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littérature
Le creaveu hmauin lit dnas le dsérorde


Sleon une étdue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des lteetrs dans les mtos n’a pas d’ipmortncae. La suele coshe ipmortnate est que la pmeirière et la drenèire ltetre sionet à la bnone pclae. Le rsete puet êrte dans un désrorde ttoal snas cuaser de prbolème de letcure. Cela prace que le creaveu himaun ne lit pas chuaq ltetre dstinciteemnt et à la stuie, mias le mot cmome un tuot.

Cttee rvéélaiton ve-t-lale ficaliter la tchâe des cnacres dans les éocles ? Et les hmomes se cmoprenrdont-ils miuex en s’exrimpant dans le désrorde ? Le dréosdre mnodial va-t-il bnéfiécier de ce nuovaeu mdoe d’exrpession en nuos fisanat vior la réatilé d’un oiel noavueu ? L’vaneir de l’epsèce hamuine s’en truoerva-t-il chngaé, voire aémiolré ?

L’édtue de l’Uerisnivté de Cibramdge plare de leutcre mias pas d’esspreixon olrae. Si vorte ceervau lit chqaue mot cmmoe un tuot, tuot se cpmlioque au memont de vuos empxrier de vvie voix !

Si vuos lsiez : « Le cehin oibét à son mtaîre », vuos ne pvouez oodnrner à votre cbles : « Moédr, dnone la pttapae à pnapouet ! » Le pruave Mdéor n’y pgiera que piouc ! De mmêe la crtlaé du Tjéléouarnl rsqiue de piâtr du pssaage des mtos éicrts aux mtos écnonés à 20 hurees par Pactrik Pvoire de Cazhal. Rien que Mdaame, Msonieur, Boionsr ! » jetetra la csonfuion dnas le caerevu des téésltpeucaters les puls déots en la mtraièe…

On viot arlos la litmie de l’iérntêt de l’édtue fauemse. Ce qui se lit frot bien ne psase pas à la tléé. Est-ce à drie que le cevreau huiamn n’a pas été cçnou pour fonnonctier à plein rmiége en fcae d’un piett écran ? Tllee est puet-êrte la quioestn fonnemdatale à mteédir suos le cauqse de la cousfeife...

Peinture: Pierre Omcikous


Vocabillard

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medium_PaintJLK29.2.JPGAmbiglu. - Substance physiopsychique indéfinissable, dont on ne saurait établir le genre non plus que la fonction, qui explique cependant certain état, ou qualité d'indétermination chez le sujet. "Où en est Dominique ? Va-t-il (elle) enfin se décider entre la jupe et le pantalon, ou marinera-t-il (elle) encore longtemps dans cette espèce d'ambigu ?

Amouroir.– Maison de retraite destinée aux séducteurs décatis et aux courtisanes chenues.

Anarchevêque.– Dignitaire ecclésiastique prônant la libération sexuelle dans les couvents et les jardins d’enfants, l’abolition des dogmes et l’hostie à la mescaline.

Barthouse. – Partie fine rassemblant de jeunes sémiologues et de vieux lotophages. Par extension: sauterie durant laquelle des individus des trois sexes échangent force propos sémiorotiques en toute alacrité ludique.

Biseauter. - Embrasser, dans la langue du Moyen Âge. "Sa gente Dame étant de glace, il la biseauta".


Boudisme. – Religion faite de bouderie et de quiétisme, où se sont réfugiés certains chrétiens déçus de leur Eglise.

Bourdieusard.– Variété germanopratine et/ou provinciale du bondieusard, également signalée dans les universités d’Amérique du Nord et du Japon urbain.


Chalumette. - Bergère pleine de grâce.

Chaordre. - Etat dans lequel s'est trouvé le monde après que la première paire humaine eut fauté "Les événements ne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement des individus. Le malheur est un marchepied pour le génie, une piscine pour le chrétien, un trésor pour l'homme habile, pour les faibles un abîme. Tantôt nous nous croyons au ciel, et tantôt en enfer. En éalité, nous sommes en plein chaordre."

Chômerie. - Situation sociale endémique et perdurante de chômage et de mômerie.

Confessoir. - Antichambre où les dames se déshabillent et se rhabillent avant et après la confessée.

Crédulerie. - "L'oisiveté de certains peuples n'a d'égale que leur crédulerie". (Guizot, Le Protestantisme en Navarre)

Croulettes (patins à) .- Escarpins munis de talons à ressorts et dispositif roulant, qui accélèrent les successions en régime monarchique. 

Dandillero.– Jeune élégant de naissance bourgeoise, très soucieux de sa chère personne et poussant néanmoins le raffinement pervers jusqu’à faire croire, dans les salons où il fréquente, que rien ne lui importe tant que le sort des damnés de la terre.

Dégauche. - Excès pendable dans la déliquescence égalitaire. Saturnalesvérolutionnaires."Le grand plaisir du dégauché est d'entraîner dans la dégauche" (André Gide, Mes Autocritiques, encore inédit). 

Démophilie. - Maladie de langueur qui atteint les principautés exsangues.

Freudaine.– Ecart de conduite d’un genre à la fois ancillaire et scabreux, quoique sans conséquence connue.

Frisqueton. - Archaïque. N'est plus usité que dans la locution: prendre un frisqueton. Chez les dames de l'entourage des reines: s'enrhumer en prenant son plaisir sur de la neige, ce qu'on appelle de nos jours un chaud-froid. "Le vieux Duc d'Alençon, averti de ce que sa femme s'estoit amourachée d'un postillon, feignit de se faire conduire aux eaux pour s'en retourner sitôt après et la surprendre. Mais elle,le devinant, s'en alla aux champs avec son amy au risque de prendre un frisquet on". (Le Nonaméron,scènes de la vie des provinces)

Gobiner. - Cultiver les différences, les inégalités, les cloisonnements; redresse les barrières de classes et de races.

Happy Fuel.– Appellation dont s’affublent les parvenus de l’or noir. « L’arrogance des ces happy fuel nous fait sourire de commisération, nous autres, quand la véritable aristocratie ne se chauffe qu’à l’antique bûche ». (Mémoires de Monsieur du Foyer).

Informer. - Rendre les populations informes et leur ôter toute jugeote personnelle par contamination massive de l'opinion. 

Kafkan.– Grand manteau d’ombre.

Lacancaner. - Se dit d'une façon de clabauder en termes à la fois précieux et obscurs, dans les milieux où se distille le snobisme intellectuel.

Laitudiant. - Variété de légume qui pullule sans croître dans les démocraties avachies par le bien-être.

Lapidonder. - Redoubler de lapidité. ""En lisant les Philippiques, le roi de Macédoine disait à ses courtisans que ses cailloux l'auront fait lapidonder" (Plutarque) 

Larmiller. - Garder les yeux humides afin d'en obtenir plus d'éclat séducteur. "Elle (la Reine) larmillait à tout ce qu'on lui disait, s'attachant le monde par ce procédé-là". (Perrault)

Léninifier.– Endormir par de belles paroles. Dorer la pilule. Faire passer les lendemains qui déchantent pour des lanternes vénitiennes, etc.

Luthernaire. - Lucarne si étroite qu'elle ne permet pas même de deviner la couleur diu ciel. "L'Eglise réformée, outre qu'elle doit s'élever sur une roche aride et darder vers les cieux un clocher tout sec de l'allure d'une trique, sans le moindre ornement, n'aura la toiture percée que de luthernaires afin que les fidèles s'exercent à distinguer le Bien du Mal dans la ténèbre. (Calvin, De l'esprit de clocher).

Pieuvrer. - 1) Violer après avoir ligoté solidement les quatre membre de la vici,e. "L'attirance des contraires entre si fort dans l'esprit humain qu'il n'est pas une femme, menue et gracile, qui ne rêve de pierre un Hercule". (La Bruyère). 

2) Sucer les pendus. "Pie III créa l'ordre religieux des filles de la Pie Oeuvre, chargées de consoler les condamnés, mais cet ordre tomba dans les relâchements que vous savez, dont nous vient le verbe pieuvrer". (Furetière)

Pinochet. - Sorte de petit hochet en forme d'épingle grâce auquel l'empereur Domitien torturait ses esclaves.

Pontifidence. - Défiance particulière à la cour de Rome.

Pornicieux. - "Le Bienheureux Julien, celui-là même qui souffrit le martyre parmi les onze mille vierges, ne haïssait rien tant que les arguments pornicieux". (Voragine, La Légende dorée)

Pornoir. - Vêtement d'intérieur ajusté, ordinairement de velours noir et brodé des scènes suggestives, parfois aussi ajouré en de surprenants endroits. "Elle était coiffée à la garçonne et vêtue d'un pornoir. Deux caméristes tenues en laisse par un nègre lui suçaient les doigts pour les effiler, et ses regards alanguis tournaient autour d'un vase imité de la Grèce antique". (Elémir Bourges, Venise toxique) 

Prince-sans-rire.– Monarque souriant en permanence lors même qu’il se distingue par la rigueur souveraine de sa justice et de son gouvernement. Jules Renard, dans son Journal, donne un exemple démocratique de certaine mesure typiquement prince-sans-rire : « Au moment où le condamné a la tête dans la guillotine, il devrait y avoir un silence avant que le couteau ne tombe. Un garde républicain sortirait des rangs et remettrait au bourreau une enveloppe et celui-ci dirait au condamné : « C’est ta grâce » ! » Et il ferait tomber le couteau. Ainsi le condamné mourrait dans la joie ».

Puteau.– Adolescent vierge encore, en lequel sommeille un gigolo.

Putine. - "Oui, répondit Julie, avec cette grâce putine qui ne la quittait point". (Marcel Schwob, Julie jolie)

Rococotte. - Courtisane aux atours tarabiscotés, et posant à la sainte flagellée de bonbonnière, qui se rencontre parfois, encore, dans certains salons de thé de province et, à l'étrat de représentation idéale, sur la jaquette des romans à l'eau de rose se distillant dans les kiosques du Levant.

Sartrose.– Dégénérescence des articulations cérébrales de l’entendement diurne.

Sauciologie (ou sotciologie). - Procédé de réduction culinaire des conflits sociaux.

Sensuline. - Médicament qui fait palpiter les coeurs et s'animer les sens 

Sodomythe. – Théorie nouvelle selon laquelle l’homoparentalité masculine serait une résurgence naturelle des pratiques arcadiennes décrites dans les mémoires perdus du Béotarque Epaminondas.

Stucre. - Variété de stupre dans sa version édulcorée.


Suceau, sucelle. – Jeunes gens qui ont encore un peu d’innocence.


Théophobe. - "Elle était à ce point théophobe que de gros boutons verts lui venaient au nez si quelqu'un, devant elle, en arrivait à parler de la Vierge, voire de l'Enfant", (Marquis de Sade) 

Tyranarchie. - Mode de gouvernement qui consiste à tout balayer d'autorité. Après leur séjour en Macédoine, les janissaires acquis à la tyranarchie firent de Constantinople une salade.

Tolérance. – « Nous n’aimons rien de ce qui est rance ». (Monsieur de Rancé, confidences inédites).

Urbanité. - "Il y a deux formes d'urbanité: celle qui creuse les distances et celle qui les diminue" (Ninon de l'Enclos).

Ventripotence. - Gibet tout spécialement dévolu à la pendaison des ventripotentants.

Vérolution. - Maladie honteuse affectant les sociétés. "Les meurtres juridiques, les entreprises hasardées, les choix extravagants, et surtout les guerres civiles fondées sur l'envie d'un chacun sont éminemment l'apanage des vérolutions (Joseph de Maistre, Propos de table d'un réac savoyard

 Image: Le billard de Bilbao, aquarelle de JLK.

Ceux qu'on laisse tomber

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Celui qui a rêvé qu’il tombait de l’étalon noir Prince of Wales et se réveille en si bonne forme qu’il saute sur sa fiancée Cindy au joli poney roux/ Celle qui se voit abandonnée de tous sauf de son bichon maltais Mouton qu’elle appelle Bouton quand elle a le rhume / Ceux qu’on a oubliés en route et se sont retrouvés dans les campagnes rases entourant les établissements médico-sociaux assez moroses à l'époque / Celui qui s’est exclu du groupe faute de se laver les pieds plus souvent / Celle qui a vexé tout le monde en persiflant également les couples modèles ou séparés / Ceux qui sont restés liés sur Facebook en fonction du réseau / Celui qui n’a pas su entretenir ses relations sociales au moyen des formules idoines et autres pokes de fin d’année / Celle qui a toujours feint de se trouver bien disposée envers autrui mais sans réelle sincérité ce qui s’est su et l’on sait qu’au su de ça autrui est souvent déçu / Ceux que nous avons laissé tomber dans l’escalier roulant qui nous les a ramenés finalement / Celui qui ne fait plus signe pour se faire remarquer / Celle qui préfère aller seule à selle ou déchaussée dans sa baignoire sabot / Ceux qui offrent deux places pour Le Lac des cygnes à leurs voisins en ménage à trois / Celui qui ne t’a plus écrit depuis qu’il est mort sans que tu le saches aussi lui en veux-tu quand même sans qu’il s’en doute / Celle qui ne te fait plus signe au motif qu’elle se figure que tu l’as oubliée en quoi elle a tort puisque tu t’en souviens à l’instant / Ceux qui reculent pour mieux se sauter dans les bras /Celui qui à son dernier repas invitera ses 3857 amis Facebook qui se partageront équitablement le frugal goûter vegan / Celle qui se rappelle au bon souvenir de ses chers disparus au moyen de bâtons d’encens allumés devant leurs portraits sépia d’un charme suranné mais indéniable en ces après-midi d’automne où quelque brume d’automne enveloppe les noisetiers et autres essences communes ou plus rares propres à ces contrées / Ceux qui ont toujours pensé qu’il y avait quelque chose de l’autre côté et s’en émerveillent en effet dans leurs urnes aussitôt alignées sur les éternel buffets / Celui qui s’est senti abandonné par Marie-Paule partie sans crier gare / Celle qui a fait la morte pour en voir l’effet sur Victor qui n’y a pas survécu / Ceux qui se croient abandonnés de Dieu sans se douter de ce qui les attend, etc.

Peinture: Robert Indermaur

Zapping back 2015

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Ces 66 notes de lecture, limitées à peu de signes chacune , renvoient le plus souvent à des commentaires plus substantiels, lisibles sur ce blog, dont le moteur de recherche est conçu pour les repérer. La cote scientifiquement subjective de chaque ouvrage est indiquée par des *, selon la méthode touristique de pointe de TripAdvisor.

 

0  =   on évite.

*   =   on hésite

**  =  on visite.

*** =  on aime bien.

**** = on aime beaucoup.

***** = on aime passionnément. 

 

Lectures inactuelles

793703_2898203.jpgDante. La Divine Comédie. GF Flammarion. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. *****

Quel sens cela a-t-il de lire,aujourd’hui, La Divine Comédie ? Je me le demande une fois de plus après une relecture complète, et annotée, de L’Enfer, et au moment d’aborder la remontée des pentes de la montagne symbolisant physiquement Le Purgatoire. La lumière de Pâques (à l’aube du 10 avril 1300, plus précisément) éclaire cette matinée nouvelle marquant le début de l’ascension. Jusque-là, le rythme était plutôt à la précipitation, voire à la fuite en avant, dans l’obscurité coupée du temps humain des cercles infernaux. Mais voici que tout bascule vers le haut et que s’annonce cette bonne nouvelle : qu’il y a une vie après les ténèbres et la désespérance, et que ça pourrait se passer là, sur cette île-montagne couronnée d’une forêt merveilleuse. Entre rêve et réalité (le corps de Dante, soit dit en passant, a retrouvé son ombre, et le monde retrouvera ses couleurs tout à l'heure), Le Purgatoire est à lire, aujourd’hui, comme le récit de la transformation possible de notre vie.

images-19.jpegMontaigne. Les Essais, édition de 1595, suivis de  Vingt-sept sonnetz d'Etienne de La Boétie, de Notes de lecture et de Sentences peintes. Bibliothèque de la Pléiade, 2007. *****

Celui qui est sensible à la mélancolie de Montaigne plus qu'à la tristesse sépulcrale de Pascal dont le style surclasse parfois celui de l'autre ça c'est clair / Celle qui prononce Montagne pour rappeler qu'elle a estudié le vieux françois après que son père l'eut autorisée à couper ses nattes / Ceux qui rappellent volontiers que Montaigne traite explicitement de liberté de conscience  à l'époque où le concile de Trente recommande l'instauration de l'Inquisition en France tandis que Calvin fait brûler Michel Servet / Celui qui reconnaît que d'un Michel (de Montaigne) à l'autre (Houellebecq) on ne s'est pas trop élevé / Celle qui remarque qu'au contraire des cathos enragés et des protestants Montaigne considère que Dieu est essentiellement bon / Ceux qui ont toujours Les Essaisà portée de main dans lesquels ils piochent au hasard et sans suite / Celui qui considère Les Essais comme une vaste campagne à explorer sans cesse en de brèves excursions le long des rivières ou par les allées ombragées /  Celle qui sait gré à Montaigne de n'avoir jamais été dupe de la nouveauté non plus que d'aucune utopie fauteuse de désordre en cuisine / Ceux qui ont appris de Montaigne "que philosopher c'est apprendre à mourir", etc.

Lectures actuelles

Michel Houellebecq, Soumission. Flammarion, 300p. ****

C’est une variation de plus sur le thème du vieillissement, déjà présent dans La possibilité d’uneîle. On exagère en y voyant une charge dévastatrice contre l’intelligentsia « collabo », et Soumission n’est pas plus un roman islamophobe qu’islamophile. En tant que roman « politique » on peut sedire, en se rappelant Orwell ou Karel Capek, que c’est assez faiblard, à toutle moins ambigu. Mais le vrai sujet est ailleurs : François se fait chier à l’université, n’a pas d’amis, pas de meuf durable non plus (je parle comme les jeunes lecteurs d’Houellebecq), ne s’intéresse quasiment plus à rien à part la petite secousse sexuelle ou le supplément d’âme gastro, et le Grand Remplacement de sa culture fatiguée par une autre qu’on lui impose ne lui fait pas trop problème quand on lui explique qu’avec l’islam il va avoir son petit harem et des fins de mois assurées. Il faut alors constater qu’en vieillissant Houellebecq a passé de Schopenhauer à un écrivain plus cool en la personne de Joris-Karl Huysmans, le converti de bric et de brocante, Or c’est cela Soumission : c’est le roman des conversions molles aux idéologies mortifères.

Unknown-7.jpegBernard Maris. Houellebecq économiste. Seuil. ***

Bernard Maris, massacré dans les locaux de Charlie-Hebdo, écrit ceci à propos de La Carte et le territoire : «MichelHouellebecq dépeint en visionnaire notre temps, la productivité, l’espace. Il m’a appris des choses que je savais mais que je n’osais pas dire en tant qu’économiste. Il montre, par exemple, des êtres très infantiles qui se comportent en poussins apeurés et toujours insatisfaits. Houellebecq a lu et vu le vrai Keynes, chantre de la décroissance qui prône l’euthanasie des rentiers. Il m’a aussi beaucoup révélé sur les thèmes de l’utile et de l’inutile.Qu’est-ce que le travail utile ? Celui de l’ouvrier qui fabrique unepasserelle ou celui du dircom qui marche dessus et qui est payé 10 foisplus ? »

Sur la même ligne claire, l’essai de Bernard Maris traverse toute l’œuvre de Michel Houellebecq, d’Extension du domaine de la lutte à La Carte et le territoire, en éclairant chaque chapitre par la référence à un économiste (Marshall, Keynes, Schumpeter, Fourier, Marx) non sans fustiger,d’entrée de jeu, la prétendue scientificité du savoir économique et de ses gourous.

antonoff_COUV.jpgLaurent Antonoff, Meilleurs vœux toi-même. Editions D’autre part, 129p. ***

Du genre mauvais genre, ce roman épate par la justesse du regard de l’auteur et la qualité de sa musique verbale. Antonoff va loin dans le crade sordide à la Deschiens, mais sa façon d’en remettre n’est pas pire que celle d’un Bukowski, un peu de poésie en moins. Citons : «On est dans la merde, Ninon a résumé. Elle exagérait toujours. On n’était pas plus dans la merde que lors du vœu précédent, ce n’était pas Ninon qui s’était fait écraser le nœud par Madame Louise ; d’accord, ça sentait le pet foireux, mais pas encore la merde. Il fallait rester positif : rien ne nous serait impossible ce soir » 

La merde peut se raconter avec élégance : question de style, tout est là. Céline en est l’exemple suprême. Et à l’autre bout de la chaîne du langage : Reiser. L’important est que ça corresponde à un habitus et que ce ne soit pas forcé du point de vue de l’expression. De la même façon, la merditude investie par Antonoff, entre le Lausanne-Palace et les terrains vagues du bas de la ville, est d’époque et sonne juste. Il y a de la merditude en Suisse :nous l’avons rencontrée ici

Abdennour Bidar. Plaidoyer pour la fraternité. Albin Michel, 106p. ***

Auteur de L'islam sans soumission et d'une remarquable Lettre ouverte au monde musulman largement diffusée, Abdennour Bidar a composé dans l'urgence le 12 janvier 2015, ce texte d'intervention dont je retiens (notamment) ceci: « Tout ce qui monte converge, disait Teilhard de Chardin. Cette invitation supérieure à répondre au mal par le bien est le point de convergence de toutes les sagesses de l’humanité, qu’elles soient religieuses ou profanes (…) Beaucoup de nos concitoyens de culture musulmane cherchent à élaborer un rapport libre à leur culture, à leur religion – Ils en ont assez des prêchi-prêcha ! (…) Je suis croyant, mais je ne crois pas plus ni moins en un Dieu qui serait celui des musulmans que celui des juifs, des chrétiens ou des hindous. Je crois que tous les chemins mènent à l’homme – c’est-à-dire au divin en l’homme, en tout être humain, et là on n’est pas très loin de la fraternité. »…

Waleed al-Husseini. Blasphémateur ! Les prisons d’Allah. Grasset, 240p. ***

Ce jeune Palestinien, persécuté dans son pays au motif qu’il refuse de « penser musulman » comme ill’a affirmé haut et fort sur Internet, livre un témoignage important. D’aucuns diront que l’auteur, réfugié à Paris, fait le jeu des sionistes. Ses compatriotes ont d’ailleurs amplement relayé la calomnie selon laquelle il était payé. D’autres, fidèles à un islam modéré, lui reprocheront de dénigrer leur religion. Ils auront raison, comme on peut reprocher au biologiste Richard Dawkins (cité par Waleed) de dénigrer le christianisme et toute croyance non fondée scientifiquement, dans son illustrissime Pour en finir avecDieu. Mais a-t-on foutu Dawkins en prison ?  Traître alors que Waleed ? Exactement le contraire : fierté de la nation palestinienne, au même titre que le grand poète mécréant Mahmoud Darwich, vrai croyant à sa façon, comme se dit croyant Abdennour Bidar. Et l’essentiel: que le témoignage du jeunePalestininen dégage cette chaleur humaine, cette fraternité dont Abdennour Bidar déplore la raréfaction dans nos sociétés.

images-18.jpegMélanie Chappuis. L’Empreinte amoureuse. L’Âged’Homme, 171p. ***

Bruno Richard, beau mec journaliste de son état, en couple avec Marion et en ligne sur Facebook, apprend au tournant de sa quarantaine qu’il est atteint d’un cancer du foie,possiblement opérable sans tarder. D’entrée de jeu, cependant, Bruno refuse d’aborder le sujet avec Marion et se cabre à l’idée d’un traitement qui signifierait dégradation physique et perte de dignité. N’empêche que la menace est là, qui le mine : c’est bien « pour lui » et pas un autre, et voici qu’il va se demander quelle empreinte il a laissée au cœur des femmes qu’il a plus ou moins bien aimées. De là sa décision d’en tenir une espèce de journal rétrospectif, de son enfance aux jours qui lui restent.

L’excellence de L’empreinte amoureuse tient à la fois à la justesse sans faille de son observation psychologique, au bonheur de ses évocations de lieux, à sa narration claire et fluide et à la qualité rare de ses dialogues, vifs et naturels. Mélanie Chappuis pratique l’intelligence du cœur, avec humour discret et fines piques au besoin. Où l'amour peut faire la pige à la mort…

1941565_10206467175545032_552232758446146429_o.jpgChristoph Ransmayr. Atlas d’un homme inquiet. Albin Michel, 458p. *****

Ce livre est, à mes yeux, le plus important qui soit paru dans notre langue en 2015. Chaque récit de cet Atlasd’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule « J’étais là, telle chose m’advint », mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sudet105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près deneuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long  dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde - et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et c’est le monde magnfié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie et, chaque fois, c’est l’amorce d’une nouvelle histoire inouïe.  

Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de pêche de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison ne sont de mise, ou au contraire : des tas de comparaisons et de correspondances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant des nôtres, se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant le projet d’une géo-poétique traversant le temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde :« Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant unlac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dansl’ouest de l’Himalaya ».

Il y a, dans l’Atlas d’un homme inquiet, une qualité de rêverie sans pareille aujourd’hui. Plus que Sebald, Ransmayr a le sens de la narration et du mythe, avec une porosité dans la perception et une poésie expressive sans limite. Ransmayr est plus poète etplus philosophe, mais aussi plus reporter et plus mondialement documentéque Sebald, Thomas Bernhard ou Peter Handke. De ce club germanique, plus particulièrement , il me semble l’auteur le plus complet. 

ob_7721c2_trois-gouttes-de-sang-mouron.jpgQuentin Mouron, Trois gouttes de sang et un nuage de coke. La GrandeOurse, 211p. ***

Le quatrième livre de Quentin Mouron a l’air d’un roman américain, plus précisément d’un thriller comme il en pullule, plus exactement encore d’un roman noir à résonances littéraires : Crime et châtiment de Dostoïevski est cité en exergue, et l’on pense évidemment à Cormac McCarthy, ne serait-ce que parce que  l’un de ses deux protagonistes, shérif, se nomme Paul McCarthy…

Cependant Trois gouttes de sang et un nuage de coke est d’abord un roman de Quentin Mouron, et sûrement le plus abouti à ce jour. Dans la filiation de Notre-Dame-de-la Merci, premier vrai roman de Quentin, ce nouvel opus  développe et approfondit la composante tchékhovienne de son observation, où la tendresse empathique (côté Paul Mc Carthy surtout) le dispute à une vision plus acide de la société des simulacres et des masques. Bref mais dense, sur un scénario bien filé et intéressant par ses observations et ses digressions, ce roman impose une fois de plus, et de façon plus ample et pénétrante que précédemment,l’intelligence d’un regard incluant les désarrois et les dégoûts de notre époque.

Le silence des chrysanthèmes.gifBertrand Redonnet. Le silence des chysanthèmes. Editions du Bug, 176p.***

Le silence des chrysanthèmes de Bertrand Redonnet représente le type même du livre à la fois nécessaire et vrai, mais non moins décalé, au meilleur sens du terme, ou disons : décentré par rapport au vortex médiatico-littéraire actuel ; d’une vérité qu’on pourrait dire hors du temps et de partout en dépit de son ancrage très précis dans une époque (entre les années 50 et nos jours) et une terre particulière (les âpres campagnes de l’Ouest français ouvertes sur l’océan) que le jeune Bertrand a connu en tant que petit prolo de ferme.

Plus précisément, c’est le récit âprement réaliste, d’une écriture vivace et puissante, du rejeton mal coiffé d’une grande fratrie paysanne, avec mère révoltée mais confiante en l’école laïque et dotée d’une voix de chanteuse de cabaret, père aux abonnés absents que le fils réinventera à sa façon, De Gaulle à la radio, meule de foin à laquelle le garçon fout le feu pour marquer sa présence, et salut par l’instituteur et les livres - le savoir qui libère et rend plus habitable la vache de vie.

Sacha Després. La petite galère. L’Âge d’Homme, 204p.***

On ressort sonné de la lecture de La petite galère de Sacha Després, dont le crescendo dramatique aboutit à un dénouement réellement déchirant où réalité brute et folle détresse, violence et désarroi, souffrance incarnée et projections fantasmatiques se bousculent dans une mêlée qui prend aux tripes et au cœur.

Or le plus étonnant est que, d’un imbroglio affectif et psychologique exacerbé par l’abjection d’un des protagonistes – type de pervers narcissique bien cadré -, et par la haine vengeresse qu’il suscite, la romancière parvienne à tenir jusqu’au bout le fil (barbelé) d’un récit concis et cohérent, intelligible en dépit de l'ambiante confusion des sentiments.

Remarquable tableau d’époque, sur fond de crise sociale et de dérives individuelles, La petite galère, se déroule dans une Zone Urbaine Sensible de la région parisienne. Question style, la phrase de Sacha Després, brève et qui claque, vaut aussi par sa concentration de sens et d’émotion. Bref, La petite galère est un premier roman signalant un vrai talent, et cette chose essentielle pour un écrivain, qu’on pourrait dire un noyau dur et doux à la fois.

 

Roland Buti. Le Milieu de l’horizon. Zoé, 180p. ****

Cette histoire, qui se passe non loin de chez nous dans les années 70, aurait pu se dérouler, à la même époque,en Allemagne ou en France profonde. Par la ressaisie émotionnelle des relationsentre ses personnages, elle m’a rappelé les nouvelles des campagnes irlandaisesde William Trevor, autant que les changements de mentalités décrits par Alice Munro. Ajoutant à cela les très puissantes évocations de la nature plombée par la sécheresse, à l’été 1976, ou les rapports entre humains et animaux, dans uneperception fortement empreinte de sensualité et une attention particulière aux êtres fragiles ou en rupture d’équilibre, l’on se rappelleaussi, toutes proportions gardées, l’inoubliable Lumière d’août deFaulkner, sans qu’aucune référence littéraire explicite ne soit décelable pour autant dans ce troisième roman de Roland Buti, complètement dégagé de tout étriquement régional alors même qu’il illustre un enracinement local ettemporel avec une justesse de ton sans faille.
Friedrich Dürrenmatt affirmait qu’un écrivain devrait se tenir « entre le cendrier et l’étoile ». Pareillement, Roland Buti fait le lien entre lacampagne asséchée, « dure comme un biscuit », et le cosmos.

Antoine Jaquier. Avec les chiens. L’Age d’Homme, 184p. ***

La mort d’un enfant constitue,sans doute, la pire épreuve. Cependant il y a des degrés dans l’horreur. Perdreun enfant sous le coup de la maladie ou dans un contexte de guerre ou demisère, est une chose. Mais se voir arracher un enfant par enlèvement, et lesavoir maltraité, peut-être violé avant de le retrouver massacré, ajoute àl’horreur une dimension d’abjection défiant toute explication. L’on s’en tirealors en invoquant l’inhumanité du criminel, et le terme de monstreest prononcé. Mais rien n’est résolu pour autant, et tuer le monstre n’effacepas son souvenir dans les cœurs. Qui plus est, et quel qu’il soit, le monstreaura toujours visage humain.
Du moins est-ce ce qu’on se dit en lisant Avec les chiens d’Antoine Jaquier, qui ose s’approcher dumonstre en question de tout près et le reconnaître humain à proportion de saduplicité perverse et du Mal dont il est lui-même le rejeton humilié, traité en son enfance comme il traitera ses victimes.
Avec les chiens appuie où ça fait mal, pourrait-on dire. Littérairement, la chose pourrait être plus soignée. Lorsqu’on lit « chacune de mes terminaisons nerveuses se précipite dans la même zone de mon corps », l'on se dit : pourrait faire mieux
Mais passons ! Car il y a ici «du lourd » dans un sens plus fondamental, de la matière à réflexion, du cœur etquelle belle énergie.

Martin Suter. Montecristo. Editions Bourgois, 337p. ***

On retrouve avec Montecristo,le storyteller formidable de Small World, premier roman évoquant les vertiges psychiques de la maladie d'Alzheimer. Or Montecristo nous ramène au plus acéré del'observation des mécanismes sociaux, psychologiques et financiers du monde actuel, dans un roman aux rebondissements constants et aux personnages finement détaillés. Sur fond de crise financière mondiale, où deux des plus grandsétablissements bancaires suisses vacillent au bord de l’abîme, Martin Suter imagine les séquelles d'une double bavure monumentale, liée d’une part aux actions à hauts risques d’un brillant trader, et, d’autre part, à la solution désespérée (et hautement illicite) que les banquiers imaginent afin de combler le trou de plusieurs milliards creusé par les menées de cet aventurier de lafinance.
Comme dans les meilleurs romans de Martin Suter, l’intérêt de Montecristo tient à la fois à la rigueur de son observation de plusieurs milieux (ici, la banque, les médias etle cinéma), fondée sur la connaissance et l’expérience de l’auteur, la qualitéde sa dramaturgie et la fine psychologie qu’il montre dans le développement deses personnages, enfin la swiss touch de son univers qui relance lesfables d’un Dürrenmatt en plus soft et en plus glamour. Bref, c’est de la belleouvrage que Montecristo, dont l’intrigue se dénoue d’une façon propre à rassurer tout le monde, non sans ironie cinglante…

Jonas Lüscher. Le printemps des barbares. Autrement,193p.**

On a parlé d’un « coup de maître» à propos du premier roman de l’auteur alémanique Jonas Lüscher, où je vois plutôt, pour ma part, un coup d’épée dans l’eau. Defait, en dépit d’une certaine élégance d’expression, frottée d’un certain chiclittéraire ostentatoire (avec salamalecs convenus à Nabokov, Bowles ou Sebald),cette prétendue « formidable satire de notre époque » me semble plutôt anodinedans ses deux premiers tiers, par invraisemblance gratuite, dès la scène de lacollision d’un car plein de touristes et d’une caravane de chameaux dont treize d’entre eux restent sur le carreau. Le tableau se veut allégorique, mais il estaussi caricatural que, par la suite, le récit du mariage de deux jeunes Anglais très fortunés entourés d’une clique de yuppies londoniens dans un palace tunisien en plein désert, genre oasis de Nefta, s’achevant en chaos babylonienqui se veut représentatif de la décadence occidentale sur fond de crisefinancière. Or, autant le Montecristo de Martin Suter me semblait intéressant, en rapport avec le monde financier, malgré le paradoxe de son argument narratif, autant ce Printemps des barbares m’a ennuyé parson manque de base crédible et sa visée par trop édifiante en son manichéisme àgros traits.


Philippe Lafitte. Belleville Shanghai Express. Grasset, 286p. ***

Avec Belleville Shanghai Express ,Philippe Lafitte emprunte à l’esthétique et à la stylisation des séries télé sans cesser de faire de la (bonne) littérature, en professionnel du scénario et en écrivain à part entière. A propos du travail du protagoniste, jeune photographe « métis » de père vietnamien et de mère française, l’on apprend que ce Vincent, autodidacte, est « quelqu’un qui s’est déjà frotté au réel » et qui a « une dimension sociale » dans sa pratique.Ce qu’on pourrait dire, aussi, du travail de Philippe Lafitte, qui construit le« pilote » de ce qui pourrait faire une série française combinant l’atmosphère « asiatique » des abords de Ménilmontant et l’atmosphère« occidentale » de la mégapole chinoise. On vise le schéma Roméo etJuliette sur fond de rivalités asiates et de préjugés sociaux, mais tout l’art de Lafitte est d’enchaîner les plans sans peser. C’est fin et bien filé, avecde belles lumières dans les mots et les images composées de Paris ou deShanghai; les situations ont quelque chose de« téléphoné » mais c’esten somme le genre qui veut ça, et l’écriture, les dialogues, la découpe desséquences, le crayonné des portraits : tout fonctionne...

David James Poissant. Le paradis des animaux. Albin Michel, 374p. ***

La critique américaine a situé les nouvelles du jeune David James Poissant dans la filiation de Raymond Carveret de Tchekhov, et le fait est que les meilleures des onze nouvelles du recueil intitulé Le Paradis des animaux méritent autant d’attention que d’éloges, même si le rapprochement avec les deux auteurs (surtout Tchekhov) se discute. Ce qui est sûr, au demeurant, c’est que ce jeune auteur a sonunivers propre, avec ses personnages cabossés et une manière bien à lui, âpre et chaleureuse à la fois, de filtrer les émotions et de peser où çafait mal. En outre il y a, là-dedans une charge symbolique et une intensité poétique assez rares chez les auteurs de cette génération. L’observation rappelle en effet celle d’un Carver ou d’un John Cheever, ou encore, du pointde vue des relations entre pères et fils, les premières nouvelles de Bret EastonEllis traduites sous le titre de Zombies.

Philippe Berthier. Saint-Loup. Bernard de Fallois. ****

C’est un bonheur immédiat et sans mélange que nous vaut la lecture du Saint-Loup de Philippe Berthier, relevant de l’approche littéraire la plus généreuse et la plus pénétrante,appuyée par d’innombrables citations opportunes, entre autres mises en rapport,d’un personnage majeur de la Recherche proustienne dont onapprend illico, par l’auteur, qu’il a été positivement « oublié » parles auteurs du récent Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, àsavoir Jean-Paul et Raphaël Enthoven, qui ne lui accordent pas une entrée…
À l’opposé de certains proustologues ou proustolâtres, qui n’enfinissent pas de chipoter sur l’identification ou la non-identification duNarrateur et de Marcel (cité trois fois par ce prénom dans le texte), PhilippeBerthier prend tranquillement le parti de dire que Marcel le Proust et Marcelle Narrateur lui parlent de la même voix - même si le Narrateur est lacristallisation de trente-six Marcel divers et même changeants à travers letemps - et qu’autant que les deux avatars de l’écrivain et de la personne, letouche le personnage de Saint-Loup composé, lui-même, de plusieurs« modèles » et se transformant radicalement du début de la Recherche au Tempsretrouvé
En ce qui concerne Saint-Loup, le personnage a été inspiré à Proust par divers de ses amis, mais l’important n’e st pas tant là, car Robert occupe une place tout à fait singulière et privilégiée, dans le cercle des proches de Marcel, incarnant à la fois unmentor, tout au moins au début de leurs relations, un objet de fascination sociale et esthétique, mais aussi une sorte d’ami unique qui ne deviendra jamais vraiment un amant :l’incarnation de la beauté et de la noblesse, de la France chevaleresque et du courage, de la séduction sous l’aspect d’un« homme à femmes » et de la complexité quand Marcel découvrira les nouvelles mœurs (jamais avouées) de son ami.
L’amitié selon Proust est un des thèmes abordés par l’auteur, et avec toutes les nuances et la luciditérequises ; et l’homosexualité, bien entendu, avec une compréhension de cequi échappait complètement au pauvre Gide : à savoir que le déni deMarcel, qui s’offusque bruyamment de ce qu’on puisse le taxer de pédérastie,autant que la morgue avec laquelle Saint-Loup répond à Marcel quand celui-ci lesonde à ce propos, jurant que ce ne sont pas « des choses dont il a lemoindre souci », ne procèdent ni de la peur conformiste du jugementbourgeois, ni non plus du refus de tout coming out, mais du refusorgueilleux d’être classé et réduit à cela, soumis à cette détermination stricte et au sempiternel jugement moral ou social, sans parler de la visionproustienne des homosexualités, aussi complexe, paradoxale voire délirante que la vision des juifs selon Céline…

Frédéric Pajak. Manifeste incertain IV. Noir sur Blanc, 221p. ****

Ecrivain et artiste d’un talent et d’une originalité reconnus bien au-delà de nos frontières (son dernier ouvrage a été consacré par le Prix Médicis étranger 2014), Frédéric Pajak poursuit sa démarche de chroniqueur-illustrateurhors norme dans le quatrième volume de son formidable Manifeste incertain,entremêlant journal « perso » et découverte de tel ou tel grand personnage.
En l’occurrence, une ouverture assez fracassante sur la malbouffe précède l’embarquement de l’auteur, aux Canaries, sur le paquebot titanesque Magnifica,à destination de l’Argentine. Pour meubler l’ennui mortel signifié par la formule « la croisière s’amuse », Pajak lit crânement L’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau, en lequel il découvre un auteur bien plus intéressant qu’on ne le croit, déjà célébré par Nicolas Bouvier.
Au demeurant, le récit de Pajak déborde de vie et de détails captés au fil d’une attention vive et restitués par le verbe (de plus en plus élégant dans sa simplicité ) et le trait d’encre, jusqu’à l’irrésistible évocation de la pension libertaire de Dieulefit dans laquelle, ado, il a appris à désobéir aux éducateurs foutraques…

Nicolas Verdan, Le Mur grec. Bernard Campiche éditeur, 252p. ****


L’actualité dramatique des crises européennes et des migrations trouve,dans Le Mur grec de Nicolas Verdan, une projection romanesque exacerbée,sur fond de roman noir économico-politique très bien documenté, humainementprenant.
Le protagoniste en est un flic sexagénaire, Agent Evangelos, dont les tribulations existentielles recoupent celles de son pays en déglingue. Chargé d’une mission dont il découvrira finalement les tenants crapuleux, liés à lacorruption ambiante, Agent Evangelos vit à la fois une rédemption personnelle par la venue au monde, en cette nuit de décembre 2010,du premier enfant de sa fille.
Dix ans après Le rendez-vous de Thessalonique, son premier livre,Nicolas Verdan retrouve sa source grecque (sa seconde patrie par sa mère) avec un roman âpre et bien construit, tissé de constats amers et de questions non résolues.
Nourri par les reportages sur le terrain de Verdan le journaliste, Le Mur grec illustre le talent accompli d’un vrai romancier qui prend le lecteur « par la gueule ».

Jean Prod’hom, Marges.Antipodes, 164p. ***


Jean Prod’hom est un promeneur solitaire attaché à notre terre et à sesgens, un rêveur éveillé, un grappilleur d’émotions, un poète aux musiquesdouces et parfois graves, un roseau pensant (sur l’époque) et un chêne pensif(sur nos fins dernières).
Un an après la parution (chez Autrepart) de Tessons, recueild’éclats sauvés d’un paradis pas tout à fait perdu, ces Margesconfirment l’évidence que « l’inouï est à notre porte ».
Souvenirs d’une enfance lausannoise de sauvageon, flâneries dansl’arrière-pays vaudois ou au diable vert napolitain, vacillements (« je tremblede rien, je tremble de tout ») et riches heures (Boules à neige, Àl’ombre du tilleul) constituent un kaléidoscope enrichi par le contrepoint d’images photographiques. Miracle actuel: ce trésor de sensibilité a été tiréd’un blog (lesmarges.net) par l’éditeur Claude Pahud, enfin éclairé par unelumineuse postface de François Bon.

Christophe Bataille. L’Expérience. Grasset, 85p. ***

Ce petit roman de Christophe Bataille tire sa poésie paradoxale et son impact émotionnel de sa brièveté et de son caractère hyper-elliptique. En évoquant une réalité déjà largement documentée - dont il cite d'ailleurs la bibliographie en fin de volume -, liée aux premiers essais nucléaires français dans le Sahara, en avril 1961, l'auteur de L'élimination (écrit avec Rithy Panh en 2012, à propos du génocide cambodgien), se met ici dansla peau d'un des jeunes "irradiés de la République", au fil d'une espèce de récit diachronique alternant les notes sur le vif d'un ancien carnet et les ajouts plus récents, multipliant les points de vue et les sources. Le point de fuite du livre, on pourrait dire: le trou noir, rappelle la fin terrifiante du film En quatrième vitesse, suggérant la déflagration nucléaire dans sa dimension cosmique, tenant à la fois de l'expérience indicible et de la traversée du miroir ou d'un "au bout de la nuit" physique et métaphysique à la fois. En 85 pages, Christophe Bataille est parvenu, par la concentration-déflagration des mots, à restituer le sentiment profond lié à ce qu'on pourrait dire, au-delà du bien et du mal moralement ou théologiquement répertoriés, le péché mortel définitif.


Edwy Plenel. Pour les musulmans. La Découverte. **

Pour les musulmans d’Edwy Plenel constitue un utile rappel des fondements de la séparation de l’Etat et de l’Eglise en France, telle queVictor Hugo l’avait appelée de ses vœux, et une incitation à la réflexion surles origines et les composantes actuelles du malaise vécu par la France et sacommunauté musulmane. De toute évidence, les séquelles du colonialisme restentun élément majeur dans la relation entre les Français « de souche »et leurs compatriotes immigrés, la France continuant à se tenir pour le parangon de la civilisation européennevoire mondiale. À cette suffisance s’ajoute évidemment le problème social descités où, régulièrement, les « incivilités » se manifestent, et d’oùpartent aujourd’hui les écervelés djihadistes. Bref, ce petit manifeste mesemble plutôt équilibré et de bonne foi, même si Plenel minimise le cancer quironge bel et bien l’islam, comme l’ont écrit et décrit Abdelwahab Meddeb ouFouad Laroui, entre autres opposants au totalitarisme religieux.


Virginie Despentes. Vernon Subutex. Grasset, 396p. *

Au fil des cinquante premières pages de Vernon Subutex, j’ai la sensation de glisser à la surface d’un univers aussi convenu que branché, porté certes par la dynamique d’une expression chic et choc, mais tournant en somme à vide même si Vernon, irrésistible (a-t-il longtemps pensé) tombeur de meufs (c’est comme ça qu’on parle), commence à craindre après avoir été radié du RSA,et plus encore en voyant plusieurs poteslui fausser compagnie alors qu’on se croyait immortel en écoutant d’affilée ledouble live de Stiff Little Fingers et les Redskins ou le premier EP des BadBrains, etc. Je prends une phrase au hasard (« Jean-No avaitépousé une meuf chiante. Il y a beaucoup de garçons qu’un contrôle strictsécurise ») et je me demande à moi-même en personne : est-ce que vraiment je dois m’intéresser à ça ?

Kamel Daoud. Meursault contre-enquête. Actes Sud, ****

Consacré l’an dernier par le Goncourt des lycéens, Meursault,contre-enquête revêt aujourd’hui une signification multipliée par laterrible actualité récente en cela qu’il y est question, pour l’essentiel, dela relation entre deux cultures (la France et son ex-colonie algérienne) incarnées par des personnages hautementsignificatifs dont Kamel Daoud modifie, subtilement et fermement, le jeu de rôles. Donner la parole au frère del’Arabe sans nom sur lequel Meursault tire avant d’enjamber son ombre demanière combien symbolique, est bien plus qu’une idée romanesque opportunistecomme il en a pullulé ces derniers temps : c’est ajouter la part manquanted’un roman vivifiant notre réflexion, d’abord en nommant l’innommé puis enprenant langue, littéralememt, avec l’Histoire, l’Indépendance, la Langue française, Camus qu’on aime et qui se discute, un Dieu là-haut qui pèse mêmeabsent et qui se discute aussi, la Vie et la Littérature qui continuent…


Philippe Sollers. L’Ecole du mystère. Gallimard, ***

La lecture de L’école du mystère, le nouveau « roman » de Philippe Sollers, m’est à la fois une stimulation tonique, sous l’effet de sa liberté d’esprit et de ses multiples curiosités, de sa vivacité et de son écriture parfaite, et un sujet d’agacement récurrent chaque fois que le cher homme se félicite ou se console en se flattant de ne pas être assez félicité. Mais bon : passons sur son solipsisme orgueilleux, voire condescendant, pourl’apprécier tel qu’il est, extraordinairement présent et à son affaire depoète. Je l’entends dans un sens profond, rapport à son rapport à la langue et à la joie, à sonbonheur d’être et à la musique verbale qu’il en tire - à ce qu’on pourrait direchez lui la musique du sens et de la mise en mots. Surtout je trouve, chez cetauteur, une gaieté communicative, à la fois dans la célébration de ses préférences (ici, par exemple, les chanteuses de jazz) et dans la formulation de ce qu’il exècre, qui recoupe souvent ce que j’apprécie ou vomis.


Ivy Compton-Burnett. Hommes et femmes. Gallimard, Folio. ****

Ivy Compton-Burnett, que Nathalie Sarraute tenait pourune romancière génialement novatrice, est en effet d’un culot monstre. Soit unefamille anglaise en principe soumise à la bienséance religieuse, dont la mèrerègne sur son monde sans cesser de geindre pour mieux imposer ses vues à sonpleutre d’époux, à ses trois fils et à sa fille, jusqu’au jour où l’aîné, quilui résiste avec ses velléités de préférer la recherche scientifique pure à lamédecine plus philanthropique qu’elle appelait de ses voeux, la défie, la déstabilise, la fait exploser puis imploser.
Presque entièrement tissés dedialogues, le romans d’Ivy sont d’étranges pièces de théâtre sans indicationsde déplacements de lieux en lieux, sans pour autant qu’on se perde dans lajuxtaposition voire l’imbrication des séquences, comme si les didascaliescascadaient dans la conscience du lecteur. Dans la foulée, et avec un humourravageur, la romancière fait dire aux gens ce qu’en général ils gardent poureux, avec des effets de saisissement immédiatement réfrénés par la feinte politesse ou la crainte d’un scandale.

Michel Onfray. Cosmos. Flammarion, 565p. *

Passée l’attention sympathisante que suscite son premier hommage au père disparu dont est célébrée la noblesse discrète de sage paysan, la lecture de Cosmos cède vite à l’agacement devant la présentation ronflante du projet « cosmique » de l’auteur, évoquant Bouvard et Pécuchet en leur plan de jardiner l’univers. Le long chapitre introductif, consacré à la quête « biographique » des millésimes ponctuant la vie et les œuvres de Michel Onfray, assomme par sa surabondance de « notes » gustatives, et d’autant plus que manquent une langue et un style. Ensuite, son chapitre à la gloire des Tziganes, dont il oppose la « grande civilisation » au calamiteux christianisme coupable d’ethnocide, nous ramène en pleine logomachie des années 60-70. À en croire notre « philosophe », l'on ne sortira du temps mort de notre civilisation que par la porte de secours du « temps hédoniste ». Et le pompon: à savoir que nous n’accéderons vraiment à la présence au monde qu’en « supprimant les écrans qui s’interposent entre le réel et nous », à commencer par « la quasi totalité des livres », jouant ce rôle d’écran, et « les trois livres du monothéisme, bien sûr ». À souligner, à côté de l’insurpassable prétention du polygraphe : son ridicule pyramidal dès lors qu’il s’essaie à la poésie…

Anna Todd. After, Saison 1. Hugo Roman, 593p. 0

La jeune Texane Anna Todd, qui est à Barbara Cartland ce que la lavasse de fast food est à la guimauve britiche, évoque les relations de Tessa, étudiante fadasse en mald’encanaillement et d’un mauvais garçonde pacotille, le craquant Hardin. Testé sur le smartphone d’Anna, aussitôt boosté sur la Toile (plus d’un milliard de téléchargements sur le site wattpad)et recyclé sous forme de pavé broché aux bons soins du grand éditeur américainSimon & Schuster, ce feuilleton débile illustre la nouvelle catégorie dessex-sellers, d’une sensualité évoquant l’érotisme des laitues cuites à l’eau bromurée. Or une chose fascine dans la vie de Tessa, et c’est sa façon de tout planifier, du choix des panties qu’elleportera demain à la couleur du vernis à ongles prévu pour le surlendemain. Question sexe, les ligues de vertu américaines auront été rassurées de constater queTessa ne dispose un condom sur le hardonde Hardin qu’au-delà de la 400e page de la première saison, au cours d’une scèneriche en adjectifs tumescents et autres superlatifs extatiques.


John Cheever. Une Américaine instruite. Folio. *****

Le meilleur du talent de John Cheever se concentre dans ce petit recueil de deux nouvelles. La première, Adieu mon frère,évoquant une réunion de famille plombée par la morosité puritaine d’un desfrères, est d’une acuité d’observation et d’une justesse, dans la modulation des sentiments doux-acides, qui m’a rappelé les nouvelles d’Alice Munro. Comme celle-ci, d’ailleurs, John Cheever a été comparé à Tchekhov pour son mélange d’humour tendre et de mélancolie douce-amère. Adieu, mon frère, ainsi,brocarde la méchanceté d’un vertueux avec une finesse d’observation sansfaille, où la scène finale, d’une violence inattendue, se justifie a proportionde la monstruosité du puritain jugeant sa mère et les siens avec un manque decœur absolu. Or Cheever est à la fois un peintre des sentiments et des lieux,un scénariste virtuose dans l’ellipse dramatique et un moraliste conséquent quia l’air de se demander si c’est « ainsi que les hommes vivent ». Mêmesqualités dans Une Américaine instruite,qui brosse le portrait d’un autre monstre significatif, dans le genrefemme hyper-lettrée et militante tousazimuts, insupportablement cultivée (elle écrit un livre sur Flaubert) et soumettant son conjoint à une domination tissée de morgue et de mépris non sans passer à côté de la simple vie et des demandes de son enfant, dont la mort vabousculer son planning. S’il y a du Tchekhov là-dedans, c’est du plus indigné devant l’imbécillité des gens peut-être très intelligents mais sans cœur (on serappelle L’envie de dormir ou Volodia), et par la façon de John Cheever, comme son aîné russe, de ne jamais s’en tenir à une seule version ou un seul jugement àl’observation de la vie où chacun, d’une façon ou de l’autre, porte unecertaine responsabilité. Enfin il y a l’art du narrateur, sans pareil. On comprend que Nabokov, Bellow et Updike aient placé John Cheever au top desécrivains américains de la deuxième moitié du XXe siècle. Avec Flannery O’Connor et Alice Munro, c’est en effet sa place…

Pierre Boncenne. Le parapluie de Simon Leys. Philippe Rey. 264p. *****

Dans Le Parapluie de Simon Leys, PierreBoncenne, l’ancien rédacteur en chef de Lire, rend le plus bel hommage à la mémoire de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, mort en août 2014 et dont l’œuvre de sinologue et d’essayiste-pamphlétaire n’a pas encore été reconnue à sa juste valeur. Or Pierre Boncenne a entretenu avec lui, pendant des années, une correspondance amicale qui paraît en même temps que son essai, sous le titre de Quand vousviendrez me voir aux Antipodes, et c’est donc en complicité, mais sans complaisance, qu’il revient sur la trajectoire de cette très grande figure de l’intelligentsia contemporaine que je ne me lasse pas, pour ma part, de lire et relire depuis des années.
La première partie de l’essai fait une large part, évidemment au plus fameux des livres de Simon Leys, Les Habits neufs du Président Mao, tant pour le rappel de son contenu, des circonstances de sa publication et de l’accueil souvent peu glorieux qui lui fut réservé par le milieu intellectuel, médiatique et universitaire parisien, où certains thuriféraires du maoïsme, notamment dans Le Monde, le firent passer pour un agent d’influence de la CIA, entre autres énormités. En outre, Pierre Boncenne rappelle que Pierre Ryckmans, alias Simon Leys n’était pas qu’un grand sinologue mais un passionné de littérature tous azimuts, anthologiste des écrits sur la mer et remarquable commentateur d’Orwell, de Chesterton (lui-même était catholique), de Gide (pour le meilleur et le pire) ou de maints auteurs contemporains, dont il faut lire Le studio de l'inutilité, Protée ou L'ange et le cachalot, entre autres recueils majeurs.

9782940523238_1_75.jpgVassily Rozanov. Dernières feuilles. Les Syrtes, 411p.

Je me demande souvent pourquoi, depuis 40 ans, je n’ai cessé de revenir à Rozanov, que Dimitri et Czapski m’ont fait découvrir au tournant de mes vingt-cinq ans.« Voilà, ce livre a été écrit pour vous », m’avait dit un soir Dimitri en me faisant cadeau de l’édition Gallimard de La Face sombre du Christ, assortie d’une longue préface de Josef Czapski. Or, les page de Feuilles que je viens de lire est la réponse à cette question : à cause de cette âme, à cause de la musique de cette âme, à cause de ce que filtre cette musique, en moi, de l’âme du monde. Rozanov n’a jamais écrit de poème, mais la poésie qui émane de ses pages est incomparable, que je retrouve chez Annie Dillard, pas plus « poète » que le penseur russe. Mais je reprends presque tous les jours Au présent et je retrouve ce même flux de l’âme d’une personne qui participe de l’âme du monde le plus physique qui soit en apparence. Il n’y a pas de grande critique, me semble-t-il, sans poésie. Rozanov cesse d’être poète quand il ferraille dans les domaines politique ou théologique, mais son âme est ailleurs. Dès qu’il donne dans l’idéologie, il s’empêtre, alors que la parole songeuse, affective et tâtonnante, filtre son génie.


boule.jpg

Simenon. La boule noire.E-books. *****

Dans La boule noire, roman de la série dure et, plus précisément, de l'époque américaine, participant donc de ce que le romancier appelait ses "romans de l'homme", l'on trouve un véritable concentré des thèmes de cet incomparable médium de la condition humaine. De fait, ce roman d'une forte densité psychologique, très nourri de la souffrance personnelle de l'écrivain dans son rapport avec sa mère, et débrouillant merveilleusement les relations complexes d'un "petit homme",venu de tout en bas, avec le milieu bourgeois snob auquel il aimerait se trouver intégré, symbolisé par le country club de cette petite ville du Connecticut. Comme dans Le Bourgmestre de Furnes, l'un des rares romansbalzaciens de Simenon, qui évoque l'ascension sociale d'un personnagejamais adapté à la "haute" qu'il rejoint, le personnage de La Boule noire pourrait basculer d'un moment à l'autre dans ces états defuite, de rejet violent ou même de criminalité qui marquent, chez beaucoup de personnages de Simenon, ce qu'il appelle lui-même le « passage dela ligne ». Après son humiliation, le protagoniste est tenté de« tous les tuer », puis il devient une sorte d'ennemi de classe des nantis qui ont refusé de l'accueillir, avant de se trouver confronté, après la mort misérable de sa mère, kleptomane et pocharde perdue, à son enfance désastreuse, et de rebondir finalement contre toute attente, non du tout pour un happy end mais dans une sorte d'acquiescement pacifique préludant en somme à la dernière philosophie du vieil écrivain des Dictéesà Teresa...  


Unknown.jpegJoël Dicker, Le Livre des Baltimore. Editions de Fallois ,476p. *

La lecture attentive du Livre des Baltimore, dont j’attendaisquelque chose, m’a plus que déçu : catastrophé après les cent premières pages.Je n’en croyais pas mes yeux à la découverte de cette vacuité saturée desuperlatifs creux, devant ces personnages réduits à l’état d’ectoplasmes, cessituations « téléphonées » et ces dialogues filés comme dans quelquephoto-roman ou autre sitcom dévertébrée. Or les 376 pages suivantes ne sontpas faites pour corser la plate romance. Au vrai,  tout le Livre des Baltimore accumule,à grand renfort d’adjectifs outrés, les situations attendues et les clichés àn’en plus finir, émaillés de dialogues d’une complète indigence. Malgré lessuperlatifs qui font du narrateur « l’étoile montante de la littérature américaine», d’Alexandra la chanteuse à succès « la nouvelle icône de la nation », de leurs formidables cousins et de leurs incomparables parents des figures d'éternité : pas la moindre épaisseur humaine, la moindre touche de personnalité non formatée, le moindre frémissement de réelle émotion - pas  la moindre raison concrète de s’intéresser à ces stéréotypes de papier glacé ou de carton-plâtre.


Pascale Kramer. Autopsie d’un père. Flammarion, 210p. ****

Que s’est-il passé ? Dans quel monde nous retrouvons-nous ? Qu’est-il arrivé aux gens ? Est-ce bien ainsi qu’ils vivent ? nous demandons-nous en traversant le dernier roman de Pascale Kramer, Autopsie d’un père, où se trouve rendue, avec précision et quelle justesse, la déroute vécue par beaucoup de nos contenmporains, à l’enseigne d’un malaise de société latent voire lancinant, avec une attention particulière et constante portée à ceux qui, a priori, semblent mal dans leurs mots plus encore que dans leur peau. En l’occurrence, la situation d’Autopsie d’un père est explicite puisque le thème central du roman implique l’incompréhension fondamentale qu’un père, brillant intello narcissique prénommé Gabriel, manifeste envers sa fille Ania moyennement douée et vite intimidée, voire paralysée par l’ironie et les sarcasmes paternels, dès son enfance. Peut-on concevoir que quelques mots « qui font mal », ou qu’un seul regard de dédain, un rire entendu, un geste de rejet suffisent à plomber une relation entre un père instruit, « grande gueule » de surcroît, et sa fille peu sûre d’elle et inquiète de déplaire ?
L’originalité des romans de Pascale Kramer tient à ce que, sans effets de style, les voix de ses personnages se fassent entendre hors de tout dialogue explicite ordinaire, où prime le discours indirect. Or ce discours « implicite » pallie le non-dit des relations non verbalisées. On est tendu, on explose soudain, on exprime par des mots quelques chose de trop, puis on se reprend, on soupire une vague excuse, mais le geste compte plus que ce qui est dit. Pas plus qu’elle n’est psychologue ou sociologue, Pascale Kramer ne pose à la moraliste d’époque, mais sa contribution à une meilleure compréhension de la vie des gens, dans le monde ébranlé qui est le nôtre, tient au fait qu’elle les aime, sans trace de sentimentalité ou de sensiblerie pour autant, et restitue leur univers par la magie d’une espèce d’hyperréalisme sensible à valeur quasi médiumnique.


Karel Capek. La Fabrique d’absolu. La Baconnière, 293p.****

Cette contre-utopie presque centenaire du génial Karel Capek, auquel on doit (notamment l’invention du terme de robot – du verbe « travailler », roboti), trouve aujourd’hui une portée nouvelle puisqu’elle traite du double thème des énergies renouvelées et des guerres de religion. Plus concrètement, l’ingénieur Marek invente une machine révolutionnaire capable de briser les atomes du charbon et de tirer de celui-ci une énergie si prodigieuse qu’une seule noix de charbon permet d’éclairer la ville de Prague, non sans dégager du même coup des particules d’essence divine identifiées sous le terme d’Absolu. Ainsi le Carburateur (c’est le nom de la machine) assure-t-il un approvisionnement en énergie qui a l’avantage de ne produire aucun déchet, si l’on excepte la foi religieuse qui se répand bientôt en proportion exponentielle dès que l’invention de Marek se trouve commercialisée par l’industriel Bondy. Les hommes étant ce qu’ils sont depuis les débuts de Sapiens (et même un peu avant), la possession (si possible exclusive) d’un Carburateur devient un impératif aussi catégorique que la définition dogmatique de l’Absolu, qui va les dresser les uns contre les autres avec la fureur que nous observons toujours à l’heure qu’il est, entre clochers et minarets. Contemporain des débuts du nucléaire, écrit en 1922 mais se déroulant en 1943, ce roman prophétique et sombrement hilarant, agrémenté de charmants dessins du frère (Josef) de Capek, a été réédité en novembre 2014 dans la collection d’Ibolya Virag, du nom de la spécialiste hongroise des littératures d’Europe centrale bien connue de nos amis de Facebook et à laquelle on doit également la réédition de la mythique Guerre des salamandres, du même Capek, et la découverte de plusieurs ouvrage du délicieux Gyula Krudy, traduit du hongrois par elle-même.


Jacques Vallotton. Jusqu’au bout des apparences. Editions de L’Aire, 304p. ***

Jacques Vallotton, journaliste de longue expérience bien connu du public romand pour son travail dans la presse écrite autant qu’à la radio et à la télévision, signe un récit très personnel constituant le premier bilan de quarante ans d’activités, sous la forme d’une autofiction. S’il se défend d’avoir fait œuvre littéraire, l’auteur de Jusqu’au bout des apparences n’en a pas moins eu recours à un artifice de narration en troisième personne, relevant de la mise à distance. Le temps du récit est celui d’un parcours nocturne en voiture entre les studios de la Maison de la radio, àLausanne, que le journaliste quitte après son dernier flash, et les hauteurs valaisannes de Saint-Luc, où il va rejoindre sa compagne. Le ton est au défoulement, parfois à l’invective, car le journaliste, souvent tenu à la réserve par les conventions du service public, peut enfin dire tout haut ce qu’il a si souvent gardé pour lui. De la génération des soixante-huitards (il est né en 1942), et le cœur accroché à gauche, Vallotton n’a rien pour autant d’un idéologue psychorigide, tenant plutôt du pragmatique conséquent, attaché au concret mais reconnaissant à la fois la complexité des choses.


Yuval Noah Harari. Sapiens. Une brève histoire de l’humanité. Albin Michel, 500p. ****
La lectrice ou le lecteur peu ferrés en matière de connaissances paléontologiques récentes, ignorant peut-être même les avancées significatives vécues par nos ancêtres Sapiens entre la révolution cognitive (il y a 70.000 ans et desbricoles) où se constitua le langage fictif et les premières colonies de peuplement marquant la révolution agricole (vers 12.000 ans, après l’extinction de l’Homo florensiensis) apprendront immédiatement beaucoup de choses relevant du quotidien de l’Adam et Eve fourrageurs dont les migrations coïncidèrent, par exemple, avec l’extinction de la mégafaune australienne du grand paresseux américain (six mètres au collet) après la descente du prédateur bipède des frimas de l’Alaska aux grandes plaines du futur Far-West. Entre autres, car celivre très très documenté et d’une lecture aisément captivante, brasse large même si l’histoire de l’humanité se réduit à un battement de cil dans legrand ballet galactique. De la partie au tout repérable, contre préjugéstenaces (il ne se passe rien avant Lascaux et Sumer) et croyances ethnocentrées, évidences réaffirmées (il n’y a pas de justice dans l’histoire, le progrès a toujours saface d’ombre, les croyances cimentent les sociétés et fondent les guerres) etmystères éventés ou se démultipliant (par delà la révolution scientifique), ce récit saisit à la fois par sa réserve honnête (on n’est souvent sûr de rien, ni des bases du patriarcat ni du pourquoi du caractère autodestructeur de Sapiens, notamment) et son art des rapprochements diachroniques, qui relève d’abord d’un grand talent de conteur. Qui a (peut-être) séché sur les essais magistraux d’un Yves Coppens ou d’un Stephen Jay Gould, se laissera (peut-être) charmer plus volontiers par le gai savoir de Yuval Noah et sa joyeuse équipe d'enseignants et d'étudiants de l'Université hébraïque de Jérusalem...

 

AVT_Simon-Leys_5991.jpegSimon Leys. Quand vous viendrez me voir aux Antipodes. Lettres à Pierre Boncenne, Philippe Rey, 188p. *****

À l’ère des courriels et des texti (un texto, des texti), la pratique plus lente et réfléchie de la correspondance, dont la Littérature a été enrichie par des œuvres à part entière, a quasiment disparu, à de notables exceptions près. 

Ainsi des lettres de Simon Leys (Pierre Ryckmans de son vrai nom) à son ami Pierre Boncenme, témoignant de plus de trente ans de complicité et d’échanges épistolaires ou de visu, dont la substantifique moelle enrichit ce livre d’une formidable densité, véritable abécédaire de curiosités et de sagesse, de salubres coups de gueule et de non moins roboratives fusées d’enthousiasme. Pierre Boncenne, auteur en outre d’un remarquable ouvrage de synthèse sur l’œuvre et la personne de Pierre Ryckmans, intitulé Le Parapluie de Simon Leys (Philippe Rey, 2015)ne s’est pas contenté de publier un choix de lettre de son ami : il en a tiré une suite alphabétique merveilleusement variée, illustrant les passions de l’essayiste-érudit-humaniste, immense lecteur et navigateur à la voile avec ses fils. 

D’Amitié (suivi d’anti-américanisme) à Wittgenstein (précédé de Simone Weil et Evely Waugh), les lettres de Simon Leys oscillent entre admiration et décri (contre George Bush qui lui fait se demander sur quelle planète il faudra se réfugier pour lui échapper, ou Régis Debray radotant sur Venise), Cioran et Garcia Marquez, le désordre chez soi (le sien qu'il dit « épouvantable) et les idées des autres, dont il a tiré une anthologie non moins recommandable (chez Plon, 2015), ainsi de suite, ce livre nuance magnifiquement , et comme en creux, le portrait de cet essayiste-passeur de haute volée, doublé d’un homme combien attachant.

Unknown-4.jpegBoualem Sansal. 2084. Gallimard, 2015, 273p. ****

Une sensation d’immédiate oppression s’empare du lecteur de 2084 de Boualem Sansal, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté et de menace latente. Le lieu initial en est, au bout de nulle part, un vaste sanatorium de montagne décati et surpeuplé évoquant à la fois le fort isolé du Désert des Tartares de Dino Buzzati et le palais des rêves d’Ismaïl Kadaré, avec quelque chose de tout à fait original particulier, dans le récit, qui rappelle les contes orientaux. En outre, le roman rappelle autant un dédale kafkaïen que la fourmilière humaine du 1984 de George Orwell, à cela près que Boualem Sansal invente un pays, l’Abistan, et sa langue tissée de formules telles « Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué », reprises par dix mille ou dix millions de gosiers étreints par l’émotion. La vie en Abistan est ainsi entièrement soumise à la dévotion universelle que scandent les saintes paroles de Yölah et d’Abi. Or il y a, dans la verve satirique déchaînée de Boualem Sansal, quelque chose du délire amplificateur d’un Alexandre Zinoviev, dans L’avenir radieux, ou du Swift des Voyages de Gulliver. Est-ce à dire qu’il exagère ? Comment ne pas se rappeler alors les très récentes échauffourées mortelles survenues lors des « saints » pèlerinages de La Mecque ? Et comment ne pas faire de parallèle entre les flagellations de femmes en Arabie saoudite (notamment) et le sort de cette jeune femme traquée ici par le Conseil de Redressement, entre autres abominations très actuelles. Avec la fin de 2084, culmine la charge satirique, amère et drolatique, d’un livre à la fois terrifiant et libérateur qui associe le talent vif et l’imagination débordante du conteur aux vues cinglantes de l’écrivain révolté par l’obscurantisme massifié.

Etienne Barilier. Vertige de la force. Buchet-Chastel, 117p. ****

Le contraire de la violence n’est pas tant la non-violence que la pensée, écrivait Etienne Barilier dans La ressemblance humaine, et le nouvel ouvrage qu’il vient de publier sous le titre de Vertige de la force, bref mais très dense, et surtout irradiant de lumière intelligente, en est la meilleure preuve, qui conjugue la pensée de l’auteur et celles de quelques grands esprits européens, de Simone Weil à Thomas Mann ou de Goethe à Jules Romains ou Paul Valéry, notamment, contre les forces obscures du fanatisme religieux ou pseudo-religieux. Les thèmes successifs de Vertige de la force sont la définition du crime de devoir sacré, le scandale d’une idéologie religieuse faisant de la femme une esclave de l’homme et de l’homme un esclave de Dieu, la difficulté pour les intellectuels musulmans de réformer leur religion « de l’intérieur », la conception particulière du temps musulman, la typologie du guerrier djihadiste et, faisant retour à l’Occident, l’étrange fascination exercée sur les meilleurs esprits (tel Ernst Jünger devant la guerre, ou Heidegger devant l’abîme) par la force et les puissances obscures ramenant au «fond des âges ». Le thème le plus vertigineux de cet essai, à savoir la fascination de l’abîme, concerne d’ailleurs le rapprochement du culte de la force sacrée chez les terroristes islamistes et la pensée du philosophe qui affirmait qu’il faut « faire du sol un abîme », à savoir Martin Heidegger.

Parce qu’il est aussi artiste, romancier et musicien, Etienne Barilier sait d’expérience que la liberté est forme, qui doit certes accueillir la force pour exister. Mais « la force de la forme n’est plus force qui tue. C’est la force domptée par la forme, qui n’en garde que l’élan. Ou encore : la forme c’est la patience de la force ». Tel étant le trésor de mémoire, et de pensée revivifiée, que nous pouvons redécouvrir et transmettre, au dam de ceux –là qui pensent que nous n’avons plus « rien à donner »…

 

 

Lambert Schlechter. Le Fracas des nuages. Le castor Astral, 397p. ****

Avec Le Fracas des nuages, troisième volume de l’ensemble intitulé Le murmure du monde, (très beau titre qui fait écho au mémorable Bruit du temps de Mandelstam), Lambert Schlechter poursuit une suite kaléidoscopique majeure dont la forme composite évoque, toute proportions gardées, les Essais de Montaigne et le Zibaldone de Lepoardi, qu’il présente lui-même en ces termes approximatifs : « Cela pourrait être un journal métaphysique, un petit traité eschatologique, un grimoire de commis-voyageur, cela pourrait être un reportage sur les choses du siècle, une description du continent bien tempéré, un compte rendu d’inoubliables lectures – ce n’est rien de tout cela. »

Or son fabuleux fatras -nullement chaotique au demeurant, mais dont tous les points de la circonférence sont reliés au même noyau vibrant -, procède à la fois d’un recommencement de tous les matins et d’une expérience reliant « le cendrier et l’étoile », selon la belle expression de Dürrenmatt, le très intime (la geste infiniment délicate, en dépit de ses saillies érotiques, de l’amoureux à genoux devant la « fleur » féminine) et le très fracassant et récurrent orage d’acier des temps qui courent.

Il y a du mystique chez cet iconoclaste, du philologue nietzschéen chez ce brocanteur de formules poétiques à la Gomez de La Serna ou à la Jules Renard, du chroniqueur intimiste proche parfois d’un Rozanov (« Sous la couette dans l’hivernale chambre, je me tiens au chaud dans & par ma propre chaleur, c’est un bonheur élémentaire ») ou de l’observateur du corps autant que du fantastique social rappelant un Guido Ceronetti et nous ramenant souvent, aussi à sa propre lecture d’un Pascal Quignard.

Peter Sloterdijk. Tu dois changer ta vie. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Libella / Maren Sell, 653p. *****

Sur le ring de la pensée contemporaine, Peter Sloterdijk me semble le coach mondial le plus stimulant en matière de fitness propice à l’entretien de notre multiforme, dont je me réjouis particulièrement que le titre du dernier livre puise à la double source de la poesie et de l’art. Quoi de neuf persistant après Marx, Freud et même Nietzsche ? Rilke et Rodin. De fait, après une entrée en matière assez fracassante sur le caractère de revenant du « spectre de la religion » qui hante le monde occidental, rappelant (faussement) le spectre du communisme désigné par Marx en 1848 dans son Manifeste, Sloterdijk rebondit sur les constats de La Folie de Dieu (2008) selon lesquels ce qu’on appelle la religion se réduit de plus en plus à un grand marché de l’Illusion spéculant sur le salut des élus ou l’accès fantasmé aux vierges sans voiles, violence économique ou militaire à l’appui – après l’exposé de son projet d’une refondation de nos immunités vitales, l’artiste penseur interroge le poème de Rilke intitulé Torse archaïque d’Apollon, mise en abyme de la Question par ce fragment de faux Antique et nouveau départ d’une ascétologie impliquant, corps et esprit, chaque membre du Club Hyperforme où l’Exercice irradiera. Dans son commentaire de La Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique, Sloterdijk avait rebondi une première fois, dans Le Le penseur sur scène (Bourgois, 1990) sur la formule de Nietzsche selon laquelle « nous avons l’art afin de ne pas périr de la vérité », proposant de lui-même une sorte d’autoportrait anticipé « en creux » en rappelant que Nietzsche, spécialiste exclusif de rien, ne fut pas seulement philosophe et poète, théoricien et écrivain, moraliste et contempteur du christianisme, mais « musicien en tant q’écrivain, poète en tant que philosophe, polémiste en tant que musicologue, exerçant une chose en faisant l’autre de même que Sloterdijk lui-même fait de la politique en réfléchissant sur les nouvelles formes de l’apprentissage, développe une nouvelle approche de l’immunologie spirituelle en revisitant Aurobindo , ou encore interroge les modalité de l’impôt sans cesser de mettre en relation Héraclite et Sénèque, le bouddhisme ou l’habitus selon Bourdieu et les avancées ou impasses d’un Heidegger, le prestige millénaire de la vertueuse escalade verticale et l’éloge des horizontales, ainsi de suite. Rien d’un éclectique foutoir là-dedans, ni d’un bazar grand surface à la Michel Onfray, mais un appel à l’Exercice, ascèse jouissive s’il en est. Dans la clairière philosophique de notre Université buissonnière, en connexion diachronique avec la première Abbaye de Thélème, c’est que du bonheur comme on dit…  

Henning Mankell. Sable mouvant. Seuil, 348p. ****

En janvier 2014, le maître du roman noir suédois Henning Mankell, inquieté par une douleur à la nuque, apprend à l’hôpital de Göteborg qu’une tumeur cancéreuse lui ronge les poumons, dont les métastases ne pourront être combattues que par une chimio sévère, qui ne lui vaudra qu’une brève rémission avant sa mort en octobre 2015. « La vie a brutalement rétréci, écrit-il au lendemain du diagmostic, en un flétrissement accélléré ». Et de remarquer que sa mémoire l’a aussitôt ramené en son enfance. Or dès celle-ci il fut hanté par la peur de mourir sous la glace, avant de craindre une autre mort dans le sable mouvant. Avec le sous-titre de Fragments de ma vie, ce grand vivant que fut le créateur de l’inspecteur Wallander, voyageur au long cours (notamment en Afrique) et homme de théâtre, entreprend une chronique alternant présent (avec les tribulations liées aux soins requis par sa maladie) et passé, où le grand thème de notre présence sur terre et dans l’Univers scande ses réflexions, notamment sur le thème de la destruction de la nature par l’homme et, plus précisément, des déchets nucléaires qui en témoigneront au-delà de la prochaine glaciation. À l’opposé de la déploration enragée d’un Fritz Zorn, dans son mémorable Mars, Henning Mankell n’accuse ni son éducation ni la société du mal dont il craint l’issue fatale, et son récit, pourtant marqué par « le courage de la peur », reste essentiellement du côté de la vie, s’achevant sur une page magbnifique évoquant son rêve récurrent d’un éveil au milieu d’innombrables inconnus – « avec tous je partage ce qu’aura été mon existence »…

 

(À suivre...)

 

Pêcheur de perles

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littérature,poésie

Les pêcheuses de perles de l’île de Liam m’invitent à participer à leur plongée nocturne. Elles se montrent honorées de me voir bander lorsqu’elles m’oignent de graisse de baleine, mais ensuite nos corps ne sont plus dévolus qu’aux gestes de la conquête silencieuse.

Le royaume où nous descendons n’est plus tout à fait de ce monde, et pourtant les corps paraissent se fondre là-bas dans la substance originelle de l’univers.

La perle est comme une dent de dieu dans la bouche de l’océan, que protègent des légions de murènes. L’arracher à la nuit est tout un art. Je sais qu’un faux mouvement serait fatal. Je n’ai cependant qu’à imiter scrupuleusement les plongeuses qui me surveillent sous leurs lunettes à hublots. De temps à autre je sens la caresse des seins ou des fesses d’une sirène qui remonte, la perle entre les dents. J’ai remarqué leur façon de se tenir à la corde comme à un pal et de se la glisser parfois dans la fente.

L’eau de la surface mousse à gros bouillons jouissifs sous les lampes des sampans. C’est un plaisir grave que de replonger après avoir repris son souffle sous le dôme ruisselant d’étoiles de la mer de Chine.

Les âmes errantes

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12834597_10153960399103879_900865785_n.jpgÀ propos d’un premier roman d’une sidérante singularité : Aux deuils de l’âme, de Jean-Baptiste Ezzano.

Un roman peut-il être à la fois invraisemblable et vrai ? Est-il pensable qu’une ado de 15 ans, vierge et pure, s’exprime comme une femme pétrie d’expérience ? Et comment croire qu’un tueur en série puisse parler, tout tranquillement, des meurtres qu’il a commis en dissertant sur les questions philosophique sempiternelles du hasard et de la nécessité, de la prédestination et du libre arbitre, du bien et du mal ?

 

Telles sont les questions, entre beaucoup d’autres, que nous nous posons pendant et après la lecture du premier roman de Jean-Baptiste Ezzano, Aux deuils de l’âme, dont les 559 pages assommeront les uns par leur longueur et leur apparente froideur désincarnée, où d’autres – comme le soussigné - trouveront une projection vertigineuse du vide et de la solitude, de la déréliction et d’un cauchemar acclimaté typique de notre époque.

Comme un rêve éveillé

L’immersion dans ce roman est immédiate, comme dans un rêve à la fois hyperréaliste et fantasmagorique, aussitôt plombé par quelle inquiétante étrangeté.

On connaît la formule freudienne, désignant une réalité à double face avenante et angoissante, et c’est exactement ce qu’on ressent dès l’apparition, surgi lui-même d’un rêve où lui sont apparu de nombreux visages empreints d’une«crainte respectueuse », de Jonathan Lahel, agent immobilier de son état, propre sur lui et très satisfait de sa personne, qui dit de lui-même qu’il a « un charme froid et distant, brûlant en ce qu’il a justement de glaçant ».

Or sa première visite d’appartement, en compagnie d’un couple d’acheteurs potentiels, se corse du fait qu’au rendez-vous se présente aussi, sans y être conviée, une femme inconnue dégageant « la fragrance d’une âme pure », à laquelle Jonathan s’intéresse immédiatement du fait qu’elle lui évoque les« figures angéliques de sa préférence ».

Alternant ensuite avec le récit de Jonathan, s’amorce celui d’Albane, 15 ans et vivant « à part » depuis qu’elle a laissé tomber le lycée, qui se demande explicitement si la vie n’est pas un rêve et si la vraie réalité n’est pas celle de sa rêverie, alors qu’elle flotte un peu entre virées en vélo et rencontres diverses, attendant plus ou moins le « grand amour ».

Ainsi la narration va-t-elle faire s’entremêler les voix de Jonathan - la quarantaine fringante et la prétention d’un meneur de jeu lucide et sans faille -, d’Albane - l’adolescente à l’extrême sensibilité, dont le lecteur comprend qu’elle a eu une enfance bousculée sans en savoir beaucoup plus -, et de Solange – l’inconnue qui va révéler la face sombre de Jonathan.

Si les voix de ces trois personnages (auxquels s’ajoutera celle de Caroline, intervenant à titre posthume) sont distinctes, un trait de la narration leur est commun, consistant en la multiplication des parenthèses insérées dans leur discours respectifs. Cet artifice stylistique pourrait sembler agaçant(irritant, même exaspérant), voire gratuit ( superflu, frisant le tic), et pourtant il accentue (souligne, met en lumière) un paradoxe fondamental (et réellement éclairant) du roman : à savoir que plus on précise (avec exactitude et minutie) ce dont il est question, et plus le caractère étrange (indéfinissable ou carrément énigmatique) de tout ça s’accentue...

Thriller « àblanc » 

Avec le récit de Solange, certaine d’avoir identifié le criminel qui a bouleversé sa vie (le lecteur verra comment), le roman de Jean-Baptiste Ezzano devrait évoluer en traque de tueur bientôt assimilable à la catégorie des serial killers, et pourtant non: le ton reste posé.

Au fil des pages, c’est bel et bien un personnage inquiétant, pourtant, qui se révèle sous les trop belles manières de ce Jonathan très soucieux des apparences et autres convenances sociales, et plus précisément : un sadique prenant du plaisir à faire mal aux autres.Pourtant rien ne démonte Jonathan, considérant les autres comme des« clones » et se faisant un plaisir rationnel et quasi théologique d’expliquer à Solange ce qu’il représente dans les mécanismes bien huilés de la destinée.

Rien de très étonnant dans cette dualité « diabolique » du prédateur souriant et se justifiant à froid, comme le tueur pontifiant et lénifiant, tout d’onctuosité ecclésiastique, du mémorable serial killer de Seven.

Mais ce qui est plus surprenant en l’occurrence, dans ce thriller « à blanc » sans la moindre action explicite, qu’on pourrait croire purement fantasmatique – un peu comme les meurtres imaginaires du tueur de Bret EastonEllis, dans American Psycho -, c’est que cette totale mise à plat continue de retenir notre attention…

L’expérience de l’inexpérience

Jean-Baptiste Ezzano était âgé de vingt-cinq ans lorsqu’il a écrit ce premier roman rompant avec les normes et poncifs d’une « jeune littérature » jouant (notamment) sur des effets de choc, tout en modulant un regard à la fois candide et grave sur le monde qui nous entoure et, plus encore en achoppant à une réalité contemporaine marquée par certaine immaturité – ou plus exactement par une découverte prématurée de la réalité.

Le noyau de ce roman me semble se situer au cœur de la personne, qu’on pourrait dire son âme.

«L’amour parfait ne peut naître que dans l’obscurité du cœur », déclare Albane à un moment donné, « pas dans la clarté de l’esprit ».

On pourrait objecter qu’une ado de 15 ans ne pense ni ne parle comme ça, pas plusqu’il n’est plausible que la même Albane s’interroge sur « l’efficience dulibre arbitre ».Pourtant on peut voir la chose tout autrement qu’en fonction des clichés sur « les jeunes », et c’est la proposition à la fois hardie et plausible de ce roman, que de parier pour une sorte d’intelligence du cœur hors d’âge. 

Est-il invraisemblable qu’un enfant, même de cinq ou sept ans, ou qu’une adolescente de quinze ans éprouvent des sentiments et fassent des constats supposés réservés aux adultes ? Albane est physiquement vierge, et cependant elle est déjà nostalgique d’une pureté perdue et en ressent de la mélancolie. Sa représentation de l’innocence enfantine ne relève-t-elle que d’une illusion conventionnelle, ou traduit-elle un sentiment plus profond et personnel ? À chacun d’en juger.

Station Solipsisme

Les composantes antinomiques de la pureté,qui déterminent également (aux extrêmes) la rétention puritaine ou la folie terroriste, sont le propre d’une représentation du monde simplifiée et sans nuances, caractéristique de l’immaturité, ou plus exactement d’une immaturité actuelle dont les manques découlent de la rupture du lien social et de l’atomisation des individus – deux composantes essentielles dans le roman de Jean-Baptiste Ezzano.

Dans la ville imaginaire du romancier, une station de métro porte le nom, combien significatif à cet égard, de Solipsisme. Précision du wikipédant : « Le solipsisme est une attitudegénérale d'après laquelle il n'y aurait pour le sujet pensant d'autre réalité que lui-même ».  

En l’occurrence, le solipsisme se rencontre à l’état le plus pur chez Jonathan,qui prétend disposer des autres selon son seul plaisir, mais on pourrait direque tous les personnages du roman se trouvent eux aussi dans ce double état de solitude et de séparation. Du moins Solange refuse-t-elle de se soumettre à la logique meurtrière du tueur, tandis qu’Albane reste en quête d’amitié et d’amour.

L’issue dramatique du roman, relevant de la conclusion stéréotypée des séries criminelles, ne résoud évidemment rien en réalité, tout en satisfaisant le récurrent besoin de justice de la lectrice et du lecteur. La vraie conclusion est ailleurs : dans l’écho de ce livre tout à fait singulier dans le cœur du lecteur, au secret de son âme. 

Que celle-ci fasse son deuil d’une pureté qui la couperait de la vie, de quelque façon que ce soit, n’est pas un mal. Autant dire que c’est du côté de la vie, dans l’impureté des jours et des épreuves, qu’on attend, d'ores et déjà annoncés, les prochains romans de Jean-Baptiste Ezzano.

12834715_10153960399678879_124243468_n.jpgJean-Baptiste Ezzano. Aux deuils de l’âme. L’Âge d’Homme, 559p.

Ceux qui sont organisés

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Celui qui impose son Programme Santé Bio à ses tantes grabataires lectrices de romans russes / Celle qui a un cybercoach spirituel / Ceux qui planifient leur procrastination / Celui qui prend son temps par tranches horaires classées sur son ordi de poche / Celle qui travaille ses abdos en écoutant La Recherche du temps perdu lue par Michael Lonsdale / Ceux qui attendent beaucoup du retour sur investissement d’une lecture pragmatique de La Bible / Celui qui ne trouvera jamais rien faute de perdre jamais son temps / Celle qui ne demande pas à son oncle savetier ce qu’il pense des financiers dont elle-même ne comprend point toutes les menées même en lisant attentivement les éditos de The Economist chez sa pédicure Paloma dont elle dit et répète que c’est « une belle personne » / Ceux qui savent où ils vont sachant ce qu’ils savent que nous aussi savons donc on est bien d’accord / Celui qui sait ce qu’il va faire de sa matinée de pré-retraité de 27 ans fort soucieux de la propreté de sa Toyota Cressida et de ce qui s’ensuit / Celle qui tient un compte précis des allées et venues du nouveau locataire de la maison d’en face roulant Honda CRV 4x4 alors qu’il est café au lait et même pas cadre à ce qu’elle sache/ Ceux qui ne sont en somme que demi-racistes vu qu’ils tolèrent les métis / Celui qui range ses voitures par ordre de grandeur et ses cravates selon leur couleur / Celle qui rend compte de tout ce qu’elle fait dans son Cher Journal qui l’accompagne depuis cinq décennies et dont elle fera répandre les cendres avec les siennes dans la mer qu’elle appelle la Grande Mémoire à l’instar de certains surréalistes belges hélas oubliés même dans les cantons de l’Est / Ceux qui reprochent au Révérend Sigismond de saper le moral des jeunes en affirmant tous les dimanches qu’on n’est pas là pour s’amuser alors qu’ils dorment encore après leurs teufs / Celui qui a préservé un Espace Dieu dans son loft qui mériterait d’être aéré le dimanche / Celle qui ne consacre que les dimanches à ses promenades dominicales sinon tu oublies / Ceux qui se sont mariés au motif que leurs choix de placements coïncidaient avec le bonus de naissances également programmées dans le même timing / Celui qui assortit ses poèmes aux vers très très libres à une stricte surveillance de copyright / Celle qui suit la ligne inexorablement ascendante de son plan de carrière au sommet de laquelle l’attend un fauteuil pivotant avec vue sur les calvities / Ceux qui pour rompre la monotonie de ce matin morose passent leur chien Peter à l’encaustique avant de faire le tour du square avec leur canapé en laisse trop bien élevé pour aboyer quand il avise un couple adultère, etc.

 

Jean Genet hors d'âge

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Genet330001.JPGAvec Proust et Céline, Il fut l’un des plus somptueux prosateurs français du XXe siècle. Son centenaire suscita une pléthore d’hommages. Relire ses premiers romans-poèmes, à commencer par Miracle de la rose,  est peut-être plus important que toute célébration convenue...
Genet55.jpgIl faut penser à la pauvre tombe de Jean Genet au moment de rappeler sa pauvre naissance, le 19 décembre 1910. Une humble pierre blanche sous le ciel marocain et face à la mer : telle est la sépulture d’un des plus grands écrivains français du XXe siècle, mort en 1986 comme un vieil errant anonyme dans un couloir de ces hôtels sans étoiles où il ne faisait que passer.

Or ce vagabond fut aussi un génial romancier-poète traduit dans le monde entier, un auteur de théâtre non moins célébré, une véritable « icône » de la contre-culture des années 60-80 qui défendit des causes aussi « indéfendables » que celles des Palestiniens, des Black Panthers, ou des terroristes de la bande à Baader. Paria de naissance, il appliqua cependant, à sa conduite publique, une « logique » incompréhensible en termes strictement idéologique ou politiques. Le vrai Genet est ailleurs que dans la défense de telle ou telle cause : son fil rouge, son « âme » relève du sacré plus que du social, ce qui l’anime ressortit à une soif de pureté et d’absolu qui dépasse les engagements contingents.

Moins « martyr » que ne l’a suggéré Sartre, mais certainement « comédien » plus souvent qu’à son tour, Jean Genet mérite une approche sérieuse, mais lucide aussi, dont la meilleure à ce jour reste la biographie monumentale du romancier américain Edmund White.

Quant à l’œuvre, assurément fascinante et paradoxale, elle a fait l’objet d’innombrables études, à commencer par le Saint Genet comédien et martyr de Sartre récemment réédité, entre autres essais, colloques et dossiers, et la célébration du centenaire confine à la pléthore. Puisse-t-on se défendre, cependant, de sanctifier un homme qui ne le demandait sûrement pas, ni de porter aux nues une œuvre, aussi éclatante et variée qu’elle fût, sans en lire vraiment les livres qui la composent.

Genet.jpgPour qui n’aurait rien lu de Jean Genet, rappelons que cinq romans-récits ( Journal du voleur, Miracle de la rose, Notre Dames-des-Fleurs, Pompes funèbres et Querelle de Brest), tous écrits en prison entre 1942 et 1946 par cet autodidacte-voyou, constituent la première œuvre majeure de Genet. Celui-ci, au fil de récits très poétiques jouant sur un mixte d’autobiographie sublimée et de légende dorée canaille peuplée de mauvais garçons, se livre à une sorte de vaste remémoration érotique dans une langue mêlant sordide et sublime. Le culte de l’abjection, un peu comme chez Sade, s’oppose au culte des vertus chrétiennes, avec l0exaltation du vol, de la trahison et de l’homosexualité. Les premières éditions seront d’ailleurs expurgées des passages les plus « hard », dûment rétablis aujourd’hui.

Cette mystique invertie et solipsiste – à l’usage du seul Genet – signale à la fois la vengeance d’un être humilié avec la bénédiction des belles âmes, et la recherche d’un absolu esthétique. Abandonné par sa mère à sept mois, bouclé pendant des années dans un bagne d’enfants, exclu de la norme par sa double nature d’homosexuel et de poète, Genet exorcisa une première fois sa souffrance et son ressentiment dans ce prodigieux jaillissement créateur initial, auquel succéda une période de désespoir et de stérilité. « J’avais écrit en prison. Une fois libre, j’étais perdu ». Et comme pour y ajouter, la monumentale étude de Sartre, où le philosophe accommodait Genet à la sauce de l’existentialisme, du freudisme et du marxisme, faisait l’impasse sur la complexité dostoïevskienne du monde de Genet, trop intelligemment décortiqué et démystifié.

Or un Genet plus profond et confus, et surtout approché dans ses métamorphoses successives, restait à raconter, comme s’y est employé Edmond White dans la reconstitution de cette vie marginale et souvent fuyante, de la Grande Guerre à l’Occupation, puis de la guerre d’Algérie à Mai 68, à quoi l’écrivain participa non sans scepticisme.

Naissance d’un écrivain

Evitant la psychologie à bon marché, Edmund White s’étend en revanche sur l’environnement social dans lequel Genet a passé ses jeunes années. On y découvre que sa mère nourricière, dans le Morvan, le choya passablement, mais que le statut des « culs de Paris » et autres « metteux de feux », enfants abandonnés mal vus a priori, relevait quasiment de la damnation. Les pages consacrées à la colonie agricole de Mettray, combinant le dressage des adolescents et leur exploitation lucrative en dépit du déclin de cette institution « phare », sont d’autant plus frappantes que Genet, dans Miracle de la rose, tend à magnifier cette « maison de supplices » fermée en 1939. « Paradoxalement, dans l’enfer j’ai été heureux », écrira-t-il ainsi.

De nombreuses autres zones obscures de la vie de Genet s’éclairent, notamment liées à une période de six ans à l’armée où le caporal Genet fit probablement tirer sur des civils, aux voyages innombrables en Europe, à la dèche et aux expédients, et l’on en sait plus désormais sur l’immense travail personnel accompli par le semi-analphabète de 20 ans (ses lettres de l’époque sont poignantes de maladresse mais aussi de géniale fraîcheur) pour acquérir un grand savoir littéraire et philosophique et la maîtrise d’une langue sans pareille.

Un personnage à facettes

Genet6.jpgSelon les témoignages, Jean Genet pouvait se montrer aussi charmant qu’odieux. Dans ses Lettres à Ibis, une jeune amie idéaliste à qui il se confie entre 1933 et 1934, il donne l’image d’un garçon très sensible et assoiffé de tendresse qui a les « larmes aux yeux de n’être pas Valéry » et s’excuse pour ses « anomalies sentimentales ».

Délinquant plutôt minable (même s’il fut menacé de la relégation à vie, ce ne fut que pour des vols de bricoles et de livres…), il ne s’affranchi jamais pour autant de son état de voyou. Ainsi déroba-t-il un dessin de Matisse à Giacometti, dont il disait pourtant que c’était le seul homme qu’il avait jamais admiré – et le sculpteur laisse d’ailleurs de lui un portrait mythique. Mais le brigand était capable, autant que de vilenies, des attentions les plus délicates, et la plupart de ses amis, qu’il trompa ou « jeta » les uns après les autres, lui vouent une tendresse aussi paradoxale que tout son personnage. C’est que, finalement, l’intransigeance furieuse, la folle susceptibilité, les coups de gueule légendaires de cet homme blessé, à la fois conscient de son génie et doutant de tout, trahissaient la fragilité fondamentale d’un enfant blessé à vie et resté vulnérable, sensible enfin à la détresse des plus mal lotis que lui.

Cohabitant avec l’homme de théâtre extraordinairement doué et avec le moraliste contestataire de haut vol, proche à ce double égard de l’artiste-polémiste Pasolini, il y avait enfin en Jean Genet une espèce d’exilé « à perpète ». De là sa défense des humiliés et des offensés, et plus précisément des Palestiniens qui, disait-il, cesseraient de l’intéresser au jour où ils disposeraient d’une terre à eux. Cela étant, même devenu mondialement connu et souvent « récupéré » à son corps défendant, Jean Genet a fui jusqu’au bout toute forme d’acclimatation et continua de mener sa vie de vagabond errant d’un hôtel sans étoiles à l’autre, distribuant ses biens à ses amants et amis, pauvre parmi les pauvres et reposant désormais sous la plus humble pierre blanche du bout du monde, face au ciel et à la mer.

Image: Jean Genet en 1939.





Pour lire Jean Genet

Jean Genet. Journal du voleur, Querelle de Brest, Pompes funèbres. Préface de Philippe Sollers. Gallimard, coll. Biblos 788p.

Jean Genet, Miracle de la rose. Version non expurgée. L’Arbalète, 347p.

Jean Genet. Lettres à Ibis. Gallimard, L’Arbalète 2010, 109p.


Jean Genet. Le condamné à mort. Nouvel enregistrement, combinant chant et récitation, d'Etienne Daho et Jeanne Moreau.


Edmund White. Jean Genet. Avec une chronologie biographique référentielle d’Albert Dichy. Biographies-Gallimard, 1993. 685p.

Jean-Paul Sartre. Saint Genet, comédien et martyr. Gallimard 2010, coll tel, 695p.

Le numéro de décembre du Magazine littéraire sera consacré à Jean Genet.

Site des Amis et Lecteurs de Jean Genet. http://jeangenet.pbworks.com/

Image: Jean Genet en 1939. Photo inédite, de la collection Jacques Plainemaison.


Ex voto

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graces.jpg…C’est ça, tu te moques, faut dire que t’es tellement plus évolué  que nos aïeux, tu te moques de leur crédulité mais tu te vautres à genoux pour que Barcelone gagne, tu trouves leur petite épicerie sordide mais t’es sans arrêt à spéculer sur la Bourse ou au Tribolo, et finalement tu trouves  pas triste de n’avoir personne à remercier, même pas ta mère qui te fait tes lessives ?...

Image : Philip Seelen 

L'évidence mystérieuse de l'être

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Pour lire et relire Le Canal exutoire de Charles-Albert Cingria 

 

Le Canal exutoire est à mes yeux le texte le plus mystérieux et le plus sourdement éclairant de toute l’œuvre de Cingria, qu’on ne peut appeler ici Charles-Albert. Nulle familiarité, nul enjouement, nulle connivence non plus ne conviennent en effet à l’abord de cet écrit dont la fulgurance et la densité cristallisent en somme une ontologie poétique en laquelle je vois la plus haute manifestation d’une pensée à la fois très physique et métaphysique, jaillie comme un crachat d’étoiles et aussi longue à nous atteindre dans la nuit des temps de l’esprit, jetée à la vitesse de la semence et lente autant dans son remuement qu’un rêve de tout petit chat dans son panier ou sur son rocher.

Cette image est d’ailleurs celle qui apparaît à la fin du texte, par laquelle je commencerai de le citer, comme un appel à tout reprendre ensuite à la source : « Je viens de voir, dans la maison où je loue des chambres, un chat tout petit réclamer avec obstination un droit de vivre. Il est venu là et il a décidé de rester là. C’est étrange comme il est sérieux et comme ses yeux, malgré son nez tatoué de macadam par les corneilles, flamboient d’une flamme utilitaire. Il a forcé la compréhension. On le lance en l’air, il s’accroche à des feuilles. Il miaule, il exige, on le chasse ; il rentre; une dame qui a des falbalas de peluche bleue l’adopte pour deux minutes. Il ronronne à faire crouler les plâtres. Bien mieux, il fait du chantage. Des gens qui ont une sensibilité arrivent et s’en vont si on le maltraite.  Aux heures de bousculade il grimpe sur une colonne et se tient en équilibre sur un minuscule pot de fleurs où un oignon des montagnes lui pique le ventre. Il s’arrondit alors, par-dessous, il fait une voûte avec son ventre. Ainsi, à vrai dire, est ce petit Esquimau qui jette des yeux pleins d’or dévorant sur la vie. La vie est bonne et le prouve. Surtout, cependant, dans la raréfaction glaciaire, ou tout ailleurs, dans le martyre, les affres, les combles. L’être est libre, mais pas égal, si ce n’est par cette liberté même qui ne chante sa note divine que quand la tristesse est sur toute la terre et que la privation ne peut être dépassée. Mais je crois avoir déjà dit cela plusieurs fois ».

C’est cela justement qu’il faut et avec l’obstination ventrale d’un animal au front pur : c’est lire et relire Le Canal exutoire et d’abord mieux regarder ce titre et se compénétrer de sa beauté pratique et de sa raison d’être qu’une notice en exergue explicite : «On appelle canal exutoire un canal qui favorise l’écoulement des eaux, pour empêcher qu’un lac ou une étendue d’eau que remplit par l’autre bout une rivière, ne monte éternellement ». 

Il est bel et bon que l’eau monte et fasse parfois des lacs, mais il n’est pas souhaitable qu’elle monte « éternellement » car alors elle noierait tout et bien pire : deviendrait stagnante et croupissante et forcément malsaine à la longue autant qu’une pensée enfermée dans un bocal sans air.

Le canal, comme celui par lequel on pisse, est là comme la bonde qu’on lâche pour l’assainissement des contenus avant le récurage des cuves, des reins et des neurones. Certes on est enfermé dans son corps, et sans doute se doit-on tant soit peu à la société, fût-elle « une viscosité », comme on l’apprendra, ou même une « fiction », mais l’échappée passera par là, sans oublier que la liberté et la tristesse ont partie liée.

Le premier barrage que fait sauter ici le poète est celui d’un simulacre de société perçu comme un empêchement vital de type moralisant, dont le dernier avatar est aujourd’hui l’américaine political correctness, ce politiquement correct que Charles-Albert eût sans doute exécré.

Cette première attaque, et fulminante, du Canal exutoire, vise évidemment ces dames de vigilante vertu dont les ligues agissaient bel et bien dans la Genève bourgeoise et calviniste de ces années-là, mais il faut voir plus largement ce que signifie l’opposition des « ombrelles fanées » et de la vertu romaine qu’invoque le lecteur de Virgile et de Dante et qui fait aussi écho, peut-être, à la fameuse formule de Maurras dont les frères Cingria partageaient le goût en leurs jeunes années: « Je suis Romain, je suis humain : deux propositions identiques».

Sur quoi l’on relit la première page du Canal exutoire avant de penser plus avant :

« Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes – à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire -, car vertu, au premier sens, veut dire courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine.

L’homme est bon, c’est entendu. Bon et sourdement feutré, comme une torride chenille noire dans ses volutes. Bon mais pas philanthrope. Il y a des moments où toutes ces ampoules doivent claquer et toutes ces femmes et toutes ces fleurs doivent obéir.

Il suffit qu’il y ait quelqu’un »…

Or cette vitupérante attaque ne serait qu’une bravade rhétorique genre coup de gueule si son geste ne débouchait sur ce quelqu’un qui révèle précisément l’être dans sa beauté et dans sa bonté, son origine naturelle (de femme-fleur ou d’homme tronc, tout est beau et bon) et de ses fins possiblement surnaturelles, on n’en sait rien mais Cingria y croit et bien plus qu’une croyance c’est le chemin même de sa poétique et de sa pensée.

CINGRIA5 (kuffer v1).jpgL’être n’est pas du tout un spectacle, comme l’a hasardé certaine professeure ne voyant en le monde de Charles-Albert qu’un théâtre, pas plus qu’il ne se réduit à une déambulation divagante juste bonne à flatter l’esthétisme dandy d’autres lettrés sans entrailles : l’être est une apparition de terre et d’herbe et de chair et d’esprit dans les constellation d’eau et de feu, et tout son mystère soudain ce soir prend ce visage : « Un archange est là, perdu dans une brasserie ».

La condition de l’être a été précisée : « Il suffit qu’il y ait quelqu’un ». Et pas n’importe qui cela va sans dire. Réduire quelqu’unà n’importe qui fixe à mes yeux le péché mortel qu’on dit contre l’Esprit et qu’évoque cette pensée inspirée des carnets inédits de Thierry Vernet : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».

         L’évidence mystérieuse de l’être se trouve à tout moment perçue et ressaisie par Cingria à tous les états et degrés de la sensation. Tout est perçu comme à fleur de mots et tout découle, et tout informe à la fois et revivifie ce qu’on peut dire l’âme qui n’a rien chez lui de fadement éthéré ni filtré des prétendues impureté du corps.

       Voici l’âme au bois de la nuit : « La chouette est un hoquet de cristal et d’esprit de sang qui bat aussi nettement et férocement que le sperme qui est du sang ». 

       Tout communique !

« Il suffit qu’il y ait quelqu’un », notait-il sur un feuille d’air, et ce quelqu’un fut de tous les temps et partout sans considération de race ou de foi ni de morgue coloniale ni de repentir philanthrope: « Une multitude de héros et de coalitions de héros existe dans les parties noires de la Chine et du monde qui ne supportera pas cette édulcoration éternellement (en Amérique, il y a Chicago). Déjà on écrase la philanthropie (le contraire de la charité). Un âpre gamin circule à Anvers, à qui appartient la chaussée élastique et le monde. Contre la « société » qui est une viscosité et une fiction. Car il y a surtout cela : l’être : rien de commun, absolument, entre ceci qui, par une séparation d’angle insondable, définit une origine d’être, une qualité d’être, une individualité, et cela, qui est  appelé un simple citoyen ou un passant. Devant l’être – l’être vraiment conscient de son autre origine que l’origine terrestre – il n’y a, vous m’entendez, pas de loi ni d’égalité proclamée qui ne soit une provocation à tout faire sauter. L’être qui se reconnaît – c’est un temps ou deux de stupeur insondable dans la vie n’a point de seuil qui soit un vrai seuil, point de départ qui soit un vrai départ : cette certitude étant strictement connexe à cette notion d’individualité que je dis, ne pouvant pas ne pas être éternelle, qui rend dès lors absurdes les lois et abominable la société ».       

Cingria7.JPGOn entend Monsieur Citoyen toussoter. Tout aussitôt cependant se précise, à l’angle séparant « l’être qui se reconnaît » et, par exemple, l’employé de bureau ou la cheffe de projet - de la même pâte d’être cela va sans dire que tout un chacun  -, la notion de ce que Cingria définit par la formule d’« homme-humain » qu’il dit emprunter aux Chinois.

Charles-Albert le commensal affiche alors les termes de son ascèse poétique : « L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant : il doit le fuir. À peine rentré, il peut s’asseoir sur son lit, mais, tout de suite, repartir. L’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération. »

Ce mot de récupération est essentiel, mais attention : ne voir en Charles-Albert qu’un grappilleur d’observations ou qu’un chineur de sensations fait trop peu de cas de cette « œuvre », précisément, de transmutation du physique en métaphysique,  comme il fait une icône de cette nouvelle apparition du plus banal chemineau: « J’ai vu hier un de ces hommes-humains. En pauvre veste, simplement assis sur le rail, il avait un litre dans sa poche et il pensait. C’est tout, il n’en faut pas plus ».

Grappiller sera merveilleux, c’est entendu, et chiner par le monde des choses inanimées et belles (cette poubelle dont le fer-blanc luit doucement dans la pénombre de la ruelle du Lac, tout à côté) ou bien observer (car « observer c’est aimer ») de ces êtres parfaits que sont les animaux ou des enfants, qui le sont par intermittence, et des dames et des messieurs qui font ce qu’ils peuvent dont le poète récupère les bribes d’éternité qui en émanent - tout cela ressortit à la mystérieuse évidence de l’être qui se reconnaît et s’en stupéfie.

« Une énigme entre toutes me tenaille, à quoi mes considérations du début n’ont pas apporté une solution suffisante. J’ai beau lire – et, puisque je vais vers des livres, c’est encore mon intention –je n’apprends rien. Un mot seulement de Voltaire : Il n’est pas plus étonnant de naître deux fois que de naître une fois, m’apprend que  quelqu’un a trouvé étonnant de naître une fois ; mais est-ce que beaucoup, lisant cela, ont été secoués par  cette évidence ? Je m’exprime mal : par la nature de cette évidence. Je m’exprime encore mal… il n’y a pas de mots, il n’y en aura jamais. Ou bien on est saisi d’un étonnement sans limites qui est, dans le temps de la rapidité d’un éclair, indiciblement instructif (je crois qu’on comprend quelque chose : on gratte à la caverne de l’énigme du monde ; mais on ne peut se tenir dans cet état ; immédiatement on oublie) ou bien on lit cela sans être effleuré et on passe à autre chose. Comme s’il y avait autre chose ! »

Cette impossibilité, pour les mots, de dire ce qu’il y a entre les mots et derrière les mots, Charles-Albert la ressent à proportion de son aptitude rarissime à suggérer ce qu’il y a derrière les mots et sous les mots. Il note simplement : « Le sol est invitant, fardé, aimable, élastique, lunaire », et c’est à vous de remplir les vides. Mais qui suggère autant au fil de telles ellipses ?

On lit par exemple ceci à la fin du Canal exutoire après de puissants développements qui, comme souvent dans cette œuvre, forment la masse roulante et grommelante d’un troupeau de mots qui vont comme se cherchant, et tout à coup cela fuse : « Ainsi est le cri doux de l’ours dans la brume arctique. Le soleil déchiqueté blasphème. Le chien aboie à théoriques coups de crocs la neige véhémente qui tombe. Les affreuses branches noires s’affaissent. La glace équipolle des fentes en craquements kilométriques. Un vieux couple humain païen se fait du thé sous un petit dôme. Un enfant pleure. C’est le monde ».

« Relire » aujourd’hui Cingria pourrait signifier alors qu’on commence à le lire vraiment. Or le lire vraiment commande une attention nouvelle, la moins « littéraire » possible, la plus immédiate et la plus rapide dans ses mises en rapport (on lira par exemple Le canal exutoireà Shangaï la nuit ou sur les parapets de Brooklyn Heights en fin de matinée, dans un café de Cracovie ou tôt l’aube dans les brumes d’Anvers, pour mieux en entendre la tonne par contraste), à l’écoute rafraîchie de cette parole proprement inouïe, absolument libre et non moins absolument centrée et fondée, chargée de sens comme le serait une pile atomique.

« C’est splendide, à vrai dire, d’entendre vibrer, comme vibre un bocal dangereusement significatif, cet instrument étourdissant qu’est un être. » Or tout un chacun, il faut le répéter, figure le même vibrant bocal que les derviches font vrombir en tournoyant sous le ciel pur.

Lire Cingria est une cure d’âme de tous les matins, après le dentifrice, et ensuite partout, au bureau, au tea-room des rombières poudrées à ombrelles, aux bains de soufre ou de boue, chez la coiffeuse Rita « pour l’homme » ou au club des amateurs de spécialités.

L’injonction de relire Cingria suppose qu’avoir lu Cingria fait partie de la pratique courante, et c’est évidemment controuvé par la statistique. Et pourtant c’est peut-être vrai quelque part, comme on dit aujourd’hui dans la langue de coton des temps qui courent,  car il est avéré qu’on lit et qu’on vit cette poésie depuis des siècles et partout et que ça continue: on a lu Pétrarque et Virgile, on a lu Mengtsu et les poètes T’ang, on a lu l’élégie à la petite princesse égyptienne morte à huit ans  il y a vingt-cinq siècles et tout le grand récit d’inquiétude et de reconnaissance que module le chant humain, on sait évidemment par cœur Aristote et Augustin de même qu’on lit dans le texte la Commedia de Dante et la Cinquième promenade de Rouseau, on a lu Max Jacob, on a lu Dimanche m’attend de Jacques Audiberti ou Rien que la terre de Paul Morand, plus récemment on a lu Testament du Haut-Rhône de Maurice Chappaz que Charles-Albert plaçait très haut aussi et qui participe également de ce qu’on pourrait dire le chant et la mémoire « antique » du monde, étant entendu que cette Antiquité-là, qui est celle-là même du Canal exutoire et de toutes les fugues de Cingria,  est de ce matin.

Baudelaire l’écrit précisément : « Le palimpseste de la mémoire est indestructible ». Or c’est à travers les strates de mille manuscrits superposés et déchiffrés comme en transparence qu’il faut aussi (re) lire Cingria en excluant toute réquisition exclusive et tout accaparement.   

Charles-Albert reste et restera toujours l’auteur de quelques-uns qui se reconnaissent dans l’être de son écriture, sans considération de haute culture pour autant. « L’être ne peut se mouvoir sans illusion », écrit-il encore dans Le canal exutoire, mais il a cette secousse : il est de tout autre nature et il est éternel. Je crois même qu’une fille de basse-cour pense ça : tout d’un coup, elle pense ça. Après elle oublie. Tous du reste, continuellement, nous ne faisons qu’oublier ».

On oubliera le Cingria des spécialistes, même s’il fut de grand apport pour ceci et cela. On oubliera le musicologue et l’historien, on oubliera plus ou moins la prodigieuse substance si modestement dispersée par l’écrivain dans cent revues et journaux, de la NRF jusqu’aux plus humbles, mais jamais nulle fille de basse-cour n’oubliera la découpe de cette écriture, sa façon de sculpter les objets, de les révéler sous une lumière neuve, de faire luire et chanter les mots.

On n’a pas encore assez dit, à propos de cette écriture, qu’elle consommait la fusion de l’apollinien et du dionysiaque, du très sublimé et du très charnel avec  ce poids boursier sexuel et sa fusée lyrique – on est tenté de dire mystique mais on ne le dira pas, sous l’effet de la même réserve que celle du poète.

C’est encore dans Le canal exutoire qu’on lit ceci, dans la seconde séquence marquée par cette vertigineuse ressaisie de l’être en promenade quelque part en Bretagne. Or il faut tout citer de cette hallucinante prose : «On se promène ; on est très attentif, on va. C’est émouvant jusqu’à défaillir. On passe, on se promène, in va et on avance. Les murs –c’est de l’herbe et de la terre – ont de petites brèches. Là encore, on passe, on découvre. On devient Dante, on devient Pétrarque, on devient Virgile, on devient fantôme. De frêles actives vapeurs, un peu plus haut que la terre, roulent votre avance givrée. Je comprends que pour se retrouver ainsi supérieurement et ainsi apparaître et ainsi passer il faut ce transport, cet amour calme, et ce lointain feutré des bêtes, ce recroquevillement des insectes et cette nodosité des vipères dans les accès bas des plantes ; ces bois blancs, légers, vermoulus ; cette musique tendre des bêtes à ailes : ces feux modiques et assassins d’un homme ou deux arrivés de la mer, qui ont vite campé et qui fuient.

Les arbustes s’évasent, font de larges brasses à leurs bases. Il y a là des places où des oiseaux ventriloques, simplement posés à terre, distillent une acrobatie infinitésimale. C’est à perdre haleine. L’on n’ose plus avancer. Pourquoi se commet-on à appeler ça mystique ? C’est dire trop peu. Bien plus loin cela va et bien plus humainement à l’intérieur, au sens où ce qui est humain nécessite aussi un sang versé des autres, dont le bénéfice n’est pas perdu puisqu’il chante et appelle et charme et lie ; véritablement nous envahissant comme aucune écriture, même celle-là des orvets, cette anglaise pagayante, appliquée, construite, rapide, fervente, au couperet de la lune sur le doux trèfle, n’a le don de le faire. On a cru tout découvrir : on a poétisé la note subtile avec des coulements persuasifs entre les doigts. Ce n’était rien. Le cœur n’était pas en communication avec d’autres attaches profondes, ni le pied avec une herbe assez digne, ni ce cri enfin, ce cri désarçonnant de l’Esprit qui boit l’écho ne vous avait atteint, malgré de démantibulés coups de tambour, faisant véhémente votre âme, marmoréens vos atours, aimable votre marche, phosphorescente votre substance, métallique votre cerveau, intrépide votre cœur, féroce votre conviction, apaisé, concentré, métamorphosé votre être. Il fallait cette avance, ces lieux, cette modestie, ces atténuations, la paix, la mort des voix, l’insatiable fraîcheur du silence et de l’air et de l’odeur de mousse et de terre et d’herbe de ces nuits saintes. Sans retour possible, sans lumière, sans pain, sans lit, sans rien. »

Tel étant l’homme-humain.

Or, nul aujourd’hui n’a élevé l’abstraction lyrique à ces sidérales hauteurs sans s’égarer pour autant dans les fumées ou le glacier cérébral tant le mot  reste irrigué de sang et gainé de chair.

Ensuite on retombe de très haut : j’entends à la radio suisse que Cingria serait réactionnaire ? Stupidité sans borne ! J’entends une voix de pédant rappeler qu’autour de ses vingt ans il aurait été maurrassien comme son frère Alexandre ? Ah la découverte et la belle affaire, mais qui fait encore se tortiller certains comme en d’autre temps certaines ombrelles évoquaient ses moeurs. Et quels mœurs ? Y étaient-elles ? L’ont-elle vu de leurs yeux lancer du foutre sur le piano de leur enfant ?

L’être qui se reconnaît échappe aux accroupissements et c’est donc en fugue que doit s’achever cette lecture du Canal exutoire.

CINGRIA4.jpgCe jour d’août 1939 la mode était à la guerre et tout le monde en portait l’uniforme, sauf Charles-Albert qui s’apprêtait, du moins, à quitter Paris pour la Suisse.

Il avait tout préparé pour partir - « et vous savez ce que c’est émouvant, ce moment terrible »- , il avait hésité « sur le palier du vieil escalier qui craque », il était revenu sur ses pas afin de vider le vieux thé de la théière et de mieux fermer le piano de crainte  que des papillons de nuit ne viennent s’étrangler et sécher dans les cordes « comme c’est arrivé la dernière fois », puis un télégramme lui était arrivé pour lui annoncer que des amis le prendraient le lendemain matin à bord  de leur « puissante Fiat vermillon réglée pour l’Angleterre », et alors il s’était dit ceci : « Ah mais quel bonheur d’avoir encore un jour pour méditer tranquillement et ranger mieux ses livres. Et puis refaire une de ces fabuleuses sorties le soir dans ces quartiers terribles pleins de chair angoissée très pâle, rue des Rosiers, rue des Blancs-Manteaux, impasse ardente de l’Homme Armé, place des Archive où il y a tant de civilisation farouche et tendre. Là il y a un bar qui sanglote la lumière. J’y retrouve un petit cercle d’amis, un Madrilène racé qui a l’air d’un lévrier découpé dans du papier. Il veut savoir tout.  Ah non, je ne veux pas qu’on parle d’art ni de poésie ce soir ! On a le cœur trop plein d’angoisse. La poésie, elle est là tout entière dans les cris qui sonnent de ces gosses qui ressortent après neuf heures pour jouer en espadrilles sur le bitume...

 

La Désirade, ce 16 septembre 2011.

 

La douce arnaque de Bouvier

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De Cingria et du mentir (plus ou moins) vrai...

C’est entendu : on aime bien Nicolas Bouvier, autant que les éditions Zoé. Et Charles-Albert Cingria : comment ne pas aimer bien Cingria ? En tout cas moi, je suis fou de Charles-Albert depuis 33 ans, et je ne dis pas que je l’aime bien : je l’aime. J’en ai tout lu je crois et je me suis promis d’en écrire un vrai livre un jour, comme seul Jacques Chessex lui a consacré jusque-là un vrai livre.
Or je me réjouissais de lire celui qu’annonçaient les éditions Zoé, sous la signature de Nicolas Bouvier: Charles-Albert Cingria en roue libre. 172 pages du succulent Bouvier sur le délectable Cingria : le régal était virtuellement au menu.
Et je ne croyais pas si bien penser, car ce Cingria par Bouvier est un livre virtuel. L’essentiel de l’ouvrage est en effet consacré, par la professeure Doris Jakubec, qui connaît d'ailleurs superbien Cingria , à ce que qu’aurait pu être un livre de Nicolas Bouvier s'il l'avait écrit. Les textes de Bouvier sur Cingria rassemblés dans ce livre, sous non seul nom en page de couverture, se réduisent de fait à quelques dizaines de pages déjà connues, notamment par une conférence qu’il avait donnée à Lausanne (je le sais puisque c’est moi qui l’y avais invité), à quoi s’ajoutent quelques feuillets épars, à peine des esquisses, et témoignant parfois d’une assez piètre compréhension du génie de Charles-Albert, que Doris Jakubec commente en même temps qu’elle présente, très bien une fois encore, l’œuvre du cher Cingria.
Lors de sa conférence à Lausanne, Nicola Bouvier nous sortit une énormité qui prouvait sa connaissance lacunaire du sujet, en regrettant tout haut que Cingria et Cendrars ne se fussent jamais rencontrés; et de comparer ce qu’eût pu être une telle amitié avec celle qui avait lié Henry Miller et Lawrence Durrell. Pierre-Olivier Walzer, grand manigancier des Oeuvres complètes de Charles-Albert, qui fut longtemps son ami et son éditeur, son soutien et son infatigable zélateur, fit alors remarquer ce que nous savions tous : savoir que Cingria et Cendrars s’étaient bel et bien rencontrés, et tellement aimés qu’ils se fuyaient absolument.
C’est un peu chipoter, mais je vais insister, après m’être tu gentiment ce soir-là, à propos d’une anecdote que rapportait Bouvier en causerie, et qui se trouve cette fois imprimée pour l'éternité aux pages 28 et 29, concernant une prétendue rencontre de Nicolas Bouvier et Charles-Albert Cingria, qui relève de la pure affabulation à la Cendrars…
Quelque temps avant son escale à Lausanne, j’avais rencontré à Genève Bouvier qui me certifia n’avoir jamais rencontré Cingria, chose en effet plus que probable puisque celui-ci rejoignit les anges musiciens en août 1954, à cette époque même où Bouvier voyageait en Topolino dans les pays moites. Je lui racontai cependant, entre autres anecdotes, une histoire tordante que le docteur Emile Moeri, cardiologue de mes amis qui s’occupa régulièrement de la santé de Charles-Albert lors de ses passages en Suisse romande, m’avait narrée pour l’avoir vécue lui-même en personne à Paris.
Le jeune Moeri Senior (père d’Antonin), emmené par Cingria dans une exposition chic, y fut prié par l’inénarrable vélocipédiste de lui tenir les deux poches de ses knickerbockers ouvertes pendant qu’il y enfournait quelques canapés aux anchois bien gras pour la route…Or le cher Emile n’en finissait pas de rire à l’évocation des taches de graisse qui étaient apparues sur les pantalons golf de Cingria; et Bouvier aussi rit beaucoup lorsque je lui rapportai l’anecdote.
Ce qu’il en fait dans Ecrire sur Cingria, en s’attribuant le rôle du jeune officiant, est si joli que j’ai bien un peu hésité à rétablir « la vérité ». Bouvier ne fait pas autre chose en somme, ici, que du Cendrars ou même du Cingria, étant entendu que celui-ci ne s’est pas gêné en matière de mentir vrai.
Nicolas Bouvier croit sans doute rendre hommage à Cingria en se donnant le rôle de lui ouvrir les poches, lui qui n’était alors qu’un tout jeune homme n'ayant, précise-t-il, « pas lu une ligne de lui ». Il fait cependant une erreur de taille en prétendant qu’il n’a empli qu’une poche ce soir-là, la droite, en y déversant un « plateau » entier de « croissants au jambon ». Le souci de vérité historique, et plus encore le goût de l'exactitude cher à Cingria, m’obligent aussi bien à rectifier, puisque c’était de canapés aux anchois bien gras qu’il s’agissait en l’occurrence, déversés symétriquement dans les deux poches de Charles-Albert, et non de croissants aux jambon genevois…

Nicolas Bouvier. Charles-Albert Cingria en roue libre. Editions Zoé, 172p.

Photo Horst Tappe: Nicolas Bouvier



 

La Suisse de Bouvier

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Un entretien en novembre 1995

Cette année-là, tandis que sévissait la guerre en ex-Yougoslavie, Nicolas Bouvier prononçait le discours inaugural d'un concours de cornemuses, dans un village montagnard de Haute Macédoine, rassemblant toutes les ethnies locales, Serbes compris, en dépit du climat politique exacerbé. Pour l'écrivain voyageur c'était une façon pacifique de manifester son soutien à ce qu'il considère comme essentiel de défendre également en Suisse: la culture plurielle. Non l’informe fourre-tout d'un melting-pot nivelant les particularismes, mais ce puzzle fabuleux de différences qui attachait Bouvier à l'ancienne Yougoslavie, où il a fait escale d'innombrables fois en quête de documents musicaux, et qui l'enflamme également quand il parle de notre pays.

- Qu'est-ce qui, lorsque vous vous trouvez de par le monde, vous manque de la Suisse ?

- Durant les quelques vingt années de vie active que j'ai passées loin de la Suisse, je n'ai jamais éprouvé le mal du pays. J'ai eu quelques fois l'ennui de ma maison, comme l'escargot pourrait s'ennuyer de sa coquille ; quelques fois je me suis dit que je manquais la saison des pivoines ou la saison des dahlias. Mais la seule chose de Suisse qui m'ait manqué, particulièrement dans les pays arides, et là je parle vraiment comme une vache estampillée Nestlé, c'est l'herbe. 1782898793.jpgAu mois de juin, entre 8oo et 1400 mètres, l'herbe suisse est incomparable, avec quarante fleurs différentes au mètre carré. Une autre chose qui me frappe lorsque je reviens en Suisse, c'est l'extraordinaire variété du paysage sur de petites distances. Je reviens du Canada où vous faites des milliers de kilomètres sans remarquer d'autre changement que la transition des épineux aux boueaux. En Suisse, passant de Vaud et Genève, on change non seulement de botanique mais de mentalité. Or je m'en félicite. Pour moi, la querelle entre Genevois et Vaudois relève de l'ethnologie amazonienne. Il est vrai qu'on ne fait pas plus différent, mais cette variété de paysages et de mentalités sur un si petit territoire m'enchante. Ce que je trouve également bien, en Suisse, c'est la concentration énorme de gens compétents, intéressants et intelligents. Il est totalement faux et presque criminel de dire que la Suisse est un désert culturel. La culture y est certes parfois rendue difficile au niveau de la diffusion, mais très riche du point de vue des créateurs. Si l'on ne prend que les exemples de Genève et Lausanne, je trouve que ces deux villes, complètement différentes du point de vue de la mentalité, sont aussi riches et intéressantes l'une que l'autre du point de vue culturel. Cela étant, et particulièrement dans le domaine touristique, la Suisse n'a plus du tout l'aura qu'elle avait avant la guerre de 14-18, quand elle faisait référence dans le monde entier. Pour ceux qui viennent nous voir, la dégradation du rapport qualité-prix s'est terriblement accentuée. Cela se sent de plus en plus fortement. Je sens même de l'hostilité, du mépris, à cause surtout de cette insupportable attitude suisse qui consiste à se faire les pédagogues de l'Europe. Comme si nous avions tout résolu. Or, on n'a rien résolu définitivement. Cela étant, La multiculture de la Suisse m'intéresse énormément. Je trouve qu'il est très bon de se trouver confronté au poids de la Suisse alémanique, à sa culture et à sa littérature, tout en déplorant évidemment cette espèce de chauvinisme qui pousse nos Confédérés à se replier dans le dialecte.

- Comment expliquez-vous l'accroissement de la distance entre nos diverses communautés ?
- Je pense que c'est venu des années de vaches grasses où, de part et d'autre, on était si riche, qu'on est devenu plus égoïste et plus indifférent. L'intérêt pour la langue française a beaucoup baissé en Suisse allemande après la Deuxième Guerre mondiale, et s'est tout à fait éteint chez les Suisses allemands actifs de la quarantaine, qui jugent qu'ils ont plus d'avantage à parler bien l'espagnol ou l'anglais que le français.

- Qu'est-ce qui, en Suisse, vous agace ou vous insupporte ?

- Ce qui m'irrite horriblement, ce sont les atermoiements du gouvernement. Les mécanismes de démocratie directe que je respecte infiniment, de l'initiative et du référendum, fonctionnaient beaucoup mieux il y a vingt ans qu'aujourd'hui, où ils sont devenus prétexte à freiner toute évolution. L'électorat m'irrite par sa tendance hyper-conservatrice. Et puis m'agace, je le répète, cette propension des Suisses à donner des leçons au monde. Mais plus encore je suis agacé par l'attentisme de l'exécutif.

- Votez-vous ?
- Toujours. Si je suis à l'étranger, je vote par correspondance. Les seuls cas où je m'abstiens, c'est lorsqu 'il s'agit de questions par trop techniques ou ambiguës, qui m'échappent. Sur le prix du lait, par exemple, je ne sais pas comment voter. Donc je m’abstiens. Le prix du lait se fera sans moi. Ceci dit je fais une césure totale entre mon activité d'écrivain et mon activité de citoyen. Quant aux gens qui ne vont pas voter et qui râlent ensuite, ce sont des andouilles.

- Y a-t-il, selon vous, une culture suisse spécifique ?

- Je crois surtout qu'il y a un fonds de culture civique commune, qui fait qu'un Tessinois ou qu'un Romand, un Grison ou un Alémanique ont quelque chose à partager qui échappe à un Français ou à un Allemand, mais qui est en train de disparaître. Dans le magnifique roman de Max Frisch qui s'intitule Je ne suis pas Stiller, il y a une histoire de jours de prison pour capote militaire mitée qu'aucun Français ni aucun Allemand ne peut comprendre, tandis que n'importe quel Suisse peut la saisir parfaitement. C'est pareil pour la perception de Monsieur Bonhomme et les incendiaires, que j'ai vue jouer admirablement aux Faux-Nez de Lausanne, et que les Français n'ont absolument pas su rendre. De fait, j’ai revu la même pièce jouée dans un théâtre parisien. Or tout le mélange d'éléments proprement suisses de trouble, de fermentation, de culpabilité et d'humour si intéressants dans la pièce, avaient disparu au profit d'un théorème sec. Cette culture commune est en train de s'étioler et je le regrette hautement. Je crois qu'il est important, à cet égard, de tout faire pour lutter contre la paresse et l'indifférence croissante qui tend à nous éloigner les uns des autres.

Portrait de Nicolas Bouvier, en 1998: Horst Tappe

Mon père cet inconnu

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À propos de Pap's, d'Antonin Moeri.

En lisant le dernier récit d’Antonin Moeri,intitulé Pap’s et inspiré par la découverte des cahiers de jeunesse que lui a confiés son père avant sa mort, je me suis rappelé les mots du prélude de L’Ange exilé de Thomas Wolfe, et plus précisément le fragment de litanie qui m’est revenu tant de fois :« Qui de nous a connu son frère ? Qui de nous a lu dans le cœur deson père ? Qui de nous n’est à jamais resté prisonnier ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ? »

Ensuite, au fil du livre, c’est aussi bien un Emile Moeri différent de celui que j’ai bien connu, qui m’est apparu à travers les pages qu’il a écrites dans les premières années de ses pérégrinations de jeune médecin attiré par la littérature et la "vraie vie", évoquant tour à tour une mission en Israël, un premier amour, divers voyages, enfin  la rencontre de la pétulante Elsa, sa future épouse et mère  de son futur premier fils (l’écrivain) né au Mexique.

Or Antonin Moeri semble avoir été aussi touché par la lecture des cahiers que lui a remis son père, que nous le sommes en découvrant leurs fragments insérés comme « en abyme » dans son récit assez peu circonstancié au demeurant ; mais il est émouvant de retrouver, sous la plume du fils écrivain, cette trace des velléités littéraires du fils d’un employé postal fuyant la médiocre débonnaireté vaudoise et  s’appliquant à l’observation du monde qui l’entoure, au récit de ses rencontres et expériences diverses, ou à l’esquisse d’un roman jamais achevé. 

Ceux qui, comme moi, ont bien connu Emile Moeri, cardiologue veveysan estimé, ami de nombreux peintres et écrivains (de Charles-Albert Cingria à Georges Haldas, ou de Lélo Fiaux à Louis Moilliet, notamment), auront sans doute apprécié les qualités de grand lecteur qui furent les siennes, autant que sa fine verve de correspondancier maintes fois constatée dans ses épatantes cartes postales. Mais Emile écrivain ?C’était peut-être son rêve en ses années de formation, finalement réalisé « à travers » son fils , mais jamais nous n’aurons eu le sentiment qu’il y avait eu chez lui un écrivain « empêché », sinon raté...

Assez curieusement, et à cela tient sans doute l’espèce de tendresse amicale qui s’en dégage, Pap’s, plus qu’un rapport de fils à père, instaure la relation diachronique de deux fils proches par leur rejet des conventions et leur vénération de la littérature, qui se retrouvent ainsi liés, par delà les eaux sombres, dans le cercle magique, sans rien de sentimentalement complaisant, d’un récit littérairement achevé nourri par des notes restées « du côté de la vie ».    

Unknown-3.jpegAntonin Moeri. Pap's. Bernard Campiche éditeur.

 

 

 

Fugue toscane

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Je revenais d’un autre rêve de pays de pierre et de vent. J’avais dormi ces nuits enroulé dans une peau d’ours, abrité des chutes d’étoiles par une feuille de Vélin d’arches que je débitais le jour en infimes rubans. C’est sur ceux-ci que j’ai commencé d’écrire mon épopée de l’Abyssin. Ensuite de quoi je fus à Cortone.
De Florence on grimpe dans le Chianti, le long de l’Arno au bord duquel se desquament de silencieuses anciennes fabriques. Puis il y a une très longue, rude montée redoutée du vélocipédiste, au sommet de laquelle un farouche enfant fait à tout se livre avec des complices à un âpre négoce de limonade. Plus loin, entre les pins, se distinguent bientôt les premiers palais d’Arezzo, cité de l’Arétin (poète érotique mineur) et de Pétrarque (poète érotique majeur). Une halte s’y impose quand les fresques de Piero ne se trouvent plus assiégées par la meute étourdie. Mais pour lors on continue et treize kilomètres plus loin, en contrehaut, s’étagent les murs ocres et les toits roses de Cortone. Une dernière féroce montée et voici la petite place pavée en pente du bourg qu’encerclent le palais municipal et les hautes maisons des notables et trois cafés (il a trois partis influents) et le coiffeur (on dit il barbiere) et l’église devant laquelle siège depuis sept siècles le bossu (il gobbo) de père en fils.
L’Italie fout le camp à divers égards mais ses bossus demeurent et teigneux comme il sied. Les vieux sont aussi là pour accueillir l’étranger, lequel se dirige bientôt non vers l’hôtel voyant dont le prospectus vante le mobilier suédois, mais, à l’opposite, vers l’albergo décati dont les chambres dénuées de tout ne coûtent rien et donnent sur la plaine et les brumes du lac de Trasimène et le lointain mouvant des collines les plus douces de la Terre.
Et tout est d’ailleurs comme ça à Cortone : tout est à la fois populaire et civilisé, fragrance de jardin de monastère et vin de pays, tout est nature et culture, boxe et monnaie de chewing-gum, tout est ciel au bord du sud noir.
Par exemple on monte le long des ruelles aussi raides que la raide pente de la montagne maintes fois gravie à genoux par les ascètes des déserts d’en dessus et les pécheresses majeures ou mineures, et des maisons de pierre, de part et d’autre de la rampe ardue, s’échappe la même sublime idiote rengaine de Gigliola Cinquetti que reprennent en chœur les jeunes filles alanguies dans la torpeur pénombre. Un peu plus haut, dans les buissons d’épines, commence le chemin de croix modern has been de Gino Severini au bout duquel gît la béate Santa Margherita dans une sorte de châsse de pharaon femelle.
L’église est une horreur mais de là-haut se découvre le paysage jusqu’à Pérouse et Jérusalem. La dernière fois que j’y fus, en été torride, j’y avais lu, dans un volume salée d’eau de la mer Egée et tanné par tous les soleils, les lettres de Maxime Gorki à Tchékhov. L’une d’elles évoquait La dame au petit chien et Gorki notait avec une reconnaissance que je fis mienne aussitôt : « Après le plus insignifiant de vos récits tout semble grossier, écrit non pas avec une plume mais avec une bûche. Avec vos petits récits vous faites une très grande chose, vous éveillez chez les gens le dégoût de la vie somnolente, à demi morte, vos récits sont comme des flacons élégamment ciselés qui contiennent tous les parfums de la vie ».
9f60651b15b3da8db7e58a44df8cf8d0.jpgOr ceux-si s’éventent, le soir à Cortone, sous le toit de l’humble albergo où s’ouvre une vaste loggia. Le ciel est cisaillé par le vol et les cris de martinets fulgurants. Les cloches répondent à celles d’Arezzo qui répondnet à celle de Sienne qui répondent à celles de Volterra qui répondent à celles de Radio Vatican. Et dans le ciel bruissent les ailes à la feuille d’or des anges de l’Angelico. La vierge de l’Annonciation, tout à côté, porte une robe tissée de candeur. De même la chasteté règne sur le Museo Diocesano fermé à cette heure : divers objets étrusques y reposent dans les limbes poudrés de farine de temps…

 

 

Ceux qui l'avaient bien dit

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Aux victimes des violents qui ne l’emporteront pas…

Celui qui en appelle illico à l’Armement de la France Pure et Dure dans le droit fil de l’Axe du Bien fauteur de chaos / Celle qui se dit du côté des victimes avec l’Iran pacifiste et le Hezbollah sympa / Ceux qui n’y comprenant rien concluent au vendredi 13 / Celui qui recommande la surveillance accrue des minarets suisses possiblement ceinturés d’explosifs / Celle qui prône une nouvelle Inquisition visant en priorité les banlieues pauvres de ceux qui ne foutent rien et donc ont le temps de s’armer sous l'effet d'un ressentiment suspect / Ceux qui semant le chaos se frottent les mains dans leurs tours sécurisées du Qatar et d’Arabie saoudite / Celui qui parle de drones humanoïdes pilotés par le Mossad / Celle qui a perdu deux enfants au Bataclan et prie qu’on lui foute la paix / Ceux qui sur Facebook se félicitent d’être restés devant leur écran / Celui qui sur le site d’extrême-droite Boulevard Voltaire dit clairement ce qu’il faut faire contre ceux qui ont sévi Boulevard Voltaire/ Celle qui en conclut que c’est le moment de construire un mur autour du canton de Vaud après épuration de qui vous savez / Ceux qui accusent Bernard-Henri Lévy d’avoir prétendu que Daech n’était pas casher  / Celle qui prédit de monstrueux défilés oÙ tous se diront BATACLAN y compris Netanyahou et consorts / Ceux qui ne voient là que le contrecoup de l’arrogance interventionniste de la France gendarmette néo-colonialiste / Celui qui exige une meilleure surveillance des boîtes de jeunes fauteuses de désordre / Celle qui ne sortira plus de son hôtel particulier de Neuilly dont elle a congédié le jardinier sunnite / Ceux qui vont enfin pouvoir se lâcher sur Twitter / Celui qui en tant que psychologue-conseil décrypte le message des kamikazes en fin de droit / Celle qui reproche au Président Hollande d’avoir cherché noise à ceux qu’y fallait pas / Ceux qui rejoignent Alain Soral sur les rangs de celles qui l’avaient bien dit à l’instar de Renaud Camus prophétisant le Grand Remplacement / Celui qui estime qu’Allah n’est pas un Dieu donné / Celle qui rappelle que les Légions du Christ ont fait aussi pas mal de dégâts urbains mais c’était dans un pays de sauvages il est vrai /Ceux qui se disent solidaires sans se rappeler ce matin de qui ni de quoi / Celui qui n’y voit qu’une mauvaise parodie du théâtre de l’Absurde / Celle qui se demande si, plus que la troisième guerre mondiale dont on nous rebbat les oreilles depuis 20 ans, ce n’est pas la quatrième qui a éclaté hier soir / Ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de dire qu’ils étaient TIAN ANMEN ou GROZNY ou GAZA ou FUKUSHIMA vu qu’ils n’y étaient pas / Celui qui avec Madonna s’exclame « nous sommes tous des migrants au sang de la même couleur » et avec  Justin Bieber « je compatis avec U2 qui a annulé son concert  de ce soir» / Celle qui se retrouve ce matin au parc Monceau dont elle se tient à l’écart des bosquets peut-être minés / Ceux qui prennent un ton solennel et pour ainsi dire historique à l’instant (c’est maintenant) de dire qu’ils sont aussi concernés, etc.

Peinture: Robert Indermaur.


Les Passions partagées

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Ce livre est un magnifique chemin de lectures et de rencontres. Je le mets en parallèle avec L’Ambassade du papillon, des carnets tenus entre 1993 et 1999, paru en 2000. Ici, il s’agit plutôt du journal d’un lecteur professionnel et passionné. Il couvre une période particulièrement intéressante de l’histoire de la littérature en Suisse romande, puisque les chroniques commencent en 1973, peu de temps après la création de L’Âge d’Homme, dont Jean-Louis Kuffer était alors un des auteurs et collaborateurs. Jean-Louis Kuffer évoque les grandes traductions des auteurs des pays de l’Est, comme ces Migrations de Milos Tsernianski, qui ont opéré un tel choc. Il parle aussi de ses voyages, de ses rencontres avec des auteurs. J’ai beaucoup apprécié les portraits: Pierre Jean Jouve, Gustave Roud. Il y a des anecdotes amusantes sur Michel Tournier. Bref, c’est un ouvrage généreux qui communique une soif de lectures et donne des envies. Et l’hommage à la mère décédée, placé en fin de volume, est très beau et émouvant, avec cette citation de Tsernianski en exergue: «Les migrations existent. La mort n’existe pas!». SYLVIANE FRIEDRICH, Le Temps

Le chant du monde
Incontestablement, c’est l’événement littéraire de ce début d’année riche, pourtant, en parutions intéressantes. Par sa taille, d’abord, qui en impose d’emblée. Mais aussi par son propos, ample et intime, par son ton généreux, par son ambition, enfin, d’interroger la littérature dans ce qu’elle a d’irréductible et de secret, ambition parfaitement maîtrisée. Avec Les Passions partagées, Jean-Louis Kuffer confirme – si besoin en était – qu’il est l’un des lecteurs les plus attentifs et les plus perspicaces de ce pays. À lire toute affaire cessante.
Certains seront tout d’abord effrayés par ce livre fleuve (près de 440 pages) qui tient à la fois du roman de formation, du journal intime, des carnets où chacun consigne ses réflexions, et du traité de littérature. Ils auraient tort, pourtant, de ne pas se laisser entraîner par une écriture à la fois limpide et fluviale, qui plus d’une fois retrouve les grâces du chant, et évite constamment les préciosités stylistiques, comme les facilités de tout genre.
Qu’on ne s’y trompe pas pourtant: Les Passions partagées se lisent comme un récit épique et passionnant dans lequel l’auteur à la fois nous guide à travers les méandres de ses pérégrinations, et se cherche lui-même en découvrant le monde. Car Jean-Louis Kuffer réussit le prodige, dans ce livre fleuve qui est une somme de vie, de dire à la fois le monde et le miracle de son expression. Dès les premières pages – magnifique éloge de la lecture qu’il faudrait donner à lire à tous les collégiens ou gymnasiens de ce pays – le monde s’offre comme une découverte et une jubilation, une énigme et une interrogation. Mais comment dire ce monde en perpétuels mouvement et mutation? Comment percer son mystère? Kuffer pose d’emblée la question et y répond aussitôt: en retrouvant, par la magie de l’écriture, cet état chantant où le monde se donne à dire (et à voir) dans sa transparence originelle. C’est à propos de Georges Haldas que Kuffer définit ainsi son travail : «L’écriture, donc la vie: l’écriture sous ses deux aspects diurne et nocturne, qui transcende la durée en cristallisant dans l’instant (poésie) ou en reproduisant, au fil des courants subconscients, le cheminement de la mémoire dans le temps (chronique).» JEAN-MICHEL OLIVIER, Scènes Magazine



JEAN-LOUIS KUFFER.Les passions partagées 
Lectures du monde (1973-1992)

Editions Bernard Campiche, 2004. 440 pages. Prix: CHF 42.-; € 24.


Ce livre est disponible chez l'auteur, au prix cassé de 20.-

Ceux qui sont bien ensemble

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Celui qui aime bien l’amitié et la châtie bien pour cela même / Celle qui détecte ses futurs vrais amis en un quart de seconde / Ceux qui font l’amitié comme d’autres font la gueule / Celui que stimule le pessimisme de son ami commissaire de la criminelle / Celle qu’a adoptée la cuisinière extra de son amie / Ceux qui s’impatientent de se retrouver dans cette maison dont le climat leur ressemble / Celui qui découvre que son prétendu ami calculait le profit qu'il pouvait tirer de lui/ Celle qui observe ceux qui manipulent celui qu’elle aime / Ceux qui s’éloignent ensemble des faux culs / Celui qui peint des citrons dans le jardin de ses amis du Frioul / Celle qui se prélasse dans le lit nuptial de ses amis Barker / Ceux qui se retrouvent vingt-cinq ans après aux îles Lofoten où ils avaient pratiqué l’échangisme sans s’en rendre compte / Celui qui a été touché par l’amicale intransigeance avec laquelle son ami Jack parle de son couple dans son roman à clefs / Celle qui a redécouvert son conjoint dans le film de son ami Kaurismäki / Ceux qui ont fait le vide autour d’eux pour ne garder qu’une paire d’amis infréquentables mais sincères / Celui qui n’a plus que des amis homos et noirs / Celle qui préfère les otaries / Ceux qui prétendent avoir 376 amis dans le comté d’Altamont / Celui qui fait lire à tout le monde le journal intime de celui qu’il disait son ami et qu’il a photocopié pendant son séjour de l’été dernier à la Résidence / Celle qui ne supporte plus les allusions mesquines de ses prétendues amies du Groupe Poterie de la paroisse de Champel / Ceux qui aiment leur amitié sans se demander à quoi elle tient, etc

Image: Import/Export, d'Ulrich Seidl

L'âme tendre de Carver

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Au début de l’année 1994, trois livres publiés en même temps enrichissaient, par des nouvelles, des poèmes, des textes éclairants et les séquences écrites d'un film, notre connaissance du «Tchékhov américain».

Devant une volée d'étudiants célébrant la fin de leurs études, Raymond Carver, grand ivrogne repenti devant l'Eternel, mais pas tombé pour autant dans l'ornière des chattemites et autres simagrées de bénitier, se fit un jour le malin plaisir de commenter une phrase de sainte Thérèse d'Avila.

La sublime (et non moins redoutable) dame écrivait: «Les mots mènent aux actes.(...) Ils préparent l'âme, la mettent en condition, la poussent à la tendresse.» 

Et Carver de suggérer à son parterre de kids promis à la moulinette de la société moderne, de ne pas oublier ces deux mots apparemment démodés et qui nous renvoient au foyer ardent de toute vie personnelle, le mot «âme» («ou le mot esprit si le mot âme vous défrise», ajoutait-il gentiment) et le mot «tendresse».

Raymond_Carver-1.jpegDe Carver, né sur la côte nord du Pacifique en 1938 et mort du cancer en 1988, le lecteur de langue française, grâce à l'entremise passionnée d'Olivier Cohen, a pu découvrir successivement les recueils intitulés Les vitamines du bonheur, Parlez- moi d'amourTais-toi je t'en prie ou encore Les trois roses jaunes.

 

De ces recueils incontournables sont d'ailleurs extraites les neuf histoires groupées dans un des trois livres publiés tout récemment, lesquels constituent une nouvelle introduction à l'univers de Raymond Carver, maître reconnu de la nouvelle, mais aussi poète très attachant et remarquable commentateur de ses pairs, d'Hemingway à Richard Ford. 

La vie filtrée

images-13.jpegQu'il nous soit révélé par une de ses merveilleuses histoires douces-amères, où des gouffres insondables s'ouvrent soudain dans l'univers apparemment le plus ordinaire (l'étonnante Tais- toi, je t'en prie, tais-toi!), ou qu'il nous ouvre son atelier, Raymond Carver ne cesse de nous en imposer par la finesse de ses intuitions humaines et artistiques, son humilité d'artisan conteur, et le sérieux sans cuistrerie de ses observations sur l'art ou la simple vie. 

 

À cet égard, la lecture de N'en faites pas une histoire, préfacé par Tess Gallagher (le bon ange de Ray, qui le sauva de l'alcoolisme, l'épousa et veille amicalement sur la postérité de son œuvre tout en poursuivant la sienne propre), et réunissant des nouvelles de jeunesse, un fragment de roman, des poèmes, des essais (quelques très belles pages sur l'amitié) et autres articles consacrés à ses pairs, constitue à la fois un régal et un apport très éclairant. 

Unknown-4.jpegDans la foulée, c'est encore un autre regard complémentaire, et non moins révélateur, que nous offre la lecture des Short Cuts, tirés par Robert Altman (réalisateur) et Frank Barhydt (scénariste) de l'œuvre de Carver. Nul doute qu'au moment où le lion d'Or du Festival de Venise 1993 et le Prix d'interprétation pour l'ensemble des acteurs furent décernés au film d'Altman, l'âme tendre de Carver, sur son nuage de marshmallow, se réjouit comme nous réjouissent les histoires qu'elle a inspirées...  

 

(Cet article a paru dans la quotidien 24 heures en date du 4 janvier 1994).

Simon Leys à la lettre

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À lire toute jactance cessante: le recueil, redistribué en abécédaire, des lettres adressées par son ami à Pierre Boncenne, sous le titre Quand vous viendrez me voir aux Antipodes. Un pur régal d'intelligence et de finesse sensible, ouvert au monde et fermé aux cons, conformément au mot de Leopardi cité dans la foulée: "Rions ensemble de ces couillons qui possèdent le monde"...

À l’ère des courriels et des texti (un texto, des texti), la pratique plus lente et réfléchie de la correspondance, dont la Littérature a été enrichie par des œuvres à part entière, a quasiment disparu, à de notables exceptions près. 

Ainsi des lettres de Simon Leys (Pierre Ryckmans de son vrai nom) à son ami Pierre Boncenme, témoignant de plus de trente ans de complicité et d’échanges épistolaires ou de visu, dont la substantifique moelle enrichit ce livre d’une formidable densité, véritable abécédaire de curiosités et de sagesse, de salubres coups de gueule et de non moins roboratives fusées d’enthousiasme.

Pierre Boncenne, auteur en outre d’un remarquable ouvrage de synthèse sur l’œuvre et la personne de Pierre Ryckmans, intitulé Le Parapluie de Simon Leys (Philippe Rey, 2015)ne s’est pas contenté de publier un choix de lettre de son ami : il en a tiré une suite alphabétique merveilleusement variée, illustrant les passions de l’essayiste-érudit-humaniste, immense lecteur et navigateur à la voile avec ses fils. 

D’Amitié (suivi d’anti-américanisme) à Wittgenstein (précédé de Simone Weil et Evely Waugh), les lettres de Simon Leys oscillent entre admiration et décri (contre George Bush qui lui fait se demander sur quelle planète il faudra se réfugier pour lui échapper, ou Régis Debray radotant sur Venise), Cioran et Garcia Marquez, le désordre chez soi (le sien qu'il dit « épouvantable) et les idées des autres, dont il a tiré une anthologie non moins recommandable (chez Plon, 2015), ainsi de suite, ce livre nuance magnifiquement , et comme en creux, le portrait de cet essayiste-passeur de haute volée, doublé d’un homme combien attachant.

Simon Leys. Quand vous viendrez me voir aux Antipodes. Lettres à Pierre Boncenne, Philippe Rey, 188p. *****

La pensée contre la force

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9782283029404.jpgÀ lire toute jactance cessante:  Vertige de la force, le dernier essai d'Etienne Barilier, écrit entre janvier et novembre 2015. 

Une réponse admirablement étayée à ceux qui pensent que l'Occident n'a "rien à offrir" aux désespérés ou aux écervelés que le terrorisme attire. 

La remise en cause radicale de l'assertion selon laquelle l'islamisme n'a "rien à voir" avec l'islam. 

Une réflexion sur le "crime de devoir sacré" qui remonte aux sources de la violence monothéiste, avec des aperçus et des mises en rapport éclairantes sur l'évolution comparée du christianisme conquérant ne cessant de produire son autocritique - de Las Casas aux théologiens de la libération, en passant par Castellion, Bonhoeffer et Jean XXIII - et d'un islam crispé dans sa vision de l'homme esclave de Dieu et de la femme esclave de l'homme. 

Enfin et surtout: un  questionnement fondamental sur la fascination exercée même sur les plus grands esprits (dont un Heidegger) par la force et les puissances irrationnelles, la pureté de la force sacrée à l'état brut et la mort. 

Etienne Barilier. Vertige de la force. Editions Buchet-Chastel, 117p.

 

(Commentaire plus substantiel suivra)

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