre départ pour l'Orient, en 1953,marquait-il une rupture avec l'Occident? 

—    Absolument pas. Ella Maillart, lectrice du «Déclin de l'Occident», a fui l'Europe comme une civilisation déchue, mais je ne le ressentais pas du tout comme ça. Etudiant en histoire, j'admettais certes mal l'européocentrisme qui sévissait encore. Cela me gênait de n'entendre parler des civilisations lointaines que selon la logique du missionnaire ou du colon, et d'autant que j'ai toujours pensé qu'il y avait une continuité naturelle, dans le temps et l'espace, d'Asie en Europe et jusqu'en Californie. Ainsi, après un séjour de quatre ans au Japon, lorsque je me suis retrouvé en Corée, j'ai senti tout de suite que, de là, je pouvais rentrer à pied chez moi... 

— Qu'est-ce qui vous a retenu si longtemps au Japon? 

— J'y suis arrivé après un séjour à Ceylan où j'avais été très malade et très malheureux. Après la touffeur malsaine d'un incubateur,j'ai débarqué dans l'exquise fraîcheur d'octobre, en une période où les Japonais reprenaient confiance en eux. J'ai été très sensible au raffinement d'une culture tout à fait originale, et j'ai eu la chance d'explorer un Japon rural infiniment attachant, qui a probablement disparu à l'heure qu'il est. Enfin, je me sens proche du bouddhisme japonais, dont la vision du monde me paraît profondément réjouissante. 

— Vous évoquez à plusieurs reprises, dans vos livres, un «monde complet», dont vous retrouvez ici et là des reflets, comme d'une sorte de paradis perdu. Pourriez-vous en dire plus? 

— Il y a un beau mot, d'Eluard je crois, qui dit qu'il existe certainement un autre monde, mais qui se trouve dans celui-ci. C'est d'ailleurs cela qui me pousse à voyager. Dans tout ce qui compose un instant de vie, je pense qu'il y a des harmoniques, ou une héraldique, à déchiffrer, une lecture à deux niveaux. Je suis convaincu qu'en réalité le monde est tout le temps polyphonique, mais que notre lecture reste monodique par déficience mentale ou carence spirituelle, parce que nous sommes inscrits dans un temps linéaire, avec des projets, des échéances, des traites à payer. Parfois, cependant — et le voyage peut favoriser ces états —il nous arrive d'avoir des illuminations. Tout à coup il nous semble entendre toutes les voix de la partition. Ce sont des cadeaux que ces moments-là, qui enlèvent soudain à la mort ce qu'elle a d'inquiétant ou de révoltant, pour la restituer dans la polyphonie du monde. 

 

Du voyage

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C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.

 

Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire:  nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien.

 

043.jpgIl va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de  Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception  (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.

 

085.jpgAvant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert, ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François  vivant la peinture comme je la vis.  Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel partage culturel:  simplement une façon commune de vivre la couleur et la "vérité" peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.

 

Lucy1.jpgMa bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau ou un morceau de musique, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite, et demain ce sera reparti destination les Flandres pour une double révérence à Jérôme Bosch et Memling, et ensuite Bruges et Balbec, la Bretagne et Belle-Île en mer, jusqu'au zoo de la Flèche et ses otaries...

 

Image: les livres que nous emporterons cette fois...

 

 

 

Ceux qui vont voir ailleurs

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Celui qui ne sait pas pourquoi il repart faire le tour de sa chambre / Celle qui au seul nom de Bosch s'est décidée à faire un saut à Bois-le-Duc vu que c'est moi loin que L.A. point de chute de son cher inspecteur / Ceux qui avaient envie de revoir le retable d'Issenheim / Celui qui s’éloigne de l’autre côté des quais où l’attend le silence du lac / Celle qui dans le train de nuit relit Bartleby le scribe / Ceux qui renoncent (disent-ils) à s’exposer / Celui qui se croyant incompris en fait une pose un peu ridicule à la longue / Celle qui (dit-elle) a un jardin secret dans un autre pays / Ceux qui fuient la rumeur qu’ils alimentent malgré eux / Celui qui a élu domicile sur une colonne de stylite et qui peste de ne plus retrouver l’échelle pour en descendre nom de bleu / Celle qui va fêter à Vesoul la parution du 25e livre d’Adélie Bouton /Ceux qui célèbrent les morts de 33 ans y compris celle du Christ même si la date n’est pas sûre sûre / Celui qui est mort comme le Christ à 33 ans mais dans un fauteuil de dentiste suite au geste inapproprié de l’opérant / Celle qui va voir ailleurs si son boyfriend y est / Ceux qu’un accès de pudeur tardif fait renoncer à toute forme de divulgation de leurs secrets de famille sur Facebook / Celui qui croit s’amuser de tout et va en prendre plein la gueule vous verrez d’ailleurs c’est bien fait pour lui / Celle qui va refaire sa vie à Bombay après un lifting loupé / Ceux qui fêtent le centenaire du siècle écoulé depuis 1912 où vinrent au monde divers bambins doués épargnés par 14-18 mais pas par 39-45 / Celui qui pense que toute commémoration fait sens puisqu’elle fait date y compris celle des 4 premiers mois de son chien Snoopy ce matin dimanche au ciel agréablement bleu / Celle qui reste attentive à la courbe de popularité posthume de Dalida / Ceux qui font de la futilité une valeur à enseigner à leurs enfants conçus dans la légèreté / Celui qui se demande ce matin cequ’est devenu le romancier canadien Réjan Ducharme tellement discret à l’époque / Celle qui vomit sur le Quai Ouest les imbécillités qu’elle a été contrainte d’avaler au cocktail des auteurs de haïkus des Cantons de l’Est / Ceux qui restent à l’écoute disent-ils sur France-Culure qu’on reçoit hélas mal dans cette partie du Sahel / Celui qui se réjouit de faire un saut au Katanga pour voir un peu autrechose que des gendelettres gavés d’eux-mêmes / Celle qui a entendu parler de Big Brother par sa sœur adepte du jeu des fléchettes / Ceux qui ont entendu dire que Céline Dion aurait écrit un bouquin titulé L’Orage au bout de la nuit,etc.      

Image: le Bouddha protecteur de La Désirade tel que les termites chinoises l'ont embelli à travers les siècles...

Douce dinguerie de Robert Walser

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Cette année-là nous découvrions Le brigand, roman inédit du vivant du grand écrivain alémanique (1878-1956). Une pure musique au bord des gouffres de l'aliénation.

 

On lit Walser dans un tea-room comme on cheminerait dans une prairie lustrale bordée d'abîmes, avec un mélange de bonheur souriant et d'irrépressible angoisse. C'est que le noir à lèvres de la trop jolie serveuse, là-bas, lui fait une gueule de poupée fatale.On pense aux putes peintes aux auras de saintes de Louis Soutter. C'est à la fois doux et fou, accueillant et vertigineux, gentiment atroce. Il est possible au tea- room, avec son thé crème, de consommer un Weggli, ou bien un Stangeli, un Ringli ou un Gipfeli. Après qu'on a dit: «Merci bien» à la serveuse, elle répond: «Service». On lui donnerait un bec ou on l'étranglerait: c'est la Suisse. 

Le poète, en lisant le journal (tuerie en Angola et en Bosnie, légère embellie à Moribundia), songe au réconfort de la nature innocente. «Comme l'ombre des arbres nous fait du bien», remarque-t-il avant de se rappeler tel paysage «hölderlinement clair et beau». S'il était normal il se dirait: «Cette sommiche me zyeute, je me la fais.» Mais son amour est trop grand pour ce cliché de roman-photo. «L'amour est quelque chose d'absolument indépendant», griffonne-t-il. Et à un docteur il s'exclamera: «Ma maladie, si je peux appeler ainsi mon état, consiste peut-être en un excès d'amour.» 

Walser6.JPGPourtant, cet amour, le poète ne semble capable de le «faire» que par les mots. Bien entendu, les dames du tea-room le pressent de se marier avec telle Fräulein Wanda, ou telle Edith, telle Selma, et qu'il publie enfin un livre positif. Le poète voudrait bien faire plaisir («une jolie conduite nous rend jolis») à cette «foule de manteaux de dame». Hélas il ne peut qu'ironiser: «Le mieux c'est que j'aie un enfant et que je le présente à une maison d'édition, qui ne pourra guère le refuser.» 

 

Or cette indéniable dinguerie n'empêche pas son art de la narration digressive de faire merveille, à l'enseigne d'une lucidité souvent fulgurante et jamais démentie par la suite d'ailleurs, comme l'attestent les propos recueillis par Carl Seelig lors de leurs fameuses promenades. 

Publier un enfant, choyer un livre d'un tendre bout decrayon argenté, dérober à mesdames et messieurs leurs beaux pensers et sentiments (le brigand, double du narrateur, pique ses idées aux romans à quatre sous des kiosques) pour les aligner sur papier couché comme une bruissante foule de lilliputiens hiéroglyphique de deux millimètres de haut :c'est à cela que s'emploie Robert Walser à l'été 1925, quand il écrit Le brigand

Ultime fécondité 

Walser5.JPGSi les dames du tea-room en avaient seulement connaissance, le drôle aurait encore droit à leur considération de forme: son recueil La rose vient de paraître à Berlin chez Rowohlt, et les meilleurs auteurs du moment (de Musil à Hesse, puis de Kafka à Walter Benjamin) lui tressent des couronnes. 

En outre il aligne, en ces années, un nombre extravagant de proses (plus de 500 de 1924 à 1928) qu'on lui prend encore un peu partout, de Berlin à Prague, ou de Berne à Vienne. En 1925, il écrit: «Un temps on me tenait pour fou, et disait tout haut quand je passais sous nos arcades: «Il faut le mettre à l'asile», comme si le mal était conjuré. Cependant divers signes préludent à un effondrement que les gens raisonnables (notamment les directeurs de journaux abrutis de nazisme) contribueront à précipiter. La suite est biographique: de nouvelles crises, l'internement à la Waldau de 1929 à 1933, puis à Herisau de 1933 à 1956 où, le jour de Noël, on retrouve le corps du poète sans vie dans la neige, reproduisant la scène d'un sien roman de jeunesse... 

 

Plus que de l'art brut, dont on croit savoir ce qu'il est,  Le brigand désorientera les gens par trop raisonnables, mais pour peu que vous ayez en vous de la graine d'enfant ou un soupçon de folie, lisez ce livre tissé de fantaisie et de lyrisme mélancolique. Les vingt-quatre feuillets micrographiés qui le constituent, que Carl Seelig imaginait un objet relevant de l'art brut, se distinguent cependant absolument de celui-ci: il n'est que de comparer sa cohérence formelle et sa pénétration d'esprit au délire autiste d'un Adolf Wöffli, par exemple.

WalserTod.jpgSans outrance, l'on peut classer Le brigand, inédit du vivant de l'auteur puisqu'il ne fut déchiffré qu'en 1972, parmi les textes majeurs de Robert Walser. L'on y chemine, en longeant la rumeur noire des gouffres, comme dans un jardin candide oùretentirait la plus pure musique. 

 

Robert Walser. Le brigand, traduit (excellemment) par Jean Launay, Ed. Gallimard, 158 pages. 

Carl Seelig: Promenades avec Robert Walser, Ed. Rivages, 178 pages.

 

(Cet article a paru 1erfévrier 1994 dans les colonnes du quotidien 24Heures)

 


Un autre voyage

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335-097.JPGChemin faisant (132)

Diversion. - L'idée de repartir nous est venue à l'annonce de la grande expo consacrée à Jérôme Bosch dans sa ville natale de Bois-le-Duc, mais ce n'était qu'un prétexte: l'idée était plutôt de bouger, ou plus exactement: de se bouger, de faire diversion, de faire pièce à la morosité (?) de cette fin d'hiver, de ne pas nous encroûter (??), enfin bref l'envie nous avait repris de faire un tour comme en novembre (!) 2013 , sans autre raison, nous étions partis sur les routes de France et d'Espagne, jusqu'au finis terrae portugais de Cabo je ne sais plus quoi (!!) et retour par l'Andalousie et la Provence au fil de 7000 bornes (!!!) mémorables - je le dis parce que c'est vrai alors que je ne me rappelais rien, mais nib de nib, de notre première escale à Colmar avec les enfants il y a vingt ans de ça...

Profiter de quoi ?. - Cette année -là, déjà, les gens nous avaient recommandé de profiter, et déjà cela m'avait horripilé, comme de nous voir souhaiter de bonnes vacances. De fait et je le dis comme je le ressens: nous ne sommes plus à l'âge des vacances (notion que j'abhorre d'ailleurs) et l'idée de profiter me gâte le plaisir d'être simplement et de vivre le mieux possible malgré la conscience lancinante de l'atrocité de la vie subie par tant de gens et nos corps qui se déglinguent.

Le mieux possible ainsi, en ne faisant que passer à Colmar, c'était d'apprécier une Flammekueche au Munster arrosée de bière printanière et de ne voir que la beauté séculaire des colombages en fermant les yeux sur le kitsch touristique qui sévit de la petite Venise du coin à tous les hauts lieux du mauvais goût mondial actuel du moyennariat confit en miévrerie insultant toute vraie joie (Mozart chantant à l'orée de la mort) et toute beauté même terrible - le Christ de Grünewald aux épines...

Le pied léger.- Voyager léger n'est pas nier le poids du monde: c'est le reconnaître comme une part du chant du monde. Ainsi nous ai-je fait d'abord, sur la route, lecture du plein de journaux que j'avais fait, du Monde (révérence ultime à Jim Harrison) à L'Hebdo (trois Suisses sur cinq croient à la réincarnation) en passant par Détective (le monstre décapite sa belle-sœur fleuriste) et L'Obs (comment stopper Trump ?) par manière d'exorcisme et pour mieux voir ensuite, aujourd'hui et demain, tel le petit agneau noir pascal de Colmar, cela simplement qui est...

Voyager dans le temps

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7652_10209141107151651_3996705140843628094_n.jpgChemin faisant (133)

Transits du Christ. - Devant le Christ en croix de Grünewald figurant sur le retable d'Issenheim, vous restez évidemment saisi et silencieux - saisi par la profonde beauté de cette scène supposément hideuse de la crucifixion de la bonté incarnée, et silencieux de respect compassionnel en vous rappelant les milliers de malheureux recueillis par les frères antonins que la vision du Seigneur souffrant et des deux petites femmes agenouillées à ses pieds (Marie la mère et Marie-Madeleine notre sœur pécheresse) aidait à supporter leurs nodules douloureux et leurs purulentes pustules. 

Comme le Christ gisant du jeune Holbein à Bâle, le crucifié de Grünewald (nom incertain, comme celui d'Homère, d'un artisan peintre génial qui était aussi savonnier à ses heures) est d'un réalisme halluciné dont la fiction dépasse la réalité de l'humanité douloureuse de tous les temps, sans rien du dolorisme sentimental des figurations soft. La souffrance du Christ de Grünewald est le plus hard moment à vivre les yeux ouverts, mais ce n'est qu'un moment de la sainte story, comme Lampedusa ou Palmyre (ou Grozny où le jardin public des enfants récemment massacrés au Pakistan) ne sont que des moments de la crucifixion mondiale. 

A2697.jpgEnsuite la visite continue, comme on dit, vous rebranchez votre guide audio, vous passez de l'autre côté du retable et là le cadavre terrible s'est transformé et transfiguré en un athlète doré qui s'envole dans la nuée orangée et c'est l'alleluia du Paradis de Dante où les démons grimaçants n'ont pas plus accès que les Salaloufs de Daech...


Transit jazzy. - Notre Honda Jazz blanche a la dégaine d'une souris d'ordinateur. Lady L. en assure la conduite, pendant que je nous fait diverses lectures, avec l'aide d'une autre copilote électronique parlant comme d'un nuage. Miracle tout humain de la technique, mais c'est Notre Lady seule qui d'un coup de volant évitera le motard kamikaze qui vient de jaillir d'entre deux poids lourds. 

12920418_10209141108591687_1991617419102906615_n.jpgOr je lis, au même instant et pêle-mêle en alternance, un papier du Monde où il est question du dernier livre de Gérard Chaliand déplorant le nouvel art occidental de perdre la guerre (la faute aux politiques tellement moins conséquents que les militaires de carrière et les poètes), un exposé historique du temps de Grünewald suivant celui de Dante et recoupant celui de Jérôme Bosch sur fond d'empire romain-germanique et de chrétienté soudain secouée par la Réforme, un chapitre revigorant d'un Bob Morane trouvé dans une bouquinerie de Colmar, un reportage sur le recyclage des déchets péchés en Méditerranée aux fins de tissages de haute couture, quelques pages de divers livres supportant plus ou moins la lecture orale et le début très scotchant (sur e-book) du dernier opus d'Emmanuel Carrère évoquant une tentative de matricide assez bouleversante - et la Moselle apparaissait en contrebas des monts boisés, et la Jazz survolait Verviers tandis que la copilote donnait ses ordres de sa voix d'hôtesse de l'air: à 300 mètres vous avez un précipice que vous tournez par la droite et ensuite vous allez dans le mur si vous ne m'obéissez pas...

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Transit temporel.
- J'aime assez le "roman" de Philippe Sollers intitulé Voyageurs du temps, mais le récent Mouvement me semble surfer sur tout et n'importe quoi (la Bible sur un ton de connaisseur aussi assuré que des manies de Hegel ou de la poésie de Mao traduite par ses soins, ben voyons, de l'accélérateur de particules de Geneva-City ou de Roberto Saviano méritant selon lui le Nobel de littérature...) au point que tant de bluff 
- sans parler de la désinvolture avec laquelle il se dédouane de sa jobardise maoïste passée - finit par dégoûter après le voyage immobile de l'homme divin cloué nous rejoignant par le miracle avéré de l'Art...

 

Le savoir de Kertesz

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Kertesz9.JPG"L'homme qui a créé Auschwitz se clonera sans états d'âme", écrivait l'écrivain hongrois qui vient de disparaître...

L'écrivain juif hongrois Imre Kertesz, Prix Nobel de littérature 2002, note ceci dans le journal qu'il a tenu entre 1951 et 1995: « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l'homme a créé Auschwitz. »

En 1995, en visite à Jérusalem, près du mur des Lamentations, Kertesz éprouve soudain « le sentiment d'une grande fracture » et il ajoute: « Le souvenir presque palpable, vivant, d'une tragédie mythique — depuis longtemps galvaudée dans d'autres régions du monde — emplit l'air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l'édifice éthique qu'est — si l'on peut dire — le pilier de l'histoire spirituelle de l'homme. Qu'est cette fracture ? Les pères ont condamné l'enfant à mort. Cela, personne ne s'en est jamais remis. »

Imre Kertesz ne s'est jamais remis, non plus, d'avoir vu son enfance crucifiée entre Auschwitz et Buchenwald. « Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais », écrit-il en constatant aujourd'hui que « l'Afrique entière est un Auschwitz » avant de nous interpeller: « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel ; la politique, du banditisme ; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires ; la loi, la règle d'un jeu de dupes ; l'antisémitisme, Auschwitz ; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c'est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l'on s'écrie: Amour, alors tous savent que l'heure du crime a sonné, et si c'est: loi, c'est celle du vol, du pillage. »

Se fondant sur la négativité absolue et le caractère « impensable » de l'extermination nazie, le philosophe allemand Theodor Adorno affirmait qu' « écrire un poème après Auschwitz est barbare » et même que « toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, est un tas d'ordures ». En même temps, cependant, Adorno reconnaissait qu'il était essentiel de « penser et agir en sorte qu'Auschwitz ne se répète pas ». Or ce n'est pas le silence, fût-il le signe du plus haut respect, mais la parole de l'enfant crucifié, dans le bouleversant Etre sans destin d'Imre Kertesz, qui nous transmet cette souffrance d'un savoir, et le savoir de l'origine de cette souffrance qui continue tous les jours de crucifier les « enfants » de la planète.

« Les situations modernes riment toujours un peu avec Auschwitz », écrit encore Imre Kertesz, « Auschwitz ressort toujours un peu des situations modernes. » Et nous nous rappelons alors que c'est le Gouvernement hongrois légitime qui a livré l'enfant aux nazis, avant que son livre ne soit, une première fois, refusé par les fonctionnaires socialistes. Nous nous rappelons que c'est dans les camps soviétiques, ainsi que le raconte Vassili Grossman dans Vie et destin, que le sinistre Eichmann puisa d'utiles enseignements à son entreprise d'extermination. Nous nous rappelons que la technique d'Auschwitz fut appliquée, à l'état encore artisanal, à l'extermination des Arméniens par les Turcs et à celle de leur propre peuple par Staline et Pol Pot. A la question de savoir ce qui distingue le fascisme du communisme, Kertesz répond que « le communisme est une utopie, le fascisme une pratique — le parti et le pouvoir sont ce qui les réunit et font du communisme une pratique fasciste ». Mais au-delà de cette distinction « historique », la « pratique » continue de s'appliquer aujourd'hui sous nos yeux de multiples façons.

« L'esprit du temps, c'est la fin du monde », écrit encore Kertesz, et voici le dernier enfant crucifié: le clone créé de main d'homme. Comme on le multipliera, on l'exterminera sans états d'âme. Pourtant l'espoir luit dans la conscience désespérée: « Etre marqué est ma maladie, affirme enfin Imre Kertesz, mais c'est aussi l'aiguillon de ma vitalité. »

Imre Kertesz: Un autre. Chronique d'une métamorphose. Actes Sud, 1999.
Etre sans destin. Actes Sud, 1999.

Portrait photographique d'Imre Kertesz: Horst Tappe.

Le Nobel à Chessex

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Flash-back sur la création d'un comité de soutien pour l'attribution du Nobel de littérature à l'écrivain consacré par le Goncourt en 1973. Le poisson d’avril de JLK en 1986, dans La Tribune-Le Matin...

 

Confirmant une rumeur déjà répandue dans les milieux littéraires et les cafés de nos régions, la nouvelle officielle de la constitution du comité « Le Nobel à Chessex » ne laissera de réjouir les habitants du Jorat, dont l’écrivain honore le voisinage, les Vaudois de bonne souche et tous ceux qui, dans les grandes largeurs, considèrent que ce grand arbre de la frêle forêt littéraire contemporaine demeure par trop inaperçu.

images.jpegRécemment encore, à la lecture du très bel hommage composé à la gloire du Maître par nos éminents confrères Jérôme Garcin et Gilbert Salem, et simplement intitulé Jacques Chessex (*), nous nous sommes avisé avec quelle indignation de cela que, malgré tant de signes de reconnaissance venus de partout, l’auteur de L’Ogre n’était pas encore, de son propre dire, véritablement reconnu par les siens. De fait, et lors même que des thèses universitaires et autres études sont consacrées à son œuvre de Bologne en Pologne, tandis que ses livres paraissent en Turquie et jusqu’au Japon méridional, Jacques Chessex fait toujours l’objet d’une certaine grogne, voire d’une grogne certaine, de la part de ses concitoyens.

N’a-t-il pas été, à maintes reprises, en butte aux « détracteurs musclés » que cite fort justement Jérôme Garcin ; et les âmes frileuses, les bonnets de nuit que ses œuvres fortes et drues, aux abrupts vertigineux, ont choqués, ne sont-ils pas allés jusqu’à le menacer de sévices, voire de mort violente ?

Or donc, à l’instant de remettre nos pendules à l’heure d’été, et tout juste un mois après l’attribution combien méritée du premier « Prix Jacques Chessex » à Jacques Chessex par l’Association romande de chessexologie, la perspective d’une réparation à telle hurlante injustice nous paraît digne de la plus entière adhésion à tous les niveaux, et d’autant plus que le Prix Nobel de littérature n’aura jamais été décerné, jusqu’au jour d’aujourd’hui, qu’à des littérateurs suisses d’extraction alémanique.

 images-1.jpegAu demeurant, l’initiative du comité « Le Nobel à Chessex » n’est pas une « première » susceptible d’effaroucher les pusillanimes. Ainsi a-t-on vu, déjà, l’écrivain tessinois Felice Filippini mettre sur pied, ces dernières années, une association de la même espèce visant à sa propre nomination au Nobel. Or, qui jurerait que l’oeuvre forte et drue de Jacques Chessex ne vaut pas celle de l’homme de lettres d’outre-monts ?

 

Tous à Stockholm !

En tout cas, l’appui déclaré, au titre de secrétaire exécutif, de l’écrivain français François Nourissier, qui a déjà porté notre honneur cantonal sur les fonts baptismaux du Prix Goncourt, devrait jouer un rôle essentiel dans les négociations avec l’Académie suédoise. En outre, pour donner à pareille démarche la signification populaire et nationale qu’elle se doit de revêtir, une « Marche sur Stockholm » est envisagée l’été prochain, dont nos lecteurs obtiendront le détail des modalités de participation chez le président du comité « Le Nobel à Chessex, » à l’adresse suivante : Jacques Chessex, écrivain, 1099 Ropraz.

 

 

Que le ciel s’ouvre au grand arbre !

Au moment d’apprendre la constitution du comité Le Nobel à Chessex, diverses personnalités du monde littéraire et politique ont accepté de nous confier leur sentiment unanime.

Pierre Aubert, conseiller fédéral : « J’entrevois déjà la possibilité d’une ouverture nouvelle à l’influence de notre pays sur la communauté internationale. Le message n’a pas entièrement passé en ce qui concernait l’ONU. Mais notre peuple comprendra l’intérêt vital de cette initiative non politicienne pour laquelle je m’inscris partant au nom du Conseil fédéral. Et puis, nos forêts ne sont- elles pas menacées ? Par conséquent, défendons ce grand arbre I »

HaldasSalon.JPGGeorges Haldas, écrivain à ses heures :« Je regrette que Jacques Chessex me batte froid depuis que l’on m’a coiffé, à mon corps défendant, du Grand Prix C.-F.-Ramuz. Ce qu’il ignore, c’est que j’ai failli refuser cette distinction à son profit, craignant de porter ombrage à ce grand arbre. En fait, je pensais qu’il méritait mieux. Au plan concret, je serai de la marche sur Stockholm. Il en va de l'état de poésie. »

Jean Ziegler, sociologue et lecteur enthousiaste :  «De tout cœur et fraternellement en toute chaleur,  je m’associe au dissident vaudois, ce grand arbre que la forêt de nos banques dissimule odieusement. »

Henri-Charles Tauxe, critique littéraire et laudateur titré et attitré de Jacques Chessex : « Nom de bleu, c’était le moment ! Il y a tant de paies que je tartine sur ce grand arbre ! Salut Jacques ! Santé !»

Boschmania

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Chemin faisant (134)

Folie collective. – La fantastique exposition consacrée ces jours à Bois-le-Duc (qui se prononce ‘s-Hertogenbosch en batave) à l’œuvre non moins extravagante de Jheronimus van Aken, plus connu sous son pseudo de Jérôme Bosch (à ne pas confondre avec l’inspecteur Bosch des thrillers californiens de Michael Connelly), déborde de toute part des murs du Het Noordbrabants Museum pour consommer une sorte de surexposition urbaine où toutes les boutiques, les restaus, les moindres bâtiments publics, les devantures de

librairies ou de laiteries, toutes les les vitrines, les places et les moindres recoins ecclésiastiques déclinent le nom et les images de Bosch dont le mythique char de foin, symbolisant la concupiscence humaine (plus tu bouffes de foin plus tu alimenteras le feu de l’enfer, etc.), devient la métaphore dominante à nuance délectablement rabelaisienne.

12321194_10209153146212620_3296018516390792163_n.jpgDe fait, ce délire collectif fondé sur la récupération chauvine et commerciale d’un génie local dont la ville natale ne possède pas une seule œuvre ( !) n’a rien de bassement opportuniste ou déplaisant, ni rien du kitsch touristique ordinaire bas de gamme (l’abominable prolifération des masques carnavalesques dans les vitrines de Venise), mais foisonne et buissonne avec le même brio cocasse et plein d’humour de la peinture de Bosch parfois limite « art brut », plus folle que les surréalistes (qui y ont puisé avant que les analystes freudiens ne s’y épuisent) et combien caractéristique de la bascule du Moyen Âge à la Renaissance – entre les visions d’un Dante et les raisons d’un Erasme.

1002101-Jérôme_Bosch_la_Tentation_de_saint_Antoine.jpgBosch & Co. – La célébration de l’enfant du pays (mort en août 1516) par ses concitoyens a été l’occasion, avant son transfert prochain au Prado), de réunir le modeste fonds pictural de Jérôme Bosch (moins de 30 peintures authentifiées et une vingtaine de dessins) éparpillé aux quatre coins de notre ronde planète, bénéficiant d’une présentation aussi somptueuse que parfois difficile d’accès (les tableaux les plus célèbres attirent une foule compacte quasi impénétrable), et mis en valeur par une quantité de petit écrans vidéo détaillant chaque œuvre. Par ailleurs, un véritable branlebas de science pure et dure a réuni des spécialistes du monde entier à l’enseigne du BRCP (Bosch Reserch and Conservative Project) qui a fait le point sur moult mystères subsistant autour de pas mal d’œuvre attribuée à tort au Meister (ses plagiaires usaient volontiers de sa signature) entre autres constats inédits facilités par la réflectographie ou la dendrochronologie qui est comme chacun sait la technique permettant de dater le bois des panneaux peints de  Bosch (le nom de Bosch signifiant lui-même le bois) par l’analyse du support ligneux...

12932850_10209153145932613_3489021813679034881_n.jpg12472610_10209153144052566_7370172820919501391_n.jpgL'habitus batave. – Si vous passez par ‘s-Hertogenbosch, qui se situe comme chacun sait entre le quartier rouge d’Amsterdam et l’Abbaye de Thélème, vous trouverez partout les emblèmes moraux de la Quête très-chrétienne de Bosch (aussi préoccupé que Dante parle salut d’un peu tout le monde, dont il illustre la tortueuse voix d'accès par son espèce de BD magnifique) et l’imagerie profuse et joyeuse qui en découle, mais aussi lecœur d’une ville à l’architecture aussi élégante que ses boutiques de fringues et ses terrasses de restaus et autres cafés bruns plus accueillants les uns queles autres, dans un style et un ton qui respire large comme aux airs des anciens empires, avec quelque chose de romain et de germanique mais aussi d’espagnol et de latino – nous nous sommes ainsi régalés hier soir de tapas arrosés de bière brune.

Si le Jardin des délices du Prado n’a pu faire le voyage, sauf en vidéo ou par les milliers de repros disponibles partout (mais pas un catalogue en langue française, soit dit en passant, et pan dans la cohésion européenne…), les délices de la bonne vie n’en sont pas moins réunis dans le grand bourg brabançon rendant grâces à son Artiste qui, rappelons-le, n’avait rien d’un malfrat ni d’un mendigot mais se trouvait prophète parmi les siens, bourgeois et chrétien, juste un peu dingo sur les bords comme tout vrai catho protestant du plat pays plus ou moins cousin d’Eulenspiengel le malicieux…

Batavia

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Chemin faisant (135)

Loin de la France.- Le nom d'un piètre président nous fait un peu oublier la grandeur passée et le génie toujours actuel de la Hollande. Celui-ci ne cesse de se manifester dans un habitus absolument original, tant par son architecture que par la belle tenue de ses toilettes, au double sens des tournures vestimentaires (spécialement féminines et enfantines) et des lieux d'aisance dont la rutilante propreté ne laisse d'épater chez un peuple capable de folles imaginations dont témoigne l'art d'un Bosch ou d'un Van Gogh.

12321384_10209164291651249_6888780685123736324_n.jpgUn génie tout autre.- Le substrat génial de la culture batave nous est apparu doublement hier, dans l'atelier souterrainement reconstitué de Maître Jheronymus et, en fin de journée, dans l'abyssal labyrinthe océanique du Burger's zoo d'Arnhem où vous déambulez au milieu des raies et des requins-marteaux, dans une féerie de petits poissons multicolores tournoyant autour de vous comme de mouvants oiseaux sous-marins à bigarrures de joyaux contrastant avec la sombre silhouette d'un galion englouti au nom effacé de Batavia. 

12472298_10209164292531271_7751954681887082764_n.jpgL'on se rappelle alors la mythique épopée du plus grand bateau du monde fracassé sur les récifs des Antipodes au temps glorieux de la flotte néerlandaise, racontée par Simon Leys (alias Pierre Ryckmans) dans un très recommandable petit récit.

En Europe mondiale. - on peut aimer la France, et plus encore notre langue, et se rappeler tranquillement cette évidence qui ne s'oublie qu'à Paris et dans l'Hexagone: qu'il est d'autres cultures et civilisations dans le monde que celles du nombril gaulois. Une librairie dédaléenne de Bois-le-duc se fera forte de vous le rappeler: que le Top Ten littéraire de ces lieux ne compte pas un nom d'auteur français, alors que les traductions du monde entier y prolifèrent...9573_10209164301051484_4113576977689578820_n.jpg12923118_10209164291331241_623683262708275067_n.jpg
Or franchissant un immense pont sur le Rhin dont les eaux chimiquement enrichies en ont vu d'autres, vers Nimègue, l'on se sent plein de reconnaissance réitérée pour une Europe millénaire qui doute trop souvent d'elle-même au bénéfice immérité de médiocres politicards et des blêmes fonctionnaires de l'Union désunie...

11217806_10209164290851229_1539360830955369698_n.jpg

Helene et le chien d'aveugle

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Chemin faisant (136)

Les milliardaires sont parfois d'utilité publique: c'est assez rare mais pas exclu, ainsi que l'a prouvé Helene née Müller, fille de capitaine d'industrie allemand, épousée toute jeune par le fringant Anton Kröller, lequel reprit l'affaire à multimillions de son beau-père non sans participer, dans la foulée de  son originale moitié, et avec l'aide d'un conseiller esthétique avisé du nom de H.P. Bremmer, à l'élaboration d'une collection artistique phénoménale riche de 11.500 pièces où l'avant-garde de la peinture du XXe siècle voisine avec celle de la sculpture jusqu'au tournant du millénaire illustré par les Christo et autres plasticiens du Land art.

12472355_10209167181003481_1269322140076456316_n.jpgSur plusieurs générations, la bonne œuvre d'Helene s'est déployée selon le vœu initial de celle-ci, consistant à témoigner de l'évolution de la création artistique du "réalisme"à l'"idéalisme", ou pour mieux dire: de la représentation figurative plus ou moins vériste de la fin du XIXe siècle aux multiples mouvements progressivement déconstructeurs de l'impressionnisme, du fauvisme et du pointillisme, du cubisme et du futurisme, du minimalisme et du conceptualisme et tutti quanti.

Or pendant et après le directorat de la belle Helene et de ses garçons, la collection s'est fait le reflet très sélectif des étapes successives de la création d'abord européenne et ensuite mondiale, autour du noyau central des plus beaux Van Gogh dont le premier fut payé 14 florins par la jeune Helene, soit la valeur de dix cafés...

12592258_10209167184323564_1019828825454906552_n.jpg12321211_10209167179963455_5491242494021127318_n.jpgLes mains de l'aveugle. - Durant notre visite de la partie intérieure de cette collection unique in ze World - dont les vastes jardins et la forêt alentour accueillent d'autres merveilles à l'air libre -, nous avons assisté à la scène très émouvante de deux aveugles, accompagnés de quelques amis et d'un chien de douce laine bouclée, palpant longuement, les mains gantées et les gestes délicatement "à l'écoute",  une sculpture de bronze à la fois ondulante et anguleuse de Boccioni (Forme uniche della continuità dello spazio, 1913), pendant que le chien de laine regardait fixement la fesse droite du fameux Clementius d'Ossip Zadkine...

12512404_10209167179043432_254104762603746026_n.jpgL'art dans les landes. - L'on parvient au musée Kröller -Muller en traversant des Landes tapissées de bruyère et entrecoupées de longues lignes de sable blond clair, où poussent les bouleaux à la manière russe et les pins à l'espagnole. Des bandes de vélocipédistes arpentent ces lieux sur de petites bicycles à freins torpédos. Autour des bâtiments de ligne très pure de la collection se répartissent les sculptures de tout genre, où telle femme agenouillée de Rodin voisine avec une grande composition signée Henry Moore sur une éminence semée de jonquilles, et plus loin se découvrent le Jardin d'émail de Dubuffet ou la Sculpture flottante de Marta Pan tournant lentement sur l'eau lustrale.

Tant de perfection serait cependant artificielle sans mots à redire, mais je n'en aurai qu'un, visant la pratique consistant à mettre trop de toiles sous verre.

Il va de soi qu'on ne touchera pas aux toiles comme le font les aveugles dûment gantés des sculptures, pourtant le verre sur tel paysage de Cézanne ou de Monet, sur tel Pissaro ou tel Corot, me semble un obstacle au regard.

Mais bon: passons, et réjouissons-nous de trouver un catalogue en langue française, et la foison d'oeuvres significatives réunies par dame Helene, à commencer par cette quintessence de la forme pure que matérialise Le Commencement du monde de Brancusi...

 


Ripley à Enschede

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12901466_10209183814859317_6669029358130306533_o.jpgChemin faisant (137)

Notre ami W. - C'est un peu en mémoire de sa dernière compagne M., antérieurement épouse du photographe d'art A., oncle de Lady L., que nous avons fait escale chez l'ami W. dont la ressemblance saisissante avec l'acteur John Malkovitch m'a frappé dès notre première rencontre à Amsterdam où il vivait alors avec M., décédée il y a deux ans de ça. 

12795140_10209183805099073_1199718350061669975_o.jpg

Or le manque de lumière de leur appartement d'Amsterdam a incité W., informaticien à la retraite et très porté sur le jardinage, à faire l'acquisition de cette maison en banlieue très classe moyenne, pourvue de grandes fenêtres et d'un jardin-patio ni trop chiche ni trop vaste, dont les racine de trois grands bouleaux en sa bordure compliquent un peu les vacations jardinières.


images-1.jpegW. se trouve cependant heureux dans cet environnement conjuguant nature et confort, avec le bonus d'une bonne bibliothèque, d'une collection de disques éclectique (ABBA, Bach, les Bee Gees, Beethoven, Brel, etc.) et l'héritage des tableaux de M. qui fut liée à tout un milieu artiste de pointe des années 50-60. Une belle aquarelle de Pieter Defesche témoigne de ce passé de la meilleure bohème que notre bien regrettée K., mère de Lady L. fréquenta elle aussi en son âge de jeune fille en fleur...

Unknown-1.jpegUnknown-2.jpegEntre virtuel et plus-que-réel. - John Malkovitch a composé un baron de Charlus assez improbable dans le film de Raoul Ruiz tiré de la Recheche du temps perdu, mais notre ami W. n'a vraiment rien d'un vieil aristocrate aimant se faire fouetter par de jeunes cochers. En revanche il me rappelle assez le mémorable Tom Ripley campé par le même Malkovitch dans Ripley's game, l'une des adaptations passables des romans de Patricia Highsmith au cinéma. 

Unknown.jpegOr l'idée, hier dimanche, de nous balader en compagnie du plus atypiquement discret des assassins, dans la foule un peu barbare du marché d'Enschede, nous a divertis et plus encore en partageant avec lui le Menu Zorba d'un restau grec, arrosé de vin liquoreux de Samos après l'ouzo de bienvenue; et le récit d'un voyage de l'ami W. en Pologne, avec sa compagne M., à bord de leur camping-car bleu, n'a laissé de nous faire imaginer quelque montage criminel intéressant autour d'un trafic de tableaux du genre qui a enrichi l'inquiétant Tom Ripley. Sur quoi nous sommes rentrés tranquillement dans la banlieue pavillonnaire d'Enschede où le meurtre le plus fréquent se commet à la télé...

12916163_10209183593933794_2009422055035378436_o.jpgL'insoutenable dureté de l'être selon Philippe Rahmy.
- Patricia Highsmith me dit un jour, dans sa petite maison de pierre d'Aurigeno, à l'écart du monde, que ce qui l'intéressait était essentiellement la réalité. Puis elle me confia qu'elle avait renoncé à la télé, craignant par trop d'y voir couler le sang. Rien de paradoxal en cela: c'est souvent par compulsion que les écrivains donnent dans le réalisme le plus noir, comme cela s'est vérifié ce jour même sur l'autoroute d'Utrecht tandis que je nous faisais la lecture du dernier livre de Philippe Rahmy, son premier roman, intitulé Allegra et tissé de la réalité la plus tendue, jusqu'à l'insoutenable, mais avec une force et une beauté expressives proportionnées à la douleur qui s'y exprime. 

Ceux qui ont lu les récits précédents de Philippe Rahmy l'ont évidemment constaté: que cet écrivain marqué dans sa chair par la maladie (qu'on appelle maladie des os de verre) est de ceux, comme une Flannery O'Connor, qui auront tiré, de leur fragilité même, une force sans pareille. Dès les premières pages d'Allegra, les phrases claquent et cinglent, et c'est de la musique, au fil de la première fiction narrative de l'auteur, sur laquelle je reviendrai tant et plus. 

Mais quel bien ça fait, dans l'immédiat, de se replonger dans ce qu'on peut dire la meilleure littérature, fût-ce sur une autoroute batave où soudain vous dépasse un inénarrable poids lourd à plaques tchèques et raison sociale marquée KAFKA TRANSPORT... 

Au top style Trump

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12909505_10209189565443078_1497174113587548670_o.jpg

Chemin faisant (138)

Chez les battants. - À cette nouvelle étape de notre virée batave, l'hôtel Van der Valk Exclusief choisi par Lady L. sur Booking.com dispose d'une piscine en son 14e et dernier étage donnant sur une rocade d'autoroute et les lointaines superstructures industrielles de Rotterdam, et jouxtant la piscine d'eau salée (je n'invente rien: je décris) se trouvent une cabine de sauna et un espace fitness doté d'engins dernier cri.
Or nous y pointant à 16h, nous faisons le constat: pas un chat dans la piscine, ni dans la cabine de sauna, pas plus que sur les rutilantes machines permettant aux battants de se maintenir à la top forme. Conclusion: les battants sont au taf après le déjeuner d'affaires dont nous les avons vu sortir quand nous sommes entrés dans la tour rouge brique tous chaussés (je ne fais que décrire sans rien inventer) de pompes extrêmement longue et pointues, le plus souvent lustrées et parfois ornées de motifs fantaisie - à Bois-le-Duc on en voyait avec des détails empruntés à l'imagerie de Jérôme Bosch - tel étant l'un des derniers signes distinctifs des battants...

Le battant battu. - Le protagoniste du dernier livre de Philippe Rahmy, dont je nous ai fait hier la lecture sur l'autoroute reliant Enschede (lieu d'origine de Booking.com, soit dit en passant) et Doodrecht, est un jeune battant déchu, originaire d'Algérie mais sans rien d'un Salalouf, fils de boucher installé à Londres où il vient de perdre son job de trader et souffre doublement de la déprime agressive de sa jeune femme Lizzie et des menées sadiques de son boss Firouz.


12916163_10209183593933794_2009422055035378436_o.jpgL'implacable récit d'Allegra - évoquant notamment la terrifiante mort d'un grand cerf lors d'une chasse initiatique, et l'abattage d'une jument hors d'usage - à scandé notre voyage jusqu'à l'apparition des moulins "de mémoire " de Kinderdijk, après que ma bonne amie m'eut prié de cesser cette trop éprouvante lecture.
Pour ma part cependant, guère fasciné par les pompes et autres piscines des battants, je me suis dit: voilà du sérieux, merci Rahmy. De fait, c'est ainsi, frontalement, et sans donner dans le moralisme tendancieux, qu'il faut parler de la réalité contemporaine où un trader peut virer SDF plus vite qu'on ne le croirait.

12916311_10209189563643033_7525886259759839777_o.jpgL'ordure menace. - il est 3h du mat' et je pallie l'insomnie (la bisque et le crabe douteux d'hier soir) en égrenant ces notes soudain interrompues par une alerte de l'association Avaaz qui me demande de signer une pétition contre Donald Trump l'ordurier contempteur des femmes (bimbos ou fat pigs), des Mexicains (violeurs) et autres métèques fils de bouchers sûrement djihadistes. Or le geste à beau être dérisoire: je signe.
12961144_10209189565883089_1433220553529763930_o.jpgCe soir nous serons à Bruges dont la prison de haute sécurité abrite quelques Salaloufs endiablés, mais de Bruges nous ne verrons que la vieille beauté.
Les ordures menacent, mais notre amour est plus fort que la mort et notre coeur plus imprenable que les fortunes planquées au Panama par les mêmes salopards de partout. Par les baies de la piscine au bord du ciel, en début de soirée, un arc-en-ciel intégral nous a été offert en Bonus. Thanks God and Trump be damned !

Humaines entreprises

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Chemin faisant (139)

Digues et colonies. - "Dominer pour servir" fut la devise d'un gouverneur du Congo Belge nommé Pierre Ryckmans, oncle d'un sinologue passionné de littérature marine au même nom de Ryckmans Pierre, plus connu sous son pseudo littéraire de Simon Leys. Patriote et catho fervent, Pierre Ryckmans (l'oncle) fut à la fois un colonial exemplaire sincèrement attaché à l'Afrique et aux Africains, mais son service ne passait pas moins par une domination dont son neveu découvrit sur place, au début des années 60, la réalité combien injuste et parfois scandaleuse.
Unknown-4.jpegC'est en roulant entre digues et barrages, hier en Zélande, que je nous lisais, dans la remarquable bio consacrée à Simon Leys par Jean-Pierre Paquet, le récit des diverses vies des oncles de Ryckmans-Leys, plus entreprenants et originaux les uns que les autres, sans excepter un père lui aussi passé par l'Afrique avant son retour en Belgique.

Barrage-plan-Delta-aux-Pays-Bas_0.jpgDominer la nature et servir l'homme: c'est la variante lisible dans le très impressionnant système de digues, de barrages, d'écluses, de ponts immenses et de tunnels, qui marque la lutte séculaire des Hollandais contre les eaux - la dernière inondation catastrophique remontant à 1953, qui frappa nos imaginations enfantines...

Questions d'identité. - La bio de Simon Leys m'a été offerte par mon ami franco-allemand Florian R., qui nous parlait l'autre soir à La Désirade, où il nous rendit visite avec son compère vulcanologue Thomas B., de sa difficulté à définir son appartenance à un lieu défini après avoir passé une partie de son enfance en Normandie et fait ses écoles en Savoie puis à Lyon.

Or recevant à l'instant,sur mon i-Phone, des messages de nos filles se trouvant respectivement en Californie et à Phuket, je ne m'étonne pas plus de cet état d'âme un peu flottant que du désarroi du protagoniste du roman Allegra de Philippe Rahmy, que nous lisons en alternance entre moulins et polders, lequel personnage, au prénom d'Abel, se débat entre des parents algériens, une jeune compagne anglaise et un employeur iranien - tel étant le monde où dominations et servitudes s'embrouillent...

images.jpegUne boussole affolée.- L'i-Phone de Lady L. est pourvu d'une boussole, à laquelle nous avons demandé de nous indiquer le Nord, hier sur la place du Markt de Bruges, tandis que nous nous régalions de carpaccio et de raviolis peu flamingants, mais Tintin pour obtenir l'indication magnétique !
Est-ce à dire que tous nos repères soient perdus comme le serinent d'aucuns ? Foutaises ! Les terrasses à moitié désertes, hier soir à Bruges, ont-elles à voir avec les récents attentats de Bruxelles, et la boussole de Lady L cherche-t-elle le Nord du côté de La Mecque ou de Panama ? Nous n'en savons rien et n'en avons cure ce matin, protégés par autant de digues de sens commun que de barrages d'humour, tout fringants à l'idée de découvrir la Venise du nord dont l'un des vénérables palais, à la façade ornée des blasons de la haute aristocratie marchande de jadis, abrite désormais un McDo...

Les sorcières et le démon

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Chemin faisant (140)

Un gynocide chrétien. - Les murs de l'ancien Hospice de saint Jean, à Bruges, accueillent ces jours une exposition aux images aussi convulsives que les tableaux d'un Jérôme Bosch, évoquant les multiples scènes de torture et autres exécutions par le fer et le feu de milliers de sorcières convaincues par les séides de la sainte Église de relations coupables avec Satan.

En tant que Vaudois passant par là, nous devrions baisser le nez puisqu'un chiffre monstrueux apparaît sur un panneau lumineux au début de l'exposition annonçant 9000 procès en sorcellerie et 5000 morts pour le seul pays de Vaud entre 1440 et 1480 !!!

Or on sait que, si l'Inquisition catholique ET protestante, en Suisse, fut dix fois plus sévère en Suisse, entre le XVe et le XVIIe siècle, qu'en France, et fit cent fois plus de victimes qu'en Italie, les chiffres exacts diffèrent pour le moins du panneau belge. De fait, ce n'est pas au seul pays de Vaud mais dans l'ensemble de la Suisse qu'on a dénombré, sur trois siècles, plus de 3000 exécutions, le plus souvent par le feu. Pas de quoi être fier, les Suisses, mais faudrait pas pousser non plus, les Belges...

heksen5.jpgOn ne s'étonnera pas, là-dessus, que plus de 60 % des accusés aient été des femmes, et la majorité des "sorciers" de pauvres bougres mal vus de leurs voisins. Les touristes processionnant à Bruges sont moins bien informés de tout ça que ceux qui se pointèrent au château de Chillon, haut lieu de détention et de torture en ce rude passé, où se tint en 2012 une exposition documentant plus sérieusement (!) les "sabbats de sorcières"...

12983455_10209205485961081_3005369413005911505_o.jpgLe talent du Diable. - Pablo Picasso eût-il mérité d'être brûlé vif s'il avait sévi cinq cents ans plus tôt ? Sûrement ! De fait, vouer un don artistique aussi bonnement divin à des sujets tels que la femme non voilée ou le taureau, la colombe pacifiste ou le péché de chair ne peut être qu'inspiré par le diable. Fort heureusement, peu de visiteurs s'égarent dans l'exposition couplant ici 300 dessins et gravures du génial Pablo et trois salles dédiées à son compère Juan Miro. Cependant, hérétiques que nous sommes, c'est bien là que nous avons choisi de prendre notre pied, plus qu'au musée du chocolat ou de la bière. Une fois de plus, en tout cas, la créativité stupéfiante de Picasso émerveille !

L'abbé Brel et le Polonais. - Sur la terrasse d'une brasserie du Markt, un serveur d'origine polonaise mais né en Belgique et établi à Knokke-le Zoute, nous dit tout le bien qu'il pense de Jacques Brel, qui a eu bien raison selon lui de brocarder les cul-bénits flamands, et tout le mal des Polonais de la dernière émigration, plombiers & Co, qui visitent désormais Bruges en touristes parvenus.

Or en dépit de vagues menaces terroristes, des troupeaux de touristes n'en finissent pas en effet, sur les itinéraires fléchés et supposés obligatoires - que nous évitons pour notre part - de faire ressembler la "Venise du nord"à la Sérénissime en ce que celle-ci a de pire: les foules hagardes et les boutiques de toc, les prix surfaits et certaine muflerie entachant la vénérable splendeur du lieu aux recoins d'un charme persistant...

Poésie de Bruges

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Chemin faisant (141)

Élégie à l'amour perdu. - Tout à été écrit sur la poésie de cette ville comme ensablée dans le temps, mais tout est aujourd'hui à relire tant l'époque est à l'agitation distraite et à la consommation pressée, aux circuits et aux programmes.

Comme à Venise le soir, les ruelles et les quais ne tardent pas à se rendre au silence où retentit votre seul pas, et voici que vous réentendez cette voix préludant au récit déchirant d'un veuvage, tel que le module le roman mystique et mythique à la fois que Georges Rodenbach publia en 1892 sous le titre de Bruges-la-Morte, qui associe un grand deuil et l'évocation rédemptrice d'une ville-refuge.
RV-AF225_MASTER_G_20111209015126.jpgEn préambule, ainsi, avant d'introduire son protagoniste au nom d'Hugues Viane, l'auteur présente la ville comme un autre personnage combien présent: "Dans la réalité, cette Bruges qu'il nous a plu d'élire apparaît presque humaine. Un ascendant s'établit d'elle sur ceux qui y séjournent. Elle les façonne selon ses rites et ses cloches".

Or faisant écho au romancier, maints poètes, de Baudelaire à Rilke ou de Zweig à Verhaeren ont dit eux aussi le "sourire dans les larmes" de Bruges, selon l'expression de Camille Lemonnier, "le sourire de cette tendre, vivante, spirituelle lumière, avivée ou décolorée selon les heures, aux heures où la grande buée grise s'entrouvre" et prolongeant la mélancolie de Rodenbach Henri de Régnier dit à son tour la "Belle Morte, dont le silence vit encore / Maille à maille et sur qui le carillon étend / Linceul aérien, sa dentelle sonore"...

Miller contre McDo. -Si vous êtes choqué par la présence d'un débit de junk food au cœur du vieux quartier de Bruges, dans une haute et vénérable maison à blason, c'est sous la plume d'un Américain des plus civilisés en dépit de sa dégaine de libertin bohème que vous trouverez le meilleur interprète de votre rejet.

"Je suis sorti du labyrinthe stérile et rectiligne de la ville américaine, échiquier du progrès et de l'ajournement", écrit Henry Miller dans ses Impressions de Bruges. "J'erre dans un rêve plus réel, plus tangible que le cauchemar mugissant et climatisé que les Américains prennent pour la vie." Et de noter ceci encore, datant de 1953 mais qui reste si juste aujourd'hui, sinon plus: "Ce monde qui fut si familier, si réel, si vivant, il me semblait l'avoir perdu depuis des siècles. Maintenant, ici à Bruges, je me rends compte une fois de plus que rien n'est jamais perdu, pas même un soupir. Nous ne vivons pas au milieu des ruines, mais au cœur même de l'éternité".

Un temps retrouvé. - Comme Venise, Bruges est en effet hors du temps et au cœur de celui-, dans l'ambiguïté d'un rêve plus que réel. "Le temps, le lieu, la substance perdaient ces attributs qui sont pour nous leurs frontières", remarque le Zénon de Marguerite Yourcenar, dans L'Oeuvre au noir, marchant lui aussi "sur le pavé gras de Bruges", qui a soudain l'impression de se sentir traversé, comme d'un vent venu de la mer, par "le flot des milliers d'êtres qui d'étaient déjà tenus sur ce pont de la sphère", alors même qu'il lui semble n'avoir jamais quitté Bruges de toute sa vie où il vient à vrai dire de se retrouver à la courbe de son temps perdu et retrouvé.

Et Michel de Ghelderode de conclure à son tour: "Oui, Bruges possède ce don hypnotique et dispense de singulières absences. Quand on revient à soi, on est chez Memling: le panneau sent l'huile, vient d'être achevé. Il y a en Bruges quelque chose qui finit dans quelque chose qui commence : le Songe"...

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