Quantcast
Channel: Carnets de JLK
Viewing all 6558 articles
Browse latest View live

Respirer

$
0
0
18157378_10212869479318625_2034572278883968936_n.jpg
 
On peut faire un livre avec ça,
on peut faire un poème
avec n'importe quoi.
Faut juste avoir l'inspiration.
 
 
Les forêts donnant sur la mer,
ou les arêtes entre deux eaux,
les grands cahiers bleus d'écoliers,
les toits plats où l'on va fumer
ou les bardeaux anciens
de bois rincé par la pluie
aux parapets des cieux:
un Russe cuité l'a peint
comme un chaos de quilles
en sarabandes de maisons -
telle étant l'inspiration.
 
 
On respire, on aspire
et le chant monte ou pas
de la chair en joie
ou de l'esprit scabreux;
de ce qu’on appelle l'âme,
du sexe levé du frère âne;
de la femme océane aux yeux
d’écumante braise -
au poème, oh merveilleux
tout sera décelé dans l’aise
de la nuit inspirée.
 
(A La Désirade,ce 23 mai 2017.)

Les anges blessés

$
0
0
Chroniques de La Désirade (26)
291436386.5.jpg
À propos de ceux qu’Henri Calet appelait les “sinistrés de l’âme”, créateurs ou coeurs sensibles de toute sorte. De l’angélisme frelaté par la miévrerie ou le putanisme. D’une immonde émission de téléréalité aux ailes pourries. Que les messagers n’empruntent pas toujours les voies ordinaires, etc.
 
Il ne m'a fallu que le retour à quelques pages du Great Gatsbypour me rappeler cette évidence: que ce qui nous touche vraiment en littérature, et donc dans la vie, ou inversement, est une affaire d'anges. Je me le disais déjà hier en relisant un récit de Tchékhov intitulé Ceux qui sont de trop, et cela m'est encore plus clair à la lecture de Scott Fitzgerald: que nous crèverions sans les anges.
Cela n'a rien à voir avec ce qu'on décrie justement comme angélisme, au sens d'une idéaliste suavité ou d'une innocence fantasmée de bambins béats: cette bimbeloterie odieuse propre aux mères américaines et à leurs clones n'a rien de commun avec les anges de tous âges et conditions que je dis, qui en bavent le plus souvent plus que les autres et sont parfois teigneux voire affreux.
 
L'affreux et teigneux Charles Bukowski, par exemple, est de ces anges au même titre que ce snob gigolo de Rainer Maria Rilke ou que cette punaise de Simone Weil ou que cette harpie de Patty Higsmith ou que le calamiteux Arthur Rimbaud - tous ayant en commun le même don d'illumination et la même grâce diffusée par Scott Fitzgerald quand il capte la douleur sous le lipstick.
Le prétendu romantisme glamour des années 20 aux States est évidemment une foutaise, et particulièrement au cinéma, et plus précisément encore dans le film Gatsy le magnifique de Baz Luhrmann, mais sous l'or cosmétique dont on a pommadé le visage plébéien de Leonardo di Caprio se perçoit néanmoins un rien de frémissement angélique qui se retrouve ici et là dans les regards de Daisy ou dans le rien de folie ou de délicatesse échappant à l'écrasement de la machine hollywoodienne dont on se rappelle en passant qu'elle a laissé le poète crever comme un chien.
 
L'obstacle majeur à la diffusion lumineuse de l'ange - ce qui revient à parler de l'art ou de la poésie -, est l'agitation imbécile, laquelle procède de la vanité et de l'envie, qui participent elles-mêmes des composants de la basse passion de posséder ou de soumettre ou de s'en mettre pleine la panse ou de s'éclater comme on dit.
 
185206-nbailla-est-la-star-du-moment-dans-les-950x0-2.jpgLes Anges de la télé figurent cette agitation au pinacle de la stupidité médiatique. Cependant le rejet vertueux ou la moquerie me semblent insuffisants. Je me disais même, hier soir, que les meufs et les mecs élus sur le plateau de cette émission d'une débilité extrême, sont peut-être, quand même, quelque part, des anges - je me disais que chacun de ces pantins laqués ne ferait pas de vieilles osses dans cette arène du Rien et dans l'immédiat je saluais avec espoir un rien de panique enfantine dans l'expression de la pauvre Nabilla changeant de culotte à vue; je guettais chez les boys un rien de gouaille ou de bonne vulgarité sous la dégaine à la coule de celui qui assure avec la conviction (voix off) de vivre quelque chose de géant, pour ne pas dire d'Historique comme le martèlent les hystériques du TJ - bref je cherchais à ces zombies programmés une issue en les imaginant revenus dans leur banlieue ou leurs nouveaux meubles ou leurs sanglots subits de lucidité: je souhaitais secrètement a Nabilla & Co de se retrouver un de ces soirs largués et perdus, jetés éperdus loin des spots et des cadres putes de la télé, se frottant enfin les paupières au lever du jour et se sentant des ailes...
3168866153.jpg
 
 
La grâce n'est pas toujours où les spécialistes en la matière la situent, même si les saintes et les saints homologués dans les cultes divers ne sont pas sans mérites avérés, mais la percevoir suppose d'abord qu'on se calme, qu'on se taise, qu'on écoute, qu'on se montre plus attentif même en pleine disco ou dans la tonitruance du stade en folie après un but de rêve: les messagers sont parmi nous mais nous ne savons point les voir ni les accueillir. Or il importe de discerner plus clairement ce qui nous en empêche, et ensuite cela pourrait aller mieux.
3875272331.2.jpg
 
L'obsession en tout genre est un obstacle sérieux. L'obsession apoplectique du Pouvoir me semble pour ainsi dire rédhibitoire, j'entends: politique, financier et symbolique. Devant ces obstacles, l'ange se sent flagada. Mais il faut se méfier du pire qui use parfois de la parure du Bien. L'obsession de la vertu ou de la pureté peut aussi contrevenir au passage du messager, qu'une certaine tradition spirituelle a raison de voir préférer les mauvais lieux aux tea-rooms proprets. Une certaine obsession de la bonne santé ou de la belle humeur peuvent s'opposer aussi à la libre circulation des personnes angéliques. Imagine-t-on Notre Seigneur dans un fitness ou les poètes Novalis, Baudelaire, Dylan Thomas, Emily Dickinson dans un jacuzzi ?alors que leur vocation les porte à s'incarner en douleur et en douceur...
Yes, Baby: l'incarnation de la douceur et de la douleur est la marque de l'ange...

Peindre la pluie

$
0
0

f4531a8b7a06e7ccccd25fac4e477e2f.jpg

…J’aurais aimé peindre ce soir le retour de la pluie tandis que j’ouvrais toutes grandes les fenêtres de La Désirade en sorte de la humer à pleins naseaux et de la laisser me laver la peau de l’âme.
Ce fut d’abord une espèce de haut décor immobile au camaïeu gris bleuté, style opéra des spectres sous la cendre, que surmontaient de gros rouleaux de velours noir accrochés aux cintres des montagnes de Savoie. Toute vide et désolée, la scène avait une majesté funèbre de sanctuaire à l’abandon. Cependant, imperceptiblement, le décor se modifiait à vue d’un moment à l’autre, les masses suspendues semblant tout à l’heure des frontons devenaient des toiles déchiquetées pendues en plans superposés et délimitant de nouveaux lointains, entre lesquels filtraient ça et là d’obliques rayons comme liquéfiés dans le vent tiède.
Quelques instants plus tard, tout n’était plus que lambeaux de grisaille tombant en colonnes verticales sur les pentes boisées paraissant exhaler maintenant des bouffées de brume, et voici que la pluie se voyait là-bas le long des pentes et bien avant de nous tremper le front de ses premières grosses gouttes huileuses, puis il n’y eut plus du lac au ciel qu’un pan de pur chiffon sur lequel d’invisibles mains jouaient avec l’eau et l’encre, c’était à la fois sinistre et splendide, et tout se refermait enfin dans la pluie, il pleuvait partout, tout n’était plus que ciel en pluie mais cela ne saurait se dépeindre: il n’y a pas d’instruments pour cela ni d’art assez direct, c’est une trop ancienne sensation, il n’y aurait que la danse, mais la danse immobile, la danse de l’angoisse enfin levée, la pure danse jamais apprise du premier homme assoiffé, les mains ouvertes à la céleste onction…

Vie et destin d'un grand passeur

$
0
0

Dimitri3.JPGVladimir Dimitrijevic, surnommé Dimitri, s'est tué le 28 juin 2011 sur une route de France. Le fondateur de L'Age d'Homme fut un éditeur de classe européenne. Il publia plus de 4000 livres à Lausanne. En août 1983 parut, à Lausanne, un extraordinaire roman de l'écrivain russe Vassili Grossman, intitulé Vie et destin. Entre autres fleurons des éditions L'Age d'Homme, fondées en nos murs en 1966, ce livre bouleversant confrontait le lecteur à la double horreur totalitaire, au XXe siècle, du nazisme et du stalinisme. Dimitri l'appelait "le livre de nos mères". Or la vie de Vladimir Dimitrijevic, né en 1934 à Skopje, évoque elle aussi un roman scellé par le destin. Fils d’un artisan horloger-bijoutier jeté en prison en 1945, comme nombre de commerçants, le jeune Vladimir, fou de littérature et de football, s'enfuit de son pays à vingt ans sous le faux nom d’un personnage de Simenon. Dans son "autobiographie d'un barbare" parue sous le titre de Personne déplacée, Dimitri a raconté ses années d'enfance et de jeunesse marquées par les crimes des nazis et des oustachis croates, mais aussi par les visites à son père emprisonné. Arrivé en Suisse le 4 mars 1954 avec 12 dollars en poche, le jeune déserteur de l’armée du peuple devint libraire à Neuchâtel puis, à Lausanne, chez Payot, où son passage a laissé un souvenir indélébile. Or, impatient de combler les « vides » d’un catalogue selon son cœur, le passeur de vocation, soutenu par quelques amis et son épouse Geneviève, fonda L’Age d’Homme en 1966. Dans la foulée, il ne tarda pas à tisser des liens avec Paris, où il se rendait régulièrement à bord d' « Algernon », son fourgon d’éternel errant dans lequel il serrait son sac de couchage par mesure d’économie. Les rapports compliqués de Dimitri avec l’argent marquaient d’ailleurs une partie de sa légende. Lui qui était capable de lésiner sur des droits d'auteurs légitimes, alla ainsi jusqu’à hypothéquer sa maison de hauts de Lausanne afin de publier les pavés d’Alexandre Zinoviev, des Hauteurs béantes au mémorable Avenir radieux. Ses positions idéologiques rebutaient également d'aucuns. Orthodoxe croyant et conservateur, il passa d’un anticommunisme résolu à un nationalisme serbe qui le rapprocha, dès la fin des années 1980, de ceux-là même qui avaient persécuté son père. Lorsqu'on lui reprochait d'être "pro-serbe", celui qui eût mérité la citoyenneté d'honneur de notre pays répondait sobrement: "pas pro-Serbe, juste Serbe"... Mondialement connu pour son catalogue slave, L’Age d’Homme redimensionna également l’édition romande. À côté de l’intégrale mythique du Journal intime d’Amiel et des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, de nombreux écrivains romands contemporains y ont publié leurs ouvrages. Au nombre des auteurs «phares» défendus par Dimitri figuraient le titan américain Thomas Wolfe, idole de sa jeunesse, autant que Chesterton ou Dürrenmatt, Georges Haldas au premier rang des écrivains romands, ou les Français Vladimir Volkoff et Pierre Gripari, entre tant d'autres francophones de Belgique et du Québec. Dans les grandes largeurs, Dimitri était un homme inspiré, proprement génial par moments, qui pouvait se montrer d’une extrême délicatesse de sentiments. Ses intuitions de lecteur étaient incomparables et ses curiosités inépuisables. Mais c’était aussi un «barbare», selon sa propre expression, qui ne savait pas «faire le beau». Malgré les services exceptionnels qu’il rendit à notre littérature et à notre vie culturelle, aucune reconnaissance publique ne lui a été manifestée - honte à nos autorités -, mais il ne s’en plaignait pas, n’ayant rien fait pour flatter. En son antre du Métropole, à Lausanne, nous l’avons connu irradiant et fraternel, puis il s’est assombri. Les lendemains de la guerre en ex-Yougoslavie, la difficulté de survivre dans cet «empire du simulacre» qu’il fut des premiers à stigmatiser, la perte de Geneviève qui l'avait secondé avec une incomparable abnégation, le poids du monde enfin ont accentué la part d’ombre de cette personnalité à la Dostoïevski, complexe et parfois insaisissable, croyant jusqu’au fanatisme, tantôt avenant et tantôt impossible, terroriste ou bouleversant de douceur retrouvée. Enfin, par delà les eaux sombres de sa mort tragique, «ses» milliers de livres évoquent la présence tutélaire de ce grand passeur.

Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée. Entretiens avec Jean-Louis Kuffer. L’Age d’Homme. Poche suisse No, réédité en 2010. 

Ceux qui se souviennent

$
0
0

 Dimitri3.JPG

En mémoire de Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, mort le 28 juin 2011.

Celui qui pense au gisant seul et nu / Celle qui a de la peine / Ceux que la nouvelle a terrassés / Celui qui pense aux enfants du défunt / Celle qui voit dans cette mort un Signe du destin / Ceux qui se rappellent tant d’heures passées en sa compagnie hors du temps / Celui qui se rappelle les rhumatismes articulaires du quadra vaticinant comme si de rien n’était mais assez chiant à d’autres moments où tout allait bien / Celle qui se rappelle sa belle jeunesse de Vitellone à Belgrade vers 1952 / Ceux qui jouissent de rappeler ses défauts / Celui qui se rappelle les derniers mots de Migrations de Milos Tsernianski : « Les migrations existent. La mort n’existe pas ». / Celle qui lui a été fidèle jusqu’au bout / Ceux qui voient en lui l’éternel jeune homme / Celui qui lui commandera une noisette tout à l’heure au Café de la Mairie de la place Saint-Sulpice / Celle qui a gardé ses cartes postales d’un peu partout / Ceux qui savent qu’il se jugeait lui-même très durement et se taisent par conséquent / Celui qui se sent envahi par la présence de cette absence / Celle qui rapporte tout aux instants qu’on pourrait dire les minutes heureuses de cette vie / Ceux qui se disent indifférents à ce décès parmi d’autres /Celui qui se rappelle la traversée de la Côte d’or à bord d’Algernon au printemps 1974 quand la nature exultait / Celle qui a toujours cancané à son propos / Ceux qu’il a blessés / Celui qui l’observait de loin dans cette rue de Lausanne où il se tenait penché sur un étal de bouquiniste et qui donnait un surcroît d’existence au dit étal / Celle qui se flatte de lui avoir posé des questions dérangeantes à la radio suisse / Ceux qui en savent plus sur l’homme après la rencontre de celui-là / Celui qui aimait le contredire / Celle qui en avait marre de le voir mimer les films japonais ou suédois /  Ceux qui le trouvaient juste odieux et lui en veulent toujours de ne pas leur avoir versé leur dû / Celui qui sait ce que signifient les longs silences enregistrés sur la bande magnétique où il raconte sa découverte à six ans des cadavres couverts de fleurs dans les rues de Belgrade / Celle qui allait avec lui à la porte de la prison où croupissait son père aux côté de Milovan Djilas / Ceux qui se retrouvaient à la Taverne des entrepôts dans la lumière des samedis matins / Celui qui se rappelle Pierre Jean Jouve tiré à quatre épingles et ses pantalons à lui flageolants sur ses savates / Celle qui le voit encore le jour de la mort de Staline à Kalemegdan / Ceux qui étaient avec lui sur le quai de la gare de Lausanne lorsque les Zinoviev  ont débarqué / Celui qui l’a vu houspiller Jean Ziegler sur un stand du Salon du Livre / Dimitri.JPGCelle qui n’aimait pas le braillard de fin de soirée / Ceux qui lui ont tout pardonné sans raison précise / Celui qui l’entendait maugréer « intense activité littéraire, intense activité littéraire, intense activité littéraire» en arpentant le dédale de son antre / Ceux qui l’ont mis en demeure de dégager les lieux en sorte de les gérer à meilleur compte / Celui qui affirme que son père est à présent « dans la paix » / Celle qui pleure son papa / Ceux qu’il continuera longtemps de vivifier par la pensée / Celui qui se rappelle la soirée passée à lire le tapuscrit de La bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic et l'extrême émotion partagée de la dernière page / Celle qui le houspillait comme un sale fils de cinquante-trois ans / Ceux qui le redoutaient / Celui qui se rappelle leur première visite à Pierre Gripari dans son hôtel pisseux du XIIIe / Celle qui lui tenait tête en public et même en privé / Ceux qui l'ont fui pour rester libre / Celui qui a fait son procès public pour se faire bien voir de son amie croate / Celle qui ne lui a pas pardonné d'avoir défilé avec l'étoile jaune en assimilant la cause serbe au martyre du peuple juif / Ceux qui invoquent l'épaisseur de l'Histoire / Celui qui s'est violemment fâché contre lui quand il a pris la défense de Martin Heidegger au prétexte qu'un philosophe ne peut se juger à ses opinions / Celle qui ne lui en a jamais voulu d'avoir égaré son manuscrit d'un recueil de poèmes ésotériques / Ceux qui le tapaient devant l'église Saint-Sulpice / Celui qui se rappelle ce que lui avait dit le bedeau de Saint-Sulpice à propos du goût de miel de l'hostie / Celle qui l'a vu un soir plus que seul sur un banc de métro / Ceux qui aimaient bien le voir revenir en Belgique avec son côté belge / Celui qui lui a racinté sa vie dans les jardins de la clinique où ils commençaient tous deux de marcher / Celle qui estime que c'était un vampire point barre / Ceux qui appréciaient sa grande pudeur / Dimitri9.jpegCelui qui se rappelle son récit du premier jour de sa petite entreprise consacrée à balayer les locaux comme la novice débarquant au couvent de Sainte Thérèse enfin tu vois le genre / Celle qui a préféré parler d'autre chose quand il insultait les Musulmans de Bosnie / Ceux qui se sont éloignés de lui pour se protéger sans espérer le protéger de lui-même / Celui qui ne lui passait rien / Celle qui lui passait tout / Ceux qui changeaient de trottoir à son approche / Celui qui a beaucoup réfléchi à ce qu'est vraiment la fidélité en amitié sans conclure à vrai dire / Celle qu'amusait son côté despote dont elle se fichait en le singeant / Ceux qui pensaient "Comédie humaine" en l'observant / Celui que son hybris faisait l'apparenter aux bâtisseurs paranos / Celle qui l'a mise en garde contre l'auto-destruction dostoïevskienne / Ceux qui le croisaient tous les midis au Milk Bar / Celui qu'il a soutenu en dépit (ou à cause) de sa dépendance grave à la dope / Celle qui l'appelait mon petit Oblomov / Ceux qui n'en auront jamais fait le tour et qui n'en demandent d'ailleurs pas tant / Celui qui se méfiait de sa cruauté émotive / Celle qui l'aimait en dépit de sa muflerie / Ceux qui ne toucheront pas au secret de l'ami disparu, etc.

 

(Liste jetée dans l’isba en réfection, où seront rangés tous les livres de L’Age d’Homme. Le lieu sera connu des générations futures et suivantes sous l’appellation de Nach Dom (Notre Maison), selon le mot d’Alexandre Zinoviev. Vladimir Dimitrijevic est mort le 28 juin 2011, fête nationale serbe, à l'âge de 77 ans. La livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, d'octobre 2011,  lui est entièrement consacrée consacrée).    

 

Lire la suite

À l'ami retrouvé

$
0
0
7f73ff309e52b6633d7a9d8b38004266.jpg
Chroniques de La Desirade (27)
 
À propos des rencontres possiblement miraculeuses sur la Toile. Découverte d'un roman exceptionnel datant de 1921 et réédité ce matin. Des grands méconnus qui nous aident à nous connaître, etc.
 
En mémoire de Vladimir Dimitrijevic, grand découvreur, mort sur la route le 28 juin 2011.
 
Ce qu'il y a d'incessamment revigorant, quand on est tenté de croire qu'il n'y a plus rien ni personne pour nous surprendre, c'est d'être démenti une fois de plus par la preuve de l'Être surgie des décombres du paraître.
Ce matin, ainsi, je reprends la lecture du livre d'un auteur méconnu que m'a envoyé un éditeur au prénom biblique de David et au nom avenant d'Aimé, qui m'a fait ce cadeau après avoir, me dit-il, apprécié ma façon de parler des livres...
Le roman, dont j'ai déjà lu 121 des 207 pages, s'intitule Histoire des douze heures, son auteur se nomme François Bonjean, né en 1884 à Paris et mort à Rabat en 1964. Le livre parut initialement en 1921 aux éditions Rieder et relate essentiellement les discussions plus ou moins fraternelles ou furieuses d'une brochette de prisonniers français claquemurés dans le cabanon d'un camp de concentration allemand, dans les dernières années d'une guerre qui n'en finit pas, donc vers 1916 et 1917 - ça va bien faire un siècle mais ces conversations, opposant de magnifiques types humains à la pensée lestée de toutes les terribles expériences vécues au front et à la verve néanmoins flamboyante, me parlent comme si elles étaient, précisément, de ce matin.
Cette Histoire de douze heures, préfacée par Romain Rolland, dont le génie européen à honoré notre région (Villeneuve, que je n’aperçois juste pas de ma fenêtre, est à trois coups d'aile de pic noir depuis la Désirade), paraît à l'enseigne de L'ami retrouvé, collection destinée à “redonner vie à de grands écrivains et penseurs du XXe siècle injustement méconnus où oubliés”.
Cela tombe bien, car il y a bien cinquante ans que je me sens naturellement attiré, non du tout par snobisme ou goût esthète de la rareté, par ces oiseaux rares, ou perchés à l'écart, inaperçus de la meute ou tenus pour rien par les battants de la publicité littéraire, que furent un Luc Dietrich ou un Benjamin Fondane, un Charles-Albert Cingria ou un Robert Walser (tous deux oubliés ou méconnus à la fin des années 60), un Raymond Guérin ou un Henri Calet, une Simone Weil ou une Monique Saint-Hélier, un Henri Pollès ou un Vassily Rozanov - tous deux redécouverts par mon ami Dimitri, comme Cingria et Walser - , un Emmanuel Bove ou un Jean Malaquais, entre autres.
Cependant le cas de François Bonjean se distingue aujourd'hui, me semble-t-il, de tous ces noms d'oiseaux non alignés de la volière des lettres, par la vigueur intacte de ses vues sur la guerre, le génie européen oscillant entre lumières et force (auto) destructrice, les particularités des peuples contigus, l'embourgeoisement des arts et le début du snobisme des prétendues élites, la tentation de s'écraser mutuellement quitte à préparer de nouvelles vengeances (comme si l'auteur avait prévu le Traité de Versailles...), le conflit croissant entre hommes de pensée et d'action, etc.
Voyage au bout de la nuit date de 1932, et certes François Bonjean n'a pas le génie visionnaire ni la puissance verbale fondatrice de Céline, mais ce qu'il nous dit, à nous autres qui ne désespérons pas d'une Europe des cultures seule digne de renaître du chaos de tous les simulacres d'union, est probablement de meilleur conseil personnel, en tout cas c'est ce que je me dis en retrouvant cet ami ce matin, reprenant illico la lecture de son Histoire des douze heures dont j’aurai encore beaucoup, beaucoup à dire et à écrire...
 
Douze-heure-1-225x360-1.jpgFrançois Bonjean, Histoire des douze heures. Préface de Romain Rolland. Éditions du Banyan, collection L’Ami retrouvé, 2017.

Dernières news de la poubelle

$
0
0

Trottibike-Grindelwald-First-Eigernordwand.jpg

À La Désirade, ce vendredi 30 juin.– Nous fêterons ce soir nos 35 ans de mariage, à Grindelwald, où j’ai tant de beaux souvenirs d’enfance du côté de Mühlebach, dans les prairies ensoleillées surmontées de créneaux de pierre et de glaciers aux séracs bleutés comme suspendus à l’aplomb des roches rincées, du Wetterhorn à l’Eiger.

Il a fait ce matin une belle lumière sculptant les montagnes d’en face, aiguisant leur découpe et accentuant leur relief comme sous une loupe cristalline, que j’ai saluée avec reconnaissance en poursuivant la lecture de l’extraordinaire Histoire de douze heures, dont chaque page me touche au cœur. Je me lamente souvent à propos de l’effrayante dispersion d’attention et d’énergie qui s’observe sur le réseau des réseaux, et plus largement dans la dis(société) qui nous entoure, et puis c’est le miracle : un inconnu lecteur de mes Carnets de JLK qui m’envoie un livre méconnu qu’il vient de tirer de l’oubli, et cette découverte renversante d’une pensée et d’un style « vieux » d’un siècle, dans un livre écrit en captivité par un prisonnier français, dont le manuscrit fut confisqué par les Allemands et que son auteur, François Bonjean, a réécrit tout entier de mémoire en 1918. Or j’ignorais qui était cet auteur et le découvre grâce à ce David Aimé qui anime les éditions Banyan, spécialisées en littérature orientale et que j’ai retrouvé sur Facebook que d’aucuns réduisent à une poubelle. Or tout n’est-il pas poubelle aujourd’hui dans le chaos du monde, et n’est-ce pas dans ce fatras que nous avons à frayer notre infime chemin avec nos loupiotes ?

5d03f944abe32f5be21a1b522a99a521.jpg

C’est ce que je me disais hier soir en lisant, dans L’Obs, le portrait de Roy Cohn, âme damnée de Donald Trump, figure shakespearienne d’avocat véreux lié aux parrains la mafia new yorkaise et dont les services ont contribué, avec ceux d’une autre fripouille de haut vol - ce Roger Stone qui a « fait » Reagan avant d’aider à « faire » l’Ubu actuel de la Maison-Blanche, et c’est ce que je me répète ce matin en apprenant qu’une jeune fille de 19 ans a tiré à bout portant sur son petit ami après avoir parié qu’un livre protégerait celui-ci. Le pauvre gosse est mort ; elle, enceinte, est en taule, et leur story fait le buzz autour du monde comme ils l’espéraient. Depuis qu’elle avait lancé son site perso sur Internet, y filmant le feuilleton quotidien de sa vie avec Pedro, Monnalisa (sic) ne pensait qu’à devenir célèbre et compter autant de followers que Kim Karshasian et autres « stars » du néant médiatique. Ce qu’on pourrait dire : le monde selon Trump, où l’on ne se gêne pas de tirer au revolver sur un livre. Tirer sur un livre, non mais ! Et croire qu’un livre est un bouclier capable de protéger l’être aimé d’une balle dum-dum ! Crétinerie absolue, mais aussi quelle pitié, alors même que le livre reste notre meilleure protection contre ce monde-là.

Maveric01.jpg

Donc nous sommes sur le départ direction l’Oberland par le Pays d’Enhaut, alors que mon vieil ami le tout jeune Maveric m’apprend à l’instant, sur Messenger, qu’il part lundi pour l’Inde et se désole de ne trouver point de Cingria dans les librairies parisiennes pour en emporter au Bengale. Avoir vingt ans en 2017 et manquer de Cingria ! Encore une grâce, caramba ! Et de m’inviter, le lascar, à lui rendre bientôt visite là-bas où il va faire ses armes de candidat à la Carrière et se mettre un peu sérieusement à l’écriture. Sacré Maveric qui m’écrivait en russe à 16 ans, sur Facebook. Sacrée poubelle !

 

Ce machin, la conscience

$
0
0

littérature,voyage,politique

Lettres par-dessus les murs (22)

Ramallah, ce vendredi 18 avril 2008, soir.

Ahlan JLs,

Je n'ai pas vu les Amours Bestiales d'Ulrich Seidl, mais le sujet du film, et votre remarque sur les indésirables chiens errants de Bucarest, me rappellent cette Tchéco-ricaine, ou américano-tchèque ou je ne sais quoi, une bâtarde en tout cas, qui était fort concernée par le sort des chiens errants de Dhaka – elle disait street dogs, comme on dit street children.

littérature,voyage,politiqueLe Bangladesh, comme vous savez, connaît quelques problèmes, de petits cyclones, de temps en temps, une démographie pas tout à fait sage, une économie un peu poussive, un zeste de corruption, de légères tensions religieuses, mais cette brave dame avait su regarder au-delà des apparences, au-delà de la misère, elle avait mis le doigt sur cette fondamentale atrocité : ces chiens errants, dont personne, mon ami, personne ne s'occupait. Il fallait avertir les médias, alerter l'opinion, agir, se lever et tendre le poing, défendre la cause canine auprès des plus hautes instances internationales.
littérature,voyage,politiqueUne autre de ces gentilles dames s'occupait des enfants des rues, elle. Elle était dévouée, m'a-t-on dit, elle faisait un bon travail. Mais elle avait laissé en France une famille en miettes, et quelques siens marmots, dont elle ne se souciait plus du tout.
La personne qui m'a raconté ça lui a dit entre quatre yeux que le Bangladesh avait bien assez de problèmes comme ça, qu'il était tout à fait superflu d'y apporter ses problèmes à elle... Je me demande comment la femme a réagi, face à ce jugement sans doute pertinent, mais sans appel. On fait tous ça, d'une façon ou d'une autre, plus ou moins consciente, on cherche l'amour où l'on peut, dans la patte cassée d'un chien ou le regard d'un gamin des rues ou l'exclusion d'un Palestinien…121272581.jpg
Ce genre de réflexion ponctue nos soirées, quand nous nous retrouvons entre européens, la plupart travaillent dans des ONG. Quel est le sens de leur présence ici, quelles en sont les conséquences... Julia et Luca sont persuadés d'entretenir l'Occupation, en la rendant moins insupportable – fidèles à cette idée, ils quitteront le pays cet été. On cause de ce site qui propose, moyennant trente euros, de faire écrire un message sur le Mur, Thomas reprend une fourchetée de jambonneau avant de se lancer dans une critique cinglante de cette commercialisation de l'apartheid, pourtant il y a l'exemple de cette Suédoise qui a fait, par ce biais, une demande en mariage à son ami, et qui aurait organisé une soirée chez elle où cinquante personnes se sont penchées, pendant quelques instant, sur la photo de son graffiti, et donc sur ce satané mur de séparation, ce qui n'est déjà pas mal, non ? et puis ça a dévié sur les déboires de la démocratie ici, et Berlusconi est revenu à l'attaque, au grand désespoir de Julia qui refuse de prononcer son nom, et j'ai pensé qu'avec Sarkozy à côté, qui joue avec la Constitution, la Belgique qui se morcelle - et les violations des libertés individuelles aux Etats-Unis, ajoute Nicolas, qui a travaillé à Guantanamo - la démocratie n'était pas au meilleur de sa forme, cette belle idée n'est peut-être qu'une brève parenthèse dans l'histoire des systèmes politiques, qui finira par disparaître comme elle a disparu dans la Grèce antique, mais on vote tout de même, et à l'unanimité, pour nous rendre à la soirée qu'organise Gareth pour son départ forcé, et je défie quiconque de me narrer avec précision ce qui suivit, entre ce moment-là et celui où nous nous sommes retrouvés devant les braises fumantes d'un feu de camp, et le chant du muezzin qui nous a accompagné jusqu'à nos lits.
Le salut à votre Zarkaoui de dentiste, je me faisais souvent arrêter à la douane aussi, quand j'allais au lycée, de l'autre côté de la frontière, mais j'ai une tête plus passe-partout quand même, je vous raconterai une prochaine fois comment on m'a pris pour un Israélien, et ce que j'ai appris de cette involontaire imposture.


La Désirade, ce samedi 19 avril, matin.


Cher Pascal,
Alors quoi, Voltaire ou Rousseau ? Le mode manuel ou le mode automatique ? Question style j’oscille, sempiternel valseur hésitant du signe des Gémeaux, entre l’apollinien et le dionysiaque, le violon tsigane ou le clavecin de JSB. On se rappelle que Rousseau, sauveur de l’humanité, abandonna ses enfants, et que Voltaire, champion de la liberté, tira quelque profit de l’esclavage. Mais est-ce que ça change la portée de L’Emile ou de Candide ? Disons que ça remet les choses en perspective et les relativise la moindre. Paraît que Marx et Brecht étaient eux aussi de fieffés tyrans domestiques, que Proust avait de drôles de manies et que Mao ou Che Guevara n’étaient pas vraiment les modèles qu’on a iconisés sur les t-shirts. Cela justifie-t-il qu’on jette le baby avec l’eau du bath ? Je me rappelle le temps joli où notre génération se proposait de «conscientiser les masses», et nous en voyons le résultat multimondial, mais que cela prouve-t-il ? Un jour un compère m’a parlé de la «grande déprime des militants», mais je ne me suis pas senti concerné : d’abord parce que je n’ai jamais été militant au sens où il l’entendait, ensuite parce que la notion de déprime collective, comme la notion de génération, m’est assez étrangère.


Dans un de ses premiers livres, je crois que c’était L’Avenir radieux, Alexandre Zinoviev parlait, comme instance supérieure, de « ce machin, la conscience». En parlant avec lui, en lisant ensuite ses livres écrits en exil, puis en apprenant ce qu’il disait de l’Occident et de la Russie, le sentiment que ce génie de la logique était, pour les plus simples choses, d’une inconséquence aussi évidente que Voltaire et Rousseau, s'est imposé à ma conscience, ce machin. Je me rappelle avoir beaucoup marché en sa compagnie dans les rues de Munich. Son souci majeur était de voir si ses livres étaient exposés dans les vitrines des librairies du coin. Péché véniel évidemment, et qui humanisait le personnage à mes yeux, mais sa façon de juger de tout n’était pas moins péremptoire, et j’ai souri lorsqu’il m’a déclaré comme ça qu’il fallait l’étudier pendant des années pour le comprendre.

littérature,voyage,politiqueOr le souvenir le plus marquant qui s’est ancré dans ma mémoire, quand je me rappelle ses livres de plus en plus épais à tous les sens du terme, est cette image, dans L’Avenir radieux, d’une vieille traînant son barda dans une rue de Moscou, perdue comme Umberdo D. qui fait mendier son chien à sa place. Et de même, le souvenir lancinant qui me reste du grand contempteur de l’URSS est celui d’un petit homme perdu invoquant la Science pour mieux assener ses opinions tripales. Pour l’essentiel, cependant, je crois qu’il a bel et bien été un serviteur fidèle, à sa façon, de «ce machin, la conscience », autant que Rousseau et Voltaire, et que je me défierai toujours bien plus de ceux qui ne foutent rien, tout en jouant les vertueux ou les purs, que de ceux qui essaient vaillent que vaille de réparer la machine de bonne foi en dépit de leurs doutes et de leurs défauts variés.

littérature,voyage,politique
Dans l’immédiat mon problème est d'ailleurs là: comment relancer le putain de chauffage de La Désirade ? Pomper du mazout à 1200 mètres d’altitude, depuis une paire de citernes enterrées 100 mètre plus bas, n’est pas une sinécure. La machine est toute neuve, encore sous garantie, et j’ai consulté successivement les réparateurs de la région et environs. Hélas, ma chère, les ouvriers ne sont plus ce qu’ils furent jadis, et la notice d’entretien est aussi obscure que toute la littérature explicative en matière de haute technologie. Donc je reviens à mes bons vieux guides, en continuant d’osciller entre l’un et l’autre. Deux modes à choix sur la notice: l’automatique et le manuel, plus une variante non écrite qu’on dira soit réactionnaire soit libertaire, selon son penchant. Rousseau parie pour l’automatique, tout en pratiquant le manuel. Voltaire, lui, ce vieux réac libertaire, me suggère le feu de cheminée. Je me tâte sans que ce machin, la conscience, ne me soit d’aucun secours. Heureux Pascal qui campe dans un pays chaud…


Correspondances

$
0
0

Panopticon803.jpg
…Il est envisageable, les choses étant ce qu’elles sont, que la superposition de plans du réel et d’instances temporelles fasse qu’un maniaque de l’Harmonie, appelons-le Emmanuel K., se serve à un moment donné d’un hautbois en le détournant de sa vocation classique convenue, pour en faire une arme phonique à l’instant où le saisissent des fantasmes violents de destruction de céramique Song, alors que son pair philosophe de deux siècles antérieurs, appelons-le Baruch S., observe debout, sur la rive d’en face qu’on aperçoit dans le grand miroir du corridor bleu, le jeu des affects modulant le rythme de la pluie sur les dalle de marbre d’une tombe imaginaire - et voici que la vapeur ailée séduit l’oiseau fermé à clé…

Image : Philip Seelen

Danser avec La Fée Valse

$
0
0
16864891_10212227559311026_3597400430900070615_n.jpg
À propos de La Fée Valse 
 
par Jean-François Duval
Unknown.jpeg
 
On ouvre le livre, on lit quelques pages, et tout de suite naît cette impression qu’à chacune d’elles les mots sont essentiellement là pour prendre tout leur bonheur, sous une multiplicité d’éclats. Et tout aussi vite l’on se dit « Mais qu’est-ce que c’est ? De quoi s’agit-il ? A quoi a-t-on affaire ici ? ». D’entrée de jeu (littéralement, car les mot sont bien là pour jouer), on éprouve ce plaisir si particulier d’entrer en déroute.
Si La Fée Valse est composé de plus d’une centaine de textes, la quasi totalité parvient à se tenir sur une seule page, comme si cette seule et unique page leur suffisait comme place de jeu. Comme si cet espace relativement réduit, à ne pas dépasser (par quelques imaginaires contraintes oulipiennes), justifiait et servait d’autant mieux leur profusion et leur éclatement.
A quel genre ce livre appartient-il ? Est-ce de la prose poétique ? De petits textes en prose ? Plus intrigant encore : où donc Jean-Louis Kuffer trouve-t-il ses sujets, ses motifs ? – car tous relèvent du jamais vu, le lecteur s’en avise très vite. Oui, où les trouve-t-il, cet écrivain-là ? Impossible à dire justement (sinon adieu la féerie vers laquelle pointe déjà le titre de l’ouvrage) tant la trame elle-même du recueil repose sur l’exigence d’une surprise, toute fraîche et toute neuve en ses mouvements, dans laquelle croquer – chaque fragment possédant sa saveur propre. « Maudite fantaisie ! », s’écrient d’ailleurs certains (dans le morceau intitulé Petit Nobel). La fantaisie ? « L’ennemi à abattre », poursuivent-ils. Tant pis pour ces mauvais esprits, bataille perdue : ce n’est certes pas dans La Fée Valse que pareil assassinat se laissera commettre. Ici la fantaisie n’est pas à renverser, elle est reine.
Bref, voilà un livre selon mon goût. Car aujourd’hui – et c’est l’un de mes désespoirs –, la situation de la littérature est telle que j’aime que l’on ne puisse rattacher une œuvre à aucun genre bien défini. Je suis contre les genres (même si je lis parfois des romans par un banal souci de distraction comme je regarderais une série télévisée, ce qui n’a rien à voir avec la littérature). S’écarter des genres établis, ne serait-ce pas encore la meilleure façon de ne pas reproduire les schèmes et formes convenues du passé, que perpétue le 90% des livres empilés sur les tables de libraires ? Mieux ! On fait d’une pierre deux coups : non seulement on s’écarte des chemins rebattus, mais le moyen est aussi idéal pour laisser libre cours à l’esprit d’invention. Voilà donc ce qu’on peut d’emblée poser à propos de La Fée valse : ce livre est de ceux qui appartiennent à une essence différente, comme disent les botanistes.
Kaléidoscope.jpg
« Qu’est-ce que c’est ? » Essayons tout de même d’aller un peu plus loin dans cette question. Jean-Louis Kuffer (ou son narrateur) nous en fait l’aveu page 90 : « Quand j’étais môme, je voyais le monde comme ça : j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j’te dis, et c’est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde. » Qu’importe évidemment si la péripétie est véridique ou non. Ce qu’il vaut en revanche de noter, c’est ceci : tout l’art de Kuffer, en tant qu’écrivain, relève exactement du même genre d’entreprise.
Ce vitrail cassé d’un coup de fronde et dont on recolle les morceaux, c’est exactement le même vitrail qu’ambitionne d’être La Fée Valse (en quoi le livre est bien à sa place dans la nouvelle et très belle collection « métaphores » créée aux éditions de L’Aire). Le livre de Kuffer est ainsi fait de morceaux, et l’on peut dire à son propos ce que dit l’un des textes à propos des tableaux de Munch : « Les couleurs ne sont jamais attendues et classables, chaque cri retentit avec la sienne …»
Soutine3.JPG
Voilà. La Fée Valse tient du vitrail brisé et recomposé. C’est un ensemble de morceaux. Et qui dit ensemble dit aussi exigence d’harmonie. Une exigence qui, notons-le au passage, nous vient du fond des âges et des traditions. Dans le judaisme par exemple, la kabbale n’a pas d’autre fonction : à dessein, Dieu a brisé sa création comme il l’aurait fait d’un vase, et c’est à l’homme de recoller les morceaux, de recréer le monde. C’est aussi le travail de l’artiste véritable. Ecrivain, sculpteur, compositeur, peintre… Rien d’un hasard si La Fée Valse fait parfois référence à quelques-uns des peintres préférés de l’auteur (Kuffer ne pratique-t-il pas l’art de l’aquarelle, du moins si j’ai bien compris ?). Surviennent donc ici et là les noms de Munch, Soutter, Valloton, Rouault, Van Gogh, Soutine…
Ce qui confirme notre sentiment : La Fée Valse est bien une histoire d’œil, un recueil composé de regards éclatés – mais pas seulement éclatés, répétons-le, puisque leur fonction est de recomposer le réel autrement, d’une façon d’autant plus lumineuse (la lumière du vitrail) qu’elle est poïétique.
Ascal5.jpg
On ne recompose pas non plus un vitrail sans que cela tienne de la quête. Et la quête, d’ordre fantasmagorique, est bien présente dans ce livre : ce peut être par exemple celle de la bague d’or de notre enfance, à propos de laquelle le narrateur (l’un des narrateurs car il faut y insister, La Fée Valse tient dans un bouquet de voix) déclare : « Je n’ai pas fini de lui courir après… », avec cette conséquence qui laisse toute sa place aux jeux de l’amour et du hasard : «… au jeu de la bague d’or, déjà, ce n’était jamais celle que je voulais à laquelle il fallait que je me prenne un baiser-vous-l’aurez. » Ce livre se donne comme une poursuite. Et une poursuite joueuse, le jeu avec la langue n’étant pas l’un des moindres plaisirs qui soit ici délivré au lecteur.
Panopticon77777.jpg
S’il fallait trouver un dénominateur commun à ces morceaux, on dira que le principal est précisément celui-ci : le jeu avec la langue, charnelle, vivante, orale, riche de tours et d’expressions, enracinée aussi dans son propre passé, langue française vieille d’un millénaire, et pourtant toujours à se chercher, à se réinventer au travers de quelque trouvaille (Kuffer est très à l’écoute de la langue qui se parle aujourd’hui). On peut gager que l’ouvrage se prête très bien à la lecture en public.
Car c’est un bouquet de voix, il faut y insister : La Fée Valse ne se contente pas de mettre en scène un seul narrateur. Non ! Multiples sont les voix qui se font ici entendre : les narrateurs sont plusieurs, tantôt masculins, tantôt féminins, tantôt singuliers, tantôt pluriels. Ce peut être « Je » mais ce peut aussi être « On », « Il », « Vous », « Nous » ou « Moi ». Qui parle ? (L’oralité tient une grande place dans ce livre). Eh bien, c’est la langue elle-même, dans sa diversité.
Arbor1.jpg
Une langue qui jamais ne se laisse prendre au piège d’une fermeture sur soi qui la figerait, mais qui se veut toujours en mouvement, autant qu’il est possible, à force d’explorations et d’inventivité. Ce qu’on sent là, c’est un goût de la faire fuser en expressions diverses, en tours de phrases surprenants… Reprenons la métaphore : c’est comme si l’écrivain s’amusait, page après page, à composer un bouquet à partir de fleurs choisies (les mots) dont tirer des assemblages neufs, originaux, frais, déconcertants.
On ne s’étonnera donc pas, comme il est normal devant un bouquet, que le plaisir soit non seulement verbal, musical, mais aussi visuel. Si bien que l’on va de page en page un peu comme on avancerait dans une riche galerie d’art, s’arrêtant et s’attardant devant chaque tableau pour le laisser infuser et pénétrer pleinement en soi. Que les amateurs de lectures rapides passent leur chemin !
Pour en revenir un instant à la question du genre : a-t-on jamais vu de la satire sociale dans la prose poétique (moi jamais, mais je ne sais pas tout) ? J’y vois une preuve de plus que La Fée Valse s’écarte de ce genre-là, car de la satire sociale, il y a en bien, ici ! Ainsi lorsque, en ironiques Majuscules, il est question d’un tout jeune nouveau comptable du Service Contentieux de l’Entreprise. Ou de la personne préposée aux Ressources Humaines (curieuse expression qu’on n’entendait jamais dans les années 60).
Le livre de Kuffer ne manque pas de moquer ainsi, par un effet de contraste, toute la distance qui sépare le monde de l’art de celui dont une certaine novlangue nous fait vainement miroiter les facettes, en dépit de son grand Vide. Passons.
Dardenne3.jpg
Il y a un dernier point : La Fée Valse se garde d’être explicite (où serait le mystère ? quel espace serait encore réservé à la fantaisie ?). Non, ces morceaux de féerie précisément ne visent pas à épuiser ce que la langue peut dire : en tout, le livre préserve la part de l’imaginaire, et finalement de l’incompréhensible. L’auteur sait très bien cela : pas plus que le fameux « Traité uniquement réservés aux fous » du Loup des steppes de Hermann Hesse ne s’adresse à tous (Hesse a soin de nous en prévenir), La Fée valse ne se laisse saisir par ce qu’il est convenu d’appeler le « lectorat », sorte d’entité vague composées d’amateurs de lectures faciles, digestibles à souhait, fourguées comme des plats prépréparés pour le plus grand nombre possible. Non, La Fée Valse, on l’aura compris, est à placer au rayon des livres rares.
J.-F.D.
 
Jean-Louis Kuffer, La Fée Valse, éd. de L’Aire. Troisième titre paru dans la nouvelle collection « Métaphores ». (Le livre y est un bel objet, idéal en soi, s’offrant comme un cadeau à faire aux autres ou à soi-même).

Passagère

$
0
0

Freud12.jpgElle porte son duffle-coat bleu ciel comme un nain jaune.

Lorsque je me pointe dans le compartiment d’à coté, elle se déplace et vient s’asseoir en face de moi. Je n’ai pas envie de faire attention à elle, mais elle m’y oblige : elle n’a personne ni nulle part où aller.

Elle est adorable sans être jolie ni belle. En principe, elle allait à Vienne dans l'Isère, mais à la gare où je descends elle descend aussi. Je remarque qu’elle n’a aucun bagage. Ensuite elle me suit partout, jusque chez moi où je lui dis que je n’ai qu’un lit, mais ça lui va.

Alors vient la partie intéressante de la joint venture onirique , découlant des occurrences précises de la métempsycose.

Ainsi, lorsqu’elle aborde la question de nos avatars connus, lui dis-je qu’avant d’avoir été plongeur nu à Delos je fus un dauphin remontant les rivières du Dauphiné.

Pour sa part, elle se rappelle avoir été luciole dans un champ nocturne de Toscane, du côté d’Asciano, après avoir été djinn dans l’Atlas, pour l’enchantement des uns et le tourment des autres – d’où sa gravité d’adolescente ostensiblement mature.

Nous dormons sans nous dévêtir, sans nous caresser, sans rêver peut-être mais dans les bras l’un de l’autre.

Le matin je lui dis que j’ai du boulot à mon atelier de doreur à la feuille.

Le soir, quand je reviens, l’oiseau s’est envolé.

Dessin : Lucian Freud.

Chambres d'écho

$
0
0

2bb9cb903adcb5cf93875174776e5e76-large.jpg

En mémoire de Constantin Cavafy.


Sous les arbres, déjà,


du quai de la nuit de mai,


les corps à l'odeur de poisson,


les mains cherchant les noms


des visages absents ;


les corps à l'abandon


déjà faisaient entendre


ces murmures dont les chambres


se souviennent longtemps après.

 

 

Le lift est une antiquité,


mais en bois précieux,


et ses poulies sont huilées


comme les corps très souples


des guerriers de l'amour.

 

 

Les chambres ont tout enregistré ;


la salle d'eau sur le palier


les accueillait dans sa buée,


toute bleue et ses tuyaux


crachaient une eau rouillée.

 

 

Mais ces corps de guerriers


ignoraient le remords :


le soleil de la chair


seul irradiait les chambres;


le soleil et la mort.


                         (Thessalonique, Hôtel Tourist, 1993)

 

 

Hors-la-loi

$
0
0
18527694_732121993634648_648048510169119262_n.jpg
 
… Il paraît aller de soi que nous avons affaire ici à la fameuse courbe à figure de cloche dont chacun sait que la fonction est une exponentielle en opposé de l’abscisse, et même au fond de la classe vous vous rappelez que ladite fonction minimise le principe d’incertitude de Fourier, comme on peut le prouver par la formule sommatoire de Poisson, or le problème qu’il nous reste à résoudre ne semble pas soluble par la seule loi en question, eu égard au Destin dont ont ne saurait se gausser au moment où le type qui monte risque d’émarger au principe de Peter - alors là on serait mal...

Grignan en toutes lettres

$
0
0
 15895557_10211721716985284_7943099059729822429_o.jpg
 
Chroniques de La Désirade (30)
 
À propos du Festival de la correspondance, de la tradition épistolaire et de sa vaporisation de courriels en tweets. De la découverte d’un jeune écrivain non formaté et de la lecture autoroutière de son premier livre.
 
Nous serons demain à Grignan, ou une amie et ses amis m'ont convié à parler de L'Enfant prodigueà l'occasion du Festival de la correspondance dont l'édition de cette année est consacrée aux Chères familles.
L'invitation m'est arrivée alors que je lisais les lettres de mon cher Tchekhov réunies dans la collection Bouquins, et peu après je commençai de classer les centaines de missives échangées avec divers écrivains, entre autres parents et amis, que j'ai accumulées depuis le début des années 70 et que j'ai déposées au début de 2017 aux Archives littéraires suisses, avec tous mes carnets plus ou moins enluminés d'aquarelles, mes manuscrits et tapuscrits, documents de toute sorte et autres commandements de payer où avis de saisie. La première en date de ma collection de lettres d’écrivains plus ou moins illustres était datée du 1er janvier 1970 et commençait par “Mon enfant”, signée Marcel Jouhandeau...
 
Je dois être, en Suisse romande, l'un des derniers Mohicans à avoir tenu une correspondance suivie jusqu'à la sécularisation du courriel et du texto, pour ne pas parler du tweet cher aux gens capable de tout dire en 144 caractères, style Décrets & Injures à la Donald Trump.
Or mes courriels restent souvent des lettres-fleuves, sans le charme évidemment de ma graphie aussi verte que souvent indéchiffrable - charme de la main-mystère - et l'un de mes tapuscrits toujours en quête d'éditeur rassemble quelque 300 lettres échangées "par dessus les murs" entre La Désirade et Ramallah avec mon ami Pascal Janovjak, initialement publiées sur mon blog.
1fef82a3e4406150eb49e5d37a1ba429.jpg
Imagine-ton Madame de Sevigné blogueuse ou fan de Facebook ? Pourquoi pas ? Et les chères familles communiquent-elles mieux que jadis et naguère à l'heure de Messenger et d'Instagram ? Cela se discute. Philippe Jaccottet sur Youtube ?
On imagine le buzz des followers !
Tout à l'heure, Lady L. me racontait le dernier roman d’Eugene Greene qu'elle a téléchargé sur Kindle via Amazon, intitulé Les voix de la nuit. Or le même Eugene Green se trouvera demain sur la cour des Adhemar, deux heures après moi-même en personne. Tels sont les progrès de l'internautique, et là, tout de suite, je lis le premier roman d'un jeune auteur lausannois à paraître en août au Cherche-Midi, intitulé Aux noces de nos petites vertus et révélant un nouvel auteur d'une étonnante originalité de perception et de style. Le nom de cet énergumène est Adrien Gygax, notez ça sur la pierre de votre briquet car il va flamber la mèche; et c'est par mon blog, yes sir, que cet Adrien-là a trouvé l'adresse de La Désirade où il m'a envoyé son opus que j'emporte à Grignan fissa.
 
Qu'est-ce qu'un écrivain ? Madame de Sevigné et Philippe Jaccottet sont des écrivains à ce qu'on dit et reconnaît, d'ailleurs La Pleiade le prouve . Mais hic et nunc ?
 
Qui parle de la Grèce, du soleil et des oliviers comme ca ?
Je cite Adrien Gygax, page 16: “La Grèce est un beau pays. Il me semblait que c’était là que le soleil savait briller le mieux. Ce n’est pas qu’il était très fort, non, plutôt qu’il était très présent, carrément obsédé. Il y a des endroits comme celui-là où on ne trouve que rayons blancs et ombres noires. Quand tout est polarisé à ce point, on finit par devoir aimer ou détester, il n’y a plus vraiment de demi-mesure. Moi, j’aimais, complètement. Je comprenais que les premiers génies soient nés ici, entre l’ombre des cavernes et l’éblouissement d’un ciel toujours bleu. C’est vrai que, à choisir, pour dire le monde, je préférerais l’ombre d’un olivier à celle d’un sapin. Rien qu’à son tronc, on comprend qu’il est le roi des arbres tellement il est torturé, emmêlé, questionné. Il n’y a pas qu’une seule envie d’arbre dans olivier, il y en a des milliers qui se grimpent dessus, se coupent la route, s’empilent et se contredisent”, etc.
Et je pourrais vendre plus de mèche : sur un premier souper de cochons mâles en Macédoine, suivi d’un début de mariage en fanfare; sur l'apparition d'une jeune Gaïa qui coupe la chique du narrateur, et ensuite en flash-back sur la première galère d'amour de celui-ci - mais là je n'en suis qu'à la page 40 et déjà j'ai balancé un courriel au lascar pour le mettre en garde: gare à vous si vous me décevez ! Tout le temps qu'on descendra l'autoroute du soleil je lirai votre livre à Lady L. et gaffez le tribunal ! Mais je sens déjà (l’instinct et le nez du vieux Mohican !) que de Grignan je vais fait une lettre à l'encre verte à cet Adrien dont l'envoi me vient de Crissier ou créchait notre arrière- grand-mère aussi vieille que Jaccottet ce matin et dite, précisément, la mémé-de-Crissier.
 
Pour ne pas quitter nos chères famille , je cite encore notre amateur de petites vertus et j'attaque ensuite le plan valises; et ce soir, à l’étape de Valence, faudra que je jette un oeil dans L’Enfant prodigue, vu que j’ai presque tout oublié de ce qu’il contient:
“Je n’avais pas manqué d’amour, enfant, ma place à l’église avait toujours été réservée, à coté de l’orgue, aux pieds de ma grand-mère. J’avais même eu le droit de tourner les pages de la partition quelques fois. Coup de chance, j’avais eu de ces parents qu’oncroit aimer mais dont on ne tombe réellement amoureux qu’une fois adulte. De belles personnes ! Il y en avait tout autour de moi, il y en a toujours eu. Ce n’était ni la chance ni l’entourage qui me manquaient, c’était autre chose”...
 
Adrien Gygax. Aux noces de nos petites vertus. Editions Cherche-Midi,147p. En librairie en août 2017.
Aquarelle du bandeau: JLK, La Lettre, d’après Czapski.
 

Jet lag

$
0
0
18527895_10213072592916338_3291893855526804041_n.jpg
Chemin faisant (162)
 
Trou noir. - S'il n'était que physique, l'épiphénomène lié aux vols excessivement longs en temps excessivement court ne serait qu'un mal de cheveux alors qu'il est, aux âmes sensibles (nous en sommes, ainsi que le précise notre passeport virtuel de citoyens du monde), comparable à la chute dans un trou noir qui relève, comme l'extase sensuelle ou mystique, de la petite mort.
Je n'exagère pas: je décris ce que j'aurai vécu à mon septième (chiffre symbolique) retour d'Amérique, 30 jours avant le passage du cap de bonne espérance de mes 70 ans, grinçant de toutes mes entournures mortelles mais l'esprit aussi vif qu'à vif quoique perdu, lostau propre et au figuré...
 
 
18402990_10212984588356279_4844180589336064861_n.jpgDislocation. - En préface à un recueil d'une trentaine de témoignages de très jeunes gens immigrés aux States pour des raisons le plus souvent économiques, l'écrivain libano- américain Rabih Alameddine, qui l'a vécu lui-même et en a fait le thème de ses propres ouvrages (dont Les vies de papier, prix Femina 2016) parle de dislocation , ce qui se traduirait plutôt par délocalisation en notre langue, ou mieux encore par déplacement s'agissant aussi bien de personnes déplacées de gré ou par force.
Or jamais je n'aurai ressenti, pour ma part, en dépit de notre condition de nantis occidentaux peu exposés aux tribulations, un tel sentiment-sensation de dislocation à la fois extime et intime qu’au retour de ce périple américain vécu et partagé, au demeurant, avec un bonheur personnel sans mélange.
c1-faebweaar5gk.jpg
 
Et pourquoi cela ? Peut-être du fait de l'exacerbation de ma conscience restée très jeune, donc très poreuse et sensible, dans une carcasse cabossée et affaiblie par l'âge, pestant de ne plus pouvoir surfer avec les surfeurs ? De surcroît, confronté à la monstruosité récurrente de l'imbécilité humaine, incarnée ces jours par le plus emblématique crétin en son salon ovale, l'on aimerait être un rebelle de vingt ans avec la jeunesse du monde alors que celle-ci se fout bien de votre état d'âme, vivant sa propre dislocation...
18485532_10213072592036316_7473728570124918349_n.jpg
 
Refondation. - Un voyage ne serait rien, à mes yeux en tout cas, sans valeur ajoutée pendant et surtout après , non tant pour prolonger le plaisir que pour en filtrer et en distiller l'expérience.
Nous nous trouvions ainsi, l'autre jour, dans l'accueillante et claire maison de nos jeunes gens, dans le quartier bien nommé de Tierrasanta, sur les hauts de San Diego, à parler avec un jeune vététiste vaudois de passage qui, le lendemain, se lancerait dans la remontée en traverse de l'immense pays, de Californie au Canada, seul sur son cycle réalisant la fine pointe de la technologie roulante.
18485475_10213072592756334_7913946423026199881_n.jpg
 
Or ce Florian de saine intelligence , qui avait vu de près les effets de la mondialisation durant sa traversée en cargo et m'avait dit la veille au soir son adhésion à la mouvance altermondialiste (nous nous étions illico entendus sur le seul nom de mon ami Jean le fou, notre cher Jean Ziegler dont il partageait l'admiration reconnaissante), repartirait à l'aventure avec quelques livres pour compagnons, dont le commentaire du sage chinois d'entre les sages, le lumineux Tchouang-tseu, par le bien éclairant Jean-François Billeter !
Et vous dites que tout est foutu ? Moi pas ! Et je dis merci Florian et bon vent, merci Florent et Sophie, merci Julie et Gary, merci les amis de Californie, merci à ma bonne amie et merci la vie !
beware of dog sm.jpg

Ceux qui se retrouvent à Thélème

$
0
0

 

 

Celui qui noue sa lavallière tandis que le bâtiment se lézarde / Celle qui prie le poète d’avertir le Grand Echevin de l’effondrement prochain de la tour-labyrinthe / Ceux qui ne voient rien même en rêve / Celui qui a toujours fui les palaces / Celle qui photographie les fenêtres de partout / Ceux qui éteignent la lumière de la Room 4701 pour mater les parois de verre de l’autre face du Sheraton / Celui qui se rappelle la première nuit de son premier reportage à Kairouan à l’hôtel des Aghlabides qu’on disait le Hilton du bled / Celle qui se cherche du Chanel 5 à la boutique du Hilton de Montréal et forcément le trouve et l’offre à son amie Monique Proulx dont elle vient de lire Homme invisible à la fenêtre / Ceux qui classent leurs souvenirs d’incendie par degré d’intensité émotionnelle / Celui qui a pleuré toute la nuit lorsque son cheval Pompon est resté coincé dans le paddock en feu / Celle qui a eu sa première intuition de la ville-monde en regardant Brazil puis en lisant La ville concentrationnaire de J.G. Ballard / Ceux qui savent exactement dans quelle boutique du Mont-Royal on peut encore trouver des plumes Shaeffer à large bec et de l’encre verte / Celui qui a rencontré le linguiste Eugène Nicole en 1981 au 75e étage du Hyatt’s de Houston où ils ont abordé l’œuvre délicate de Charles-Albert Cingria sous des angles diamétralement opposés avant de fraterniser au niveau du vécu / Celle qui se demande si le nom de Malcolm de Chazal dit quelque chose au concierge malgache et découvre en lui un fin connaisseur de l’œuvre de J.M.G Le Clézio / Ceux qui reconnaissent le Goncourt afghan au Salon du livre du centre des congrès Bonaventure où les rencontres de foot amènent plus de monde à l’ordinaire que les plumitifs même un peu connus  / Celui qui cherche « tout un livre dans un seul hôtel» dont les coursives évoqueraient un paquebot à quai le long de la rue Sainte-Catherine / Celui qui a la sensation qu’une seule moquette court de son loft du Ve aux couloirs de Roissy et de là au lobby du Sheraton de Toronto où il est appelé à participer à un round up informel sur les produits structurés pris en charge par la filiale canadienne de sa boîte qui lui demandera des comptes sur un tout autre sujet Top Secret / Celle qui bossait son violoncelle dans sa chambre toute blanche du Takanawa Prince Hotel de Tôkyo lorsque l’inquiéta le premier signe de la Crise qui la foudroya au concert de Sapporo /  Ceux qui dans une grande ville genre New York cherchent toujours le village et dans le village la bouquinerie où trouver du Carver ou du Flannery en V.O. / Celui qui a retrouvé l’ambiance de l’enfer de Dante dans les couloirs de la gare routière de Times Square dont les ombres se font chasser toute la nuit d’un étage souterrain à l’autre / Celle qui regrette de ne pouvoir offrir un vrai cappucino à l’écrivain français malgré son efficience reconnue de relationniste du groupe / Ceux qui se sont rencontrés au Salon du Premier roman et se sont perdus de vue après leur querelle violente au Salon de Toulouse / Celui qui ne sait plus très bien si Réjean Ducharme est toujours vivant ou toujours caché / Celle qui se fait courtiser par un attaché de presse censé s’occuper plutôt du dernier Interallié dont elle sait qu’il ne peut le kiffer / Celui qui imagine qu’il y a autant d’étages sous terre que dans le ciel et que c’est là-dessous que s’écrit la vraie littérature et que se terrent les vrais lecteurs dans une sorte d’Abbaye de Thélème fréquentée par des gens normaux / Celle qui arrive enfin à serrer Philippe Djian à la cafète où malgré le tintamarre ambiant elle lui fait dire des choses limites (pour sa revue féministe) sur la demande sexuelle effective de ses lectrices / Ceux qui parlent des non-dit de Paul Celan en surveillant les allées et venues de l’envoyé du Monde / Celui qui s’est réjoui à la première alerte en se disant « enfin » sans savoir pourquoi mais avec la sourde conviction qu’un ancien Prix Médicis ne pouvait cramer dans un incendie même pas criminel / Celle qui te regardait lire des mangas sadiques dans le métro de Tokyo avec l’air de se demander si tu étais un acheteur possible de la nouvelle Encyclopédie du bricolage qu’elle représentait pour un salaire de nettoyeuse coréenne / Ceux qui prétendent que la Ville cesse en ses zones défoncées genre Bronx alors que le roman ou le cinéma y survivent prétendent les mêmes / Celui qui rêve d’un livre sur RIEN où TOUT y serait / Celle qui ose dire tout haut que l’album de photos de ses dernières vacances avec Renaud aux Maldives vaut largement le dernier Marc Levy qu’elle a lu làbas et dont elle ne se rappelle rien / Ceux qui communiquent via leurs blogs et ne savent plus trop quoi se dire quand ils se retrouvent au Congrès des blogueurs de Palaiseau / Celui qui a pressenti l’extension de la ville-monde en se perdant dans les rues-librairies de Tôkyo / Celle qui met en garde celui qui réduit son projet de roman à l’énonciation de la ville en invoquant son seul désir de lectrice de ne pas se faire chier en lisant un non-roman sur une non-ville / Ceux qui ne s’intéressent plus qu’aux romans dont ils se souviennent du nom des personnages genre Charlus au Sheraton de San Francisco draguant les petites putes du quartier glauque d’à côté, Elizabeth Costello sous la pluie de Melbourne où elle retrouva sa sœur Blanche dans l’hôtel qu’on leur avait réservé, ou Moravagine à l’Hôtel Helvetia de Salonique où je retrouvai sa chambre puant le fauve à près d’un siècle de distance / Celui qui n’aurait pas vraiment compris la démarche de François Bon, dans L’incendie du Hilton, s’il n’avait pas croisé la même année le fantôme de Walter Benjamin, avec son compère Philip Seelen, du côté de Collioure où ils lancèrent leur projet de Panopticon dont la première étape serait Sao Paulo en 2010, Ceux qui vivent dans les hôtels et meurent seuls, etc.

 

/

On the Route again

$
0
0
19756855_10213641280413170_7281320217978494333_n.jpg
Chemin faisant (164)
 
Libres propos d'un agoraphobe empêché de fuir et content de l'être. Lectures autoroutières, avec Nicolas Cage, le rêveur Duval et Adrien Gygax, avant une révérence aux canards de Valence et une pique aux pastiches hôteliers de Mark Rothko...
 
Départ à reculons. - C'était donc reparti pour un tour de manège et pas moyen d'y échapper: il fallait y aller, l'invitation avait été acceptée et c'eut été malpoli et inamical de se défiler, une amie perdue de vue depuis des siècles et retrouvée m'avait proposé de participer à ce Festival de littérature alors que je m'étais promis de fuir désormais les salons et signatures et lectures et débats à tourner en rond - bravo mais sans moi, toute forme d'attroupement me terrifie et m'assomme, vive l'agora mais pas à plus de trois ou de sept ou de douze a la rigueur extrême, et la probabilité de cuire dans ce four achevait de m'accabler, mais je souriais en même temps, ma bonne nature me rappelait tant de belles surprises en pochettes, et Lady L. s'encourageait elle aussi malgré son peu de goût partagé pour les conglomérations culturelles en touffeur caniculaire, donc c'était parti mais pian piano, tout en détours et dérogations, par l'ubac du lac, escale café glacé à Thonon-les-Bains, routes secondaires à n'en plus finir avant de rallier l'autopiste a poids lourds intempestifs où la lecture pallierait l'insupportable...
 
Lectures autoroutières. - De Rotterdam à Carvoeiro, ou de Vienne à Séville en passant par Sienne, nos déambulations routières et autoroutières, avec Lady L. au volant de la Japonaise Honda Jazz blanche à profil de souris d'ordinateur, et moi au lutrin de lecture, ne cessent d'être enluminées de mots et d'histoires, ou d'idées et d'images, qui forment comme un voyage dans le voyage en compagnie de moult passagers, et cette fois nous aurons d'abord passé en revue les tribulations du monde comme il va et ne va pas: une injonction humanitaire collective au nouveau président français afin qu'il corrige la scandaleuse incurie des gouvernements successifs en matière de migrations et d’intégration, une traversée des délires babyloniens de l'acteur Nicolas Cage gaspillant des millions de dollars avant de se retrouver presque à la rue, ou les derniers coins-coins d'un canard peu déchaîné en début de Macronie - cela par manière de mise en bouche.
 
 
Car le meilleur aura été, du vallon de Villard à Valence, la lecture de l'épatante évocation de la rencontre de la Marylou de Kerouac, par Jean-Francois Duval, dans la dernière longue et belle chronique de son recueil intitulé Et vous, faites-vous semblant d’exister ?, où il retrouve in vivo la blonde protagoniste du roman-culte Sur la route, et, en alternance, la suite du premier roman du jeune Romand Adrien Gygax, Aux noces de nos petites vertus,très étonnant et détonant récit des frasques festives d'une poignée d'adorables personnages se démantibulant à cœurs et corps déliés entre un trou de Macédoine et la sublime porte d'Istanbul...
 
Vrais canards et faux Rothko. - Le rêveur Duval distingue excellemment la double nature du pigeon, selon qu'il conchie votre balcon ou qu'il illustre l'indépendance libertaire d'un être picorant et indifférent aux fluctuations du cours du baril, stoïque comme Sénèque et n'en faisant qu'à son caprice sauvage. L'observation des canards incline aux mêmes conclusions philosophiques en plus fluidement gracieux, vu que le canard flotte.
19961518_10213649029926903_1926523658508796772_n.jpg
 
Or cette grâce aura agrémenté notre fin de soirée à l'étape de Valence, au fin bord de la terrasse suspendue du Novotel où nous savourions nos salades estivales à l'aplomb d'un ravissant ruisseau à cascades et plans d'eau claire où tourniquaient ces divins canards aux plumes imitant l'email brun rouille, avec quelques touches de blanc ou de rouge pour achever la perfection picturale du tableau.
Contraste réjouissant de la vie incessamment inventive, à l'état naturel, et du manque total d'imagination et de style manifesté par les décorateurs de certaines chaînes d'hôtels à l’américaine multipliant à l'exponentiel les plus plates imitations des épures colorées de Rothko, imprimées en quantités industrielles pour faire abstraction chic dans les chambres sans le moindre choc.
Mark Rothko s'est tué dans l'effort d'atteindre la Beauté pure, comme il en advint de la fin tragique de Nicolas de Staël , et nous en sommes, mortels, à supporter la vile parodie de ces quêteurs d'absolu ! Vergogne à celles et ceux qui mastiquent sans se cacher le magret de canard et se croient supérieurs au motif qu'ils peuvent se payer une carrée trois étoiles ornées du rectangle noir d'un écran plasma et du carré rose d'un faux Rothko...
 

Aux bonheurs de Thélème

$
0
0
 19756855_10213641280413170_7281320217978494333_n.jpg
 
Chemin faisant (165)
 
Têtes blanches et cœurs verts. - De ricanants raseurs n'en finissent pas de conclure à la fin de tout: que ces festivals estivaux ne sont que de l'écume touristique pour babas & bobos, que la littérature et les arts ne sont plus ce qu'ils étaient, que l'hyperfestif à tout nivelé et qu'il n'y a plus qu'à tirer l'échelle.
 
Or dès notre arrivée dans la grande arche aux murs safran couverts de lierre des Deux-Terres, dès la première vision des chats somnolents et de la chambre d'écriture dans la lumière ocellée du sous-bois, dès l'accueil ensuite tout cordial et débonnaire de l'hôte André et de tout un joyeux essaim d'amies; dès notre montée ensuite par les escaliers et les ruelles aux éventaires couverts de livres, jusqu'à la petite esplanade couverte de toiles blanches sous lesquelles j'étais censé participer au café littéraire de midi, toute ma prévention s'est dissipée et la suite n'a été que de bons échanges jusqu'à la lecture et au souper du soir à la longue table amicale.
 
 
Il est vrai que les moins de 33 ans se comptaient sur les doigts d'une main, voire moins, dans le parterre de têtes blanches venues écouter l'Helvète de passage, mais la jeune animatrice, Catherine Pont-Humbert ne m'a pas moins gratifié d'un accueil chaleureux et compétent, fondé sur une lecture attentive de mon Enfant prodigue et me laissant improviser très librement sur ses thèmes proposés. Et ensuite, que d'aimables demandes de dédicaces flattant ma vanité naturelle et ma joie surnaturelle !
Bouquins à l'emporter - "J'écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire: me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie". Signé Henri Michaux dans Passages, dont l'édition m'attendait à l'étal du libraire Perdriel, lequel s’était fait remplacer momentanément par une Dame Simone, sans doute pour motif d’excès de chaleur. D'ailleurs la première Idée de traverse du livre de Michaux annonce le thème:"À l'Équateur, je ne me suis jamais senti moi-même. Une ivresse endormie me tenait, pas toujours causée par la chaleur que l'altitude ou les vents rendaient parfois médiocre". Et j'emportai aussi, dans ma sabretache, La mère du sage hindou Aurobindo, peut-être utile à mon élévation spirituelle de fils prodigue, la monographie consacrée à Proust par Georges Cattaui, et la Grille de Parole de Paul Celan avec sa couverture de Kandinsky et ses poèmes en version bilingue aux abrupts marqué s par autant de clous de douleur.
 
Conviviales agapes.- J'avais encore une heure de lecture à assurer en compagnie restreinte, le soir aux Deux Terres, ou nous nous sommes retrouvés entourés d'amis et autres invités de nos hôtes de l'association Et si on s'écrivait ?, avant le dîner sur une longue table ou têtes romandes connues (notamment tel illustre fantaisiste de radio et tel vaillant randonneur de télé à fameuses jumelles ) voisinaient avec tel Corse Suisse de cœur aussi féru de musique que notre hôte, ou telles sémillantes jeunes filles en fleurs, la cinquantaine bien passée pour la plupart mais d'esprit vif et riant comme il faut aux pointes d’humour de ma lecture, ah, ah.
 
C'était une joyeuse tablée de babas et de bobos et je me demandais qui en serait encore dans sept ou dix-sept ans, nous étions bel et bien des vieux de la vieille et pourtant, gracias a la vida , que de belles et bonnes gens nous étions ce soir de pleine lune au pied de la colline rassemblant les épistoles de la marquise et les murmures du poète, juste ce soir-la, ne fut-ce qu'en passant.
En attendant, dites donc, cher Annemarie Amu, Odette, Yves, et André, on se rappelle ?

Coboye

$
0
0

Soutine15.jpg

De nouveau c’est d’une coulée que cela me revient : cela sent bon les couleurs à l’huile et la térébenthine, les quatre coins du quartier et parfois un croquis dans le vieux bois ou le grès ocre-gris farineux du Vieux Quartier ou dans les roseaux lacustres, cela chante et cela bande.
Cette idée que cela doit chanter et bander m’était venue vers treize ans de Coboye, le vieil original du quartier des Oiseaux que le père Maillefer décriait et qui se foutait orbitalement du qu’en dira-t-on, plantant son chevalet où ça lui chantait et chantonnant en effet à journée faite, trônant sur son pliant et lavant ses aquarelles à grandes lampées de couleurs, m’adressant un clin d’œil lorsque je stationnais à distance prudente puis, ayant achevé sa peinturlure, selon son expression, dépliait sa haute carcasse de vieil échassier à longs tifs blancs et me proposait un bock, selon son expression, dans son atelier où il m’apprenait de nouvelles règles et d’ultimes règlements.
Si tu vois, compagnon, le ciel vert, tu le peins vert, c’est la première règle et le premier règlement. Si ce vert ne te crève pas les yeux tu les fermes et tu le humes pour mieux l’exhumer. Si les yeux fermés tu ne vois toujours pas ce vert tu les gardes fermés et tu palpes le ciel et si le vert du ciel ne se laisse pas capter au doigt plus qu’à l’œil, tu ouvres grandes tes écoutilles et si le vert n’y est toujours pas c’est que le vert de ce ciel est plutôt un or bleuté comme le bon Corot désespérait de le couler sur sa toile, et alors là tu rouvres les yeux et, pensant dur comme fer à Corot, tu peins sans penser et laisses alors le pinceau pincer le ciel comme il est, de ce vert Corot qui fleure la pervenche et l’absinthe.
Le tribunal des voisins se méfiait de Coboye, certaines méchantes langues insinuaient même de drôles de choses à son propos, mais ce n’étaient là, je le sentais alors et le sais mieux encore aujourd’hui, de source sûre, que jalousie de philistins et que mesquinerie de pharmaciens alors qu’une heure avec l’ancien instituteur décavé m’était l’académie la plus précieuse en dépit des sautes d’humeur de mon mentor et de son tenace fumet de vieux salvagnin.
Ce fut lui qui m’apprit aussi, à la volée, à mieux voir les choses, les choses et les gens, à mieux les voir et les dessiner à mon tour. Quoique se rabaissant lui-même en qualifiant sa peinture de vidure de l’évier céleste aux jours de crachin, j’étais sensible à son irradiant amour des chemins et des lisières aux doux ombrages, des lointains poudreux, des arbres solitaires à grandes mains noueuses de chanoines prieurs ou des visages dévisagés en vérité, autant que je prisais les vieux murs lépreux d’Utrillo qu’il m’avait révélés et les enfants de chœur ou les filles de joie de Soutine.

(Extrait de L'Enfant prodigue, paru en 2010 aux éditions d'autre part)

Image: Chaïm Soutine

En cette ville la nuit

$
0
0
night-bridges-san-francisco-city-lights-long-exposure-reflections-wallpaper-1-1.jpg
 
"Pourquoi nos désirs ? Pourquoi nos pensées dans la nuit ?
Pourquoi la présence de certains hommes, de certaines femmes à mes côtés
fait-elle se dilater le soleil dans mon sang ?"
 
(Walt Whitman)
 
 
Depuis la nuit du sang
le remords de n'être pas dieu
me retient en ville ou je tue
le temps.
 
Aussi je me fais une fête
d'ancien cueilleur d'amulettes
de conspuer avec l'enfant
tatoué de sangs mélangés
la fierté des battants
qu'enivre l'élan de l'épieu.
 
Votre ville est si fière
de son utilité
pure de toute futilité
qu'elle en devient plus dure
en nos cœurs assiégés
que l'obsidienne des couteaux.
 
Vous êtes les tenants
de l'activité verticale;
aux axes effilés
vous cumulez l'effet
et les reflets des angles
exsangues et calculés
dans les bureaux glacés;
vous êtes les adroits,
et ni le choix des armes
ni les états d'âme
n'échappent à vos menées
et autres visions programmées.
 
Votre empire est sans pitié
et la misère empile à vos pieds
les hardes de la horde exclue,
mais les affaires sont les affaires.
 
La ville-monde au demeurant
nous exalte et nous épate,
oxymore de splendeur;
Caïn le rebelle au grand air s'éclate,
et le tendre Abel en sa lenteur
mène sa peur où ça lui chante.
 
(San Francisco, ce 23 avril 2017)
Viewing all 6558 articles
Browse latest View live