

…J’aurais aimé peindre ce soir le retour de la pluie tandis que j’ouvrais toutes grandes les fenêtres de La Désirade en sorte de la humer à pleins naseaux et de la laisser me laver la peau de l’âme.
Ce fut d’abord une espèce de haut décor immobile au camaïeu gris bleuté, style opéra des spectres sous la cendre, que surmontaient de gros rouleaux de velours noir accrochés aux cintres des montagnes de Savoie. Toute vide et désolée, la scène avait une majesté funèbre de sanctuaire à l’abandon. Cependant, imperceptiblement, le décor se modifiait à vue d’un moment à l’autre, les masses suspendues semblant tout à l’heure des frontons devenaient des toiles déchiquetées pendues en plans superposés et délimitant de nouveaux lointains, entre lesquels filtraient ça et là d’obliques rayons comme liquéfiés dans le vent tiède.
Quelques instants plus tard, tout n’était plus que lambeaux de grisaille tombant en colonnes verticales sur les pentes boisées paraissant exhaler maintenant des bouffées de brume, et voici que la pluie se voyait là-bas le long des pentes et bien avant de nous tremper le front de ses premières grosses gouttes huileuses, puis il n’y eut plus du lac au ciel qu’un pan de pur chiffon sur lequel d’invisibles mains jouaient avec l’eau et l’encre, c’était à la fois sinistre et splendide, et tout se refermait enfin dans la pluie, il pleuvait partout, tout n’était plus que ciel en pluie mais cela ne saurait se dépeindre: il n’y a pas d’instruments pour cela ni d’art assez direct, c’est une trop ancienne sensation, il n’y aurait que la danse, mais la danse immobile, la danse de l’angoisse enfin levée, la pure danse jamais apprise du premier homme assoiffé, les mains ouvertes à la céleste onction…
Vladimir Dimitrijevic, surnommé Dimitri, s'est tué le 28 juin 2011 sur une route de France. Le fondateur de L'Age d'Homme fut un éditeur de classe européenne. Il publia plus de 4000 livres à Lausanne. En août 1983 parut, à Lausanne, un extraordinaire roman de l'écrivain russe Vassili Grossman, intitulé Vie et destin. Entre autres fleurons des éditions L'Age d'Homme, fondées en nos murs en 1966, ce livre bouleversant confrontait le lecteur à la double horreur totalitaire, au XXe siècle, du nazisme et du stalinisme. Dimitri l'appelait "le livre de nos mères". Or la vie de Vladimir Dimitrijevic, né en 1934 à Skopje, évoque elle aussi un roman scellé par le destin. Fils d’un artisan horloger-bijoutier jeté en prison en 1945, comme nombre de commerçants, le jeune Vladimir, fou de littérature et de football, s'enfuit de son pays à vingt ans sous le faux nom d’un personnage de Simenon. Dans son "autobiographie d'un barbare" parue sous le titre de Personne déplacée, Dimitri a raconté ses années d'enfance et de jeunesse marquées par les crimes des nazis et des oustachis croates, mais aussi par les visites à son père emprisonné. Arrivé en Suisse le 4 mars 1954 avec 12 dollars en poche, le jeune déserteur de l’armée du peuple devint libraire à Neuchâtel puis, à Lausanne, chez Payot, où son passage a laissé un souvenir indélébile. Or, impatient de combler les « vides » d’un catalogue selon son cœur, le passeur de vocation, soutenu par quelques amis et son épouse Geneviève, fonda L’Age d’Homme en 1966. Dans la foulée, il ne tarda pas à tisser des liens avec Paris, où il se rendait régulièrement à bord d' « Algernon », son fourgon d’éternel errant dans lequel il serrait son sac de couchage par mesure d’économie. Les rapports compliqués de Dimitri avec l’argent marquaient d’ailleurs une partie de sa légende. Lui qui était capable de lésiner sur des droits d'auteurs légitimes, alla ainsi jusqu’à hypothéquer sa maison de hauts de Lausanne afin de publier les pavés d’Alexandre Zinoviev, des Hauteurs béantes au mémorable Avenir radieux. Ses positions idéologiques rebutaient également d'aucuns. Orthodoxe croyant et conservateur, il passa d’un anticommunisme résolu à un nationalisme serbe qui le rapprocha, dès la fin des années 1980, de ceux-là même qui avaient persécuté son père. Lorsqu'on lui reprochait d'être "pro-serbe", celui qui eût mérité la citoyenneté d'honneur de notre pays répondait sobrement: "pas pro-Serbe, juste Serbe"... Mondialement connu pour son catalogue slave, L’Age d’Homme redimensionna également l’édition romande. À côté de l’intégrale mythique du Journal intime d’Amiel et des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, de nombreux écrivains romands contemporains y ont publié leurs ouvrages. Au nombre des auteurs «phares» défendus par Dimitri figuraient le titan américain Thomas Wolfe, idole de sa jeunesse, autant que Chesterton ou Dürrenmatt, Georges Haldas au premier rang des écrivains romands, ou les Français Vladimir Volkoff et Pierre Gripari, entre tant d'autres francophones de Belgique et du Québec. Dans les grandes largeurs, Dimitri était un homme inspiré, proprement génial par moments, qui pouvait se montrer d’une extrême délicatesse de sentiments. Ses intuitions de lecteur étaient incomparables et ses curiosités inépuisables. Mais c’était aussi un «barbare», selon sa propre expression, qui ne savait pas «faire le beau». Malgré les services exceptionnels qu’il rendit à notre littérature et à notre vie culturelle, aucune reconnaissance publique ne lui a été manifestée - honte à nos autorités -, mais il ne s’en plaignait pas, n’ayant rien fait pour flatter. En son antre du Métropole, à Lausanne, nous l’avons connu irradiant et fraternel, puis il s’est assombri. Les lendemains de la guerre en ex-Yougoslavie, la difficulté de survivre dans cet «empire du simulacre» qu’il fut des premiers à stigmatiser, la perte de Geneviève qui l'avait secondé avec une incomparable abnégation, le poids du monde enfin ont accentué la part d’ombre de cette personnalité à la Dostoïevski, complexe et parfois insaisissable, croyant jusqu’au fanatisme, tantôt avenant et tantôt impossible, terroriste ou bouleversant de douceur retrouvée. Enfin, par delà les eaux sombres de sa mort tragique, «ses» milliers de livres évoquent la présence tutélaire de ce grand passeur.
Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée. Entretiens avec Jean-Louis Kuffer. L’Age d’Homme. Poche suisse No, réédité en 2010.
En mémoire de Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, mort le 28 juin 2011.
Celui qui pense au gisant seul et nu / Celle qui a de la peine / Ceux que la nouvelle a terrassés / Celui qui pense aux enfants du défunt / Celle qui voit dans cette mort un Signe du destin / Ceux qui se rappellent tant d’heures passées en sa compagnie hors du temps / Celui qui se rappelle les rhumatismes articulaires du quadra vaticinant comme si de rien n’était mais assez chiant à d’autres moments où tout allait bien / Celle qui se rappelle sa belle jeunesse de Vitellone à Belgrade vers 1952 / Ceux qui jouissent de rappeler ses défauts / Celui qui se rappelle les derniers mots de Migrations de Milos Tsernianski : « Les migrations existent. La mort n’existe pas ». / Celle qui lui a été fidèle jusqu’au bout / Ceux qui voient en lui l’éternel jeune homme / Celui qui lui commandera une noisette tout à l’heure au Café de la Mairie de la place Saint-Sulpice / Celle qui a gardé ses cartes postales d’un peu partout / Ceux qui savent qu’il se jugeait lui-même très durement et se taisent par conséquent / Celui qui se sent envahi par la présence de cette absence / Celle qui rapporte tout aux instants qu’on pourrait dire les minutes heureuses de cette vie / Ceux qui se disent indifférents à ce décès parmi d’autres /Celui qui se rappelle la traversée de la Côte d’or à bord d’Algernon au printemps 1974 quand la nature exultait / Celle qui a toujours cancané à son propos / Ceux qu’il a blessés / Celui qui l’observait de loin dans cette rue de Lausanne où il se tenait penché sur un étal de bouquiniste et qui donnait un surcroît d’existence au dit étal / Celle qui se flatte de lui avoir posé des questions dérangeantes à la radio suisse / Ceux qui en savent plus sur l’homme après la rencontre de celui-là / Celui qui aimait le contredire / Celle qui en avait marre de le voir mimer les films japonais ou suédois / Ceux qui le trouvaient juste odieux et lui en veulent toujours de ne pas leur avoir versé leur dû / Celui qui sait ce que signifient les longs silences enregistrés sur la bande magnétique où il raconte sa découverte à six ans des cadavres couverts de fleurs dans les rues de Belgrade / Celle qui allait avec lui à la porte de la prison où croupissait son père aux côté de Milovan Djilas / Ceux qui se retrouvaient à la Taverne des entrepôts dans la lumière des samedis matins / Celui qui se rappelle Pierre Jean Jouve tiré à quatre épingles et ses pantalons à lui flageolants sur ses savates / Celle qui le voit encore le jour de la mort de Staline à Kalemegdan / Ceux qui étaient avec lui sur le quai de la gare de Lausanne lorsque les Zinoviev ont débarqué / Celui qui l’a vu houspiller Jean Ziegler sur un stand du Salon du Livre / Celle qui n’aimait pas le braillard de fin de soirée / Ceux qui lui ont tout pardonné sans raison précise / Celui qui l’entendait maugréer « intense activité littéraire, intense activité littéraire, intense activité littéraire» en arpentant le dédale de son antre / Ceux qui l’ont mis en demeure de dégager les lieux en sorte de les gérer à meilleur compte / Celui qui affirme que son père est à présent « dans la paix » / Celle qui pleure son papa / Ceux qu’il continuera longtemps de vivifier par la pensée / Celui qui se rappelle la soirée passée à lire le tapuscrit de La bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic et l'extrême émotion partagée de la dernière page / Celle qui le houspillait comme un sale fils de cinquante-trois ans / Ceux qui le redoutaient / Celui qui se rappelle leur première visite à Pierre Gripari dans son hôtel pisseux du XIIIe / Celle qui lui tenait tête en public et même en privé / Ceux qui l'ont fui pour rester libre / Celui qui a fait son procès public pour se faire bien voir de son amie croate / Celle qui ne lui a pas pardonné d'avoir défilé avec l'étoile jaune en assimilant la cause serbe au martyre du peuple juif / Ceux qui invoquent l'épaisseur de l'Histoire / Celui qui s'est violemment fâché contre lui quand il a pris la défense de Martin Heidegger au prétexte qu'un philosophe ne peut se juger à ses opinions / Celle qui ne lui en a jamais voulu d'avoir égaré son manuscrit d'un recueil de poèmes ésotériques / Ceux qui le tapaient devant l'église Saint-Sulpice / Celui qui se rappelle ce que lui avait dit le bedeau de Saint-Sulpice à propos du goût de miel de l'hostie / Celle qui l'a vu un soir plus que seul sur un banc de métro / Ceux qui aimaient bien le voir revenir en Belgique avec son côté belge / Celui qui lui a racinté sa vie dans les jardins de la clinique où ils commençaient tous deux de marcher / Celle qui estime que c'était un vampire point barre / Ceux qui appréciaient sa grande pudeur /
Celui qui se rappelle son récit du premier jour de sa petite entreprise consacrée à balayer les locaux comme la novice débarquant au couvent de Sainte Thérèse enfin tu vois le genre / Celle qui a préféré parler d'autre chose quand il insultait les Musulmans de Bosnie / Ceux qui se sont éloignés de lui pour se protéger sans espérer le protéger de lui-même / Celui qui ne lui passait rien / Celle qui lui passait tout / Ceux qui changeaient de trottoir à son approche / Celui qui a beaucoup réfléchi à ce qu'est vraiment la fidélité en amitié sans conclure à vrai dire / Celle qu'amusait son côté despote dont elle se fichait en le singeant / Ceux qui pensaient "Comédie humaine" en l'observant / Celui que son hybris faisait l'apparenter aux bâtisseurs paranos / Celle qui l'a mise en garde contre l'auto-destruction dostoïevskienne / Ceux qui le croisaient tous les midis au Milk Bar / Celui qu'il a soutenu en dépit (ou à cause) de sa dépendance grave à la dope / Celle qui l'appelait mon petit Oblomov / Ceux qui n'en auront jamais fait le tour et qui n'en demandent d'ailleurs pas tant / Celui qui se méfiait de sa cruauté émotive / Celle qui l'aimait en dépit de sa muflerie / Ceux qui ne toucheront pas au secret de l'ami disparu, etc.
(Liste jetée dans l’isba en réfection, où seront rangés tous les livres de L’Age d’Homme. Le lieu sera connu des générations futures et suivantes sous l’appellation de Nach Dom (Notre Maison), selon le mot d’Alexandre Zinoviev. Vladimir Dimitrijevic est mort le 28 juin 2011, fête nationale serbe, à l'âge de 77 ans. La livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, d'octobre 2011, lui est entièrement consacrée consacrée).
À La Désirade, ce vendredi 30 juin.– Nous fêterons ce soir nos 35 ans de mariage, à Grindelwald, où j’ai tant de beaux souvenirs d’enfance du côté de Mühlebach, dans les prairies ensoleillées surmontées de créneaux de pierre et de glaciers aux séracs bleutés comme suspendus à l’aplomb des roches rincées, du Wetterhorn à l’Eiger.
Il a fait ce matin une belle lumière sculptant les montagnes d’en face, aiguisant leur découpe et accentuant leur relief comme sous une loupe cristalline, que j’ai saluée avec reconnaissance en poursuivant la lecture de l’extraordinaire Histoire de douze heures, dont chaque page me touche au cœur. Je me lamente souvent à propos de l’effrayante dispersion d’attention et d’énergie qui s’observe sur le réseau des réseaux, et plus largement dans la dis(société) qui nous entoure, et puis c’est le miracle : un inconnu lecteur de mes Carnets de JLK qui m’envoie un livre méconnu qu’il vient de tirer de l’oubli, et cette découverte renversante d’une pensée et d’un style « vieux » d’un siècle, dans un livre écrit en captivité par un prisonnier français, dont le manuscrit fut confisqué par les Allemands et que son auteur, François Bonjean, a réécrit tout entier de mémoire en 1918. Or j’ignorais qui était cet auteur et le découvre grâce à ce David Aimé qui anime les éditions Banyan, spécialisées en littérature orientale et que j’ai retrouvé sur Facebook que d’aucuns réduisent à une poubelle. Or tout n’est-il pas poubelle aujourd’hui dans le chaos du monde, et n’est-ce pas dans ce fatras que nous avons à frayer notre infime chemin avec nos loupiotes ?
C’est ce que je me disais hier soir en lisant, dans L’Obs, le portrait de Roy Cohn, âme damnée de Donald Trump, figure shakespearienne d’avocat véreux lié aux parrains la mafia new yorkaise et dont les services ont contribué, avec ceux d’une autre fripouille de haut vol - ce Roger Stone qui a « fait » Reagan avant d’aider à « faire » l’Ubu actuel de la Maison-Blanche, et c’est ce que je me répète ce matin en apprenant qu’une jeune fille de 19 ans a tiré à bout portant sur son petit ami après avoir parié qu’un livre protégerait celui-ci. Le pauvre gosse est mort ; elle, enceinte, est en taule, et leur story fait le buzz autour du monde comme ils l’espéraient. Depuis qu’elle avait lancé son site perso sur Internet, y filmant le feuilleton quotidien de sa vie avec Pedro, Monnalisa (sic) ne pensait qu’à devenir célèbre et compter autant de followers que Kim Karshasian et autres « stars » du néant médiatique. Ce qu’on pourrait dire : le monde selon Trump, où l’on ne se gêne pas de tirer au revolver sur un livre. Tirer sur un livre, non mais ! Et croire qu’un livre est un bouclier capable de protéger l’être aimé d’une balle dum-dum ! Crétinerie absolue, mais aussi quelle pitié, alors même que le livre reste notre meilleure protection contre ce monde-là.
Donc nous sommes sur le départ direction l’Oberland par le Pays d’Enhaut, alors que mon vieil ami le tout jeune Maveric m’apprend à l’instant, sur Messenger, qu’il part lundi pour l’Inde et se désole de ne trouver point de Cingria dans les librairies parisiennes pour en emporter au Bengale. Avoir vingt ans en 2017 et manquer de Cingria ! Encore une grâce, caramba ! Et de m’inviter, le lascar, à lui rendre bientôt visite là-bas où il va faire ses armes de candidat à la Carrière et se mettre un peu sérieusement à l’écriture. Sacré Maveric qui m’écrivait en russe à 16 ans, sur Facebook. Sacrée poubelle !
Lettres par-dessus les murs (22)
Ramallah, ce vendredi 18 avril 2008, soir.
Ahlan JLs,
Je n'ai pas vu les Amours Bestiales d'Ulrich Seidl, mais le sujet du film, et votre remarque sur les indésirables chiens errants de Bucarest, me rappellent cette Tchéco-ricaine, ou américano-tchèque ou je ne sais quoi, une bâtarde en tout cas, qui était fort concernée par le sort des chiens errants de Dhaka – elle disait street dogs, comme on dit street children.
Le Bangladesh, comme vous savez, connaît quelques problèmes, de petits cyclones, de temps en temps, une démographie pas tout à fait sage, une économie un peu poussive, un zeste de corruption, de légères tensions religieuses, mais cette brave dame avait su regarder au-delà des apparences, au-delà de la misère, elle avait mis le doigt sur cette fondamentale atrocité : ces chiens errants, dont personne, mon ami, personne ne s'occupait. Il fallait avertir les médias, alerter l'opinion, agir, se lever et tendre le poing, défendre la cause canine auprès des plus hautes instances internationales.
Une autre de ces gentilles dames s'occupait des enfants des rues, elle. Elle était dévouée, m'a-t-on dit, elle faisait un bon travail. Mais elle avait laissé en France une famille en miettes, et quelques siens marmots, dont elle ne se souciait plus du tout.
La personne qui m'a raconté ça lui a dit entre quatre yeux que le Bangladesh avait bien assez de problèmes comme ça, qu'il était tout à fait superflu d'y apporter ses problèmes à elle... Je me demande comment la femme a réagi, face à ce jugement sans doute pertinent, mais sans appel. On fait tous ça, d'une façon ou d'une autre, plus ou moins consciente, on cherche l'amour où l'on peut, dans la patte cassée d'un chien ou le regard d'un gamin des rues ou l'exclusion d'un Palestinien…
Ce genre de réflexion ponctue nos soirées, quand nous nous retrouvons entre européens, la plupart travaillent dans des ONG. Quel est le sens de leur présence ici, quelles en sont les conséquences... Julia et Luca sont persuadés d'entretenir l'Occupation, en la rendant moins insupportable – fidèles à cette idée, ils quitteront le pays cet été. On cause de ce site qui propose, moyennant trente euros, de faire écrire un message sur le Mur, Thomas reprend une fourchetée de jambonneau avant de se lancer dans une critique cinglante de cette commercialisation de l'apartheid, pourtant il y a l'exemple de cette Suédoise qui a fait, par ce biais, une demande en mariage à son ami, et qui aurait organisé une soirée chez elle où cinquante personnes se sont penchées, pendant quelques instant, sur la photo de son graffiti, et donc sur ce satané mur de séparation, ce qui n'est déjà pas mal, non ? et puis ça a dévié sur les déboires de la démocratie ici, et Berlusconi est revenu à l'attaque, au grand désespoir de Julia qui refuse de prononcer son nom, et j'ai pensé qu'avec Sarkozy à côté, qui joue avec la Constitution, la Belgique qui se morcelle - et les violations des libertés individuelles aux Etats-Unis, ajoute Nicolas, qui a travaillé à Guantanamo - la démocratie n'était pas au meilleur de sa forme, cette belle idée n'est peut-être qu'une brève parenthèse dans l'histoire des systèmes politiques, qui finira par disparaître comme elle a disparu dans la Grèce antique, mais on vote tout de même, et à l'unanimité, pour nous rendre à la soirée qu'organise Gareth pour son départ forcé, et je défie quiconque de me narrer avec précision ce qui suivit, entre ce moment-là et celui où nous nous sommes retrouvés devant les braises fumantes d'un feu de camp, et le chant du muezzin qui nous a accompagné jusqu'à nos lits.
Le salut à votre Zarkaoui de dentiste, je me faisais souvent arrêter à la douane aussi, quand j'allais au lycée, de l'autre côté de la frontière, mais j'ai une tête plus passe-partout quand même, je vous raconterai une prochaine fois comment on m'a pris pour un Israélien, et ce que j'ai appris de cette involontaire imposture.
La Désirade, ce samedi 19 avril, matin.
Cher Pascal,
Alors quoi, Voltaire ou Rousseau ? Le mode manuel ou le mode automatique ? Question style j’oscille, sempiternel valseur hésitant du signe des Gémeaux, entre l’apollinien et le dionysiaque, le violon tsigane ou le clavecin de JSB. On se rappelle que Rousseau, sauveur de l’humanité, abandonna ses enfants, et que Voltaire, champion de la liberté, tira quelque profit de l’esclavage. Mais est-ce que ça change la portée de L’Emile ou de Candide ? Disons que ça remet les choses en perspective et les relativise la moindre. Paraît que Marx et Brecht étaient eux aussi de fieffés tyrans domestiques, que Proust avait de drôles de manies et que Mao ou Che Guevara n’étaient pas vraiment les modèles qu’on a iconisés sur les t-shirts. Cela justifie-t-il qu’on jette le baby avec l’eau du bath ? Je me rappelle le temps joli où notre génération se proposait de «conscientiser les masses», et nous en voyons le résultat multimondial, mais que cela prouve-t-il ? Un jour un compère m’a parlé de la «grande déprime des militants», mais je ne me suis pas senti concerné : d’abord parce que je n’ai jamais été militant au sens où il l’entendait, ensuite parce que la notion de déprime collective, comme la notion de génération, m’est assez étrangère.
Dans un de ses premiers livres, je crois que c’était L’Avenir radieux, Alexandre Zinoviev parlait, comme instance supérieure, de « ce machin, la conscience». En parlant avec lui, en lisant ensuite ses livres écrits en exil, puis en apprenant ce qu’il disait de l’Occident et de la Russie, le sentiment que ce génie de la logique était, pour les plus simples choses, d’une inconséquence aussi évidente que Voltaire et Rousseau, s'est imposé à ma conscience, ce machin. Je me rappelle avoir beaucoup marché en sa compagnie dans les rues de Munich. Son souci majeur était de voir si ses livres étaient exposés dans les vitrines des librairies du coin. Péché véniel évidemment, et qui humanisait le personnage à mes yeux, mais sa façon de juger de tout n’était pas moins péremptoire, et j’ai souri lorsqu’il m’a déclaré comme ça qu’il fallait l’étudier pendant des années pour le comprendre.
Or le souvenir le plus marquant qui s’est ancré dans ma mémoire, quand je me rappelle ses livres de plus en plus épais à tous les sens du terme, est cette image, dans L’Avenir radieux, d’une vieille traînant son barda dans une rue de Moscou, perdue comme Umberdo D. qui fait mendier son chien à sa place. Et de même, le souvenir lancinant qui me reste du grand contempteur de l’URSS est celui d’un petit homme perdu invoquant la Science pour mieux assener ses opinions tripales. Pour l’essentiel, cependant, je crois qu’il a bel et bien été un serviteur fidèle, à sa façon, de «ce machin, la conscience », autant que Rousseau et Voltaire, et que je me défierai toujours bien plus de ceux qui ne foutent rien, tout en jouant les vertueux ou les purs, que de ceux qui essaient vaillent que vaille de réparer la machine de bonne foi en dépit de leurs doutes et de leurs défauts variés.
Dans l’immédiat mon problème est d'ailleurs là: comment relancer le putain de chauffage de La Désirade ? Pomper du mazout à 1200 mètres d’altitude, depuis une paire de citernes enterrées 100 mètre plus bas, n’est pas une sinécure. La machine est toute neuve, encore sous garantie, et j’ai consulté successivement les réparateurs de la région et environs. Hélas, ma chère, les ouvriers ne sont plus ce qu’ils furent jadis, et la notice d’entretien est aussi obscure que toute la littérature explicative en matière de haute technologie. Donc je reviens à mes bons vieux guides, en continuant d’osciller entre l’un et l’autre. Deux modes à choix sur la notice: l’automatique et le manuel, plus une variante non écrite qu’on dira soit réactionnaire soit libertaire, selon son penchant. Rousseau parie pour l’automatique, tout en pratiquant le manuel. Voltaire, lui, ce vieux réac libertaire, me suggère le feu de cheminée. Je me tâte sans que ce machin, la conscience, ne me soit d’aucun secours. Heureux Pascal qui campe dans un pays chaud…
…Il est envisageable, les choses étant ce qu’elles sont, que la superposition de plans du réel et d’instances temporelles fasse qu’un maniaque de l’Harmonie, appelons-le Emmanuel K., se serve à un moment donné d’un hautbois en le détournant de sa vocation classique convenue, pour en faire une arme phonique à l’instant où le saisissent des fantasmes violents de destruction de céramique Song, alors que son pair philosophe de deux siècles antérieurs, appelons-le Baruch S., observe debout, sur la rive d’en face qu’on aperçoit dans le grand miroir du corridor bleu, le jeu des affects modulant le rythme de la pluie sur les dalle de marbre d’une tombe imaginaire - et voici que la vapeur ailée séduit l’oiseau fermé à clé…
Image : Philip Seelen
Elle porte son duffle-coat bleu ciel comme un nain jaune.
Lorsque je me pointe dans le compartiment d’à coté, elle se déplace et vient s’asseoir en face de moi. Je n’ai pas envie de faire attention à elle, mais elle m’y oblige : elle n’a personne ni nulle part où aller.
Elle est adorable sans être jolie ni belle. En principe, elle allait à Vienne dans l'Isère, mais à la gare où je descends elle descend aussi. Je remarque qu’elle n’a aucun bagage. Ensuite elle me suit partout, jusque chez moi où je lui dis que je n’ai qu’un lit, mais ça lui va.
Alors vient la partie intéressante de la joint venture onirique , découlant des occurrences précises de la métempsycose.
Ainsi, lorsqu’elle aborde la question de nos avatars connus, lui dis-je qu’avant d’avoir été plongeur nu à Delos je fus un dauphin remontant les rivières du Dauphiné.
Pour sa part, elle se rappelle avoir été luciole dans un champ nocturne de Toscane, du côté d’Asciano, après avoir été djinn dans l’Atlas, pour l’enchantement des uns et le tourment des autres – d’où sa gravité d’adolescente ostensiblement mature.
Nous dormons sans nous dévêtir, sans nous caresser, sans rêver peut-être mais dans les bras l’un de l’autre.
Le matin je lui dis que j’ai du boulot à mon atelier de doreur à la feuille.
Le soir, quand je reviens, l’oiseau s’est envolé.
Dessin : Lucian Freud.
En mémoire de Constantin Cavafy.
Sous les arbres, déjà,
du quai de la nuit de mai,
les corps à l'odeur de poisson,
les mains cherchant les noms
des visages absents ;
les corps à l'abandon
déjà faisaient entendre
ces murmures dont les chambres
se souviennent longtemps après.
Le lift est une antiquité,
mais en bois précieux,
et ses poulies sont huilées
comme les corps très souples
des guerriers de l'amour.
Les chambres ont tout enregistré ;
la salle d'eau sur le palier
les accueillait dans sa buée,
toute bleue et ses tuyaux
crachaient une eau rouillée.
Mais ces corps de guerriers
ignoraient le remords :
le soleil de la chair
seul irradiait les chambres;
le soleil et la mort.
(Thessalonique, Hôtel Tourist, 1993)
Celui qui noue sa lavallière tandis que le bâtiment se lézarde / Celle qui prie le poète d’avertir le Grand Echevin de l’effondrement prochain de la tour-labyrinthe / Ceux qui ne voient rien même en rêve / Celui qui a toujours fui les palaces / Celle qui photographie les fenêtres de partout / Ceux qui éteignent la lumière de la Room 4701 pour mater les parois de verre de l’autre face du Sheraton / Celui qui se rappelle la première nuit de son premier reportage à Kairouan à l’hôtel des Aghlabides qu’on disait le Hilton du bled / Celle qui se cherche du Chanel 5 à la boutique du Hilton de Montréal et forcément le trouve et l’offre à son amie Monique Proulx dont elle vient de lire Homme invisible à la fenêtre / Ceux qui classent leurs souvenirs d’incendie par degré d’intensité émotionnelle / Celui qui a pleuré toute la nuit lorsque son cheval Pompon est resté coincé dans le paddock en feu / Celle qui a eu sa première intuition de la ville-monde en regardant Brazil puis en lisant La ville concentrationnaire de J.G. Ballard / Ceux qui savent exactement dans quelle boutique du Mont-Royal on peut encore trouver des plumes Shaeffer à large bec et de l’encre verte / Celui qui a rencontré le linguiste Eugène Nicole en 1981 au 75e étage du Hyatt’s de Houston où ils ont abordé l’œuvre délicate de Charles-Albert Cingria sous des angles diamétralement opposés avant de fraterniser au niveau du vécu / Celle qui se demande si le nom de Malcolm de Chazal dit quelque chose au concierge malgache et découvre en lui un fin connaisseur de l’œuvre de J.M.G Le Clézio / Ceux qui reconnaissent le Goncourt afghan au Salon du livre du centre des congrès Bonaventure où les rencontres de foot amènent plus de monde à l’ordinaire que les plumitifs même un peu connus / Celui qui cherche « tout un livre dans un seul hôtel» dont les coursives évoqueraient un paquebot à quai le long de la rue Sainte-Catherine / Celui qui a la sensation qu’une seule moquette court de son loft du Ve aux couloirs de Roissy et de là au lobby du Sheraton de Toronto où il est appelé à participer à un round up informel sur les produits structurés pris en charge par la filiale canadienne de sa boîte qui lui demandera des comptes sur un tout autre sujet Top Secret / Celle qui bossait son violoncelle dans sa chambre toute blanche du Takanawa Prince Hotel de Tôkyo lorsque l’inquiéta le premier signe de la Crise qui la foudroya au concert de Sapporo / Ceux qui dans une grande ville genre New York cherchent toujours le village et dans le village la bouquinerie où trouver du Carver ou du Flannery en V.O. / Celui qui a retrouvé l’ambiance de l’enfer de Dante dans les couloirs de la gare routière de Times Square dont les ombres se font chasser toute la nuit d’un étage souterrain à l’autre / Celle qui regrette de ne pouvoir offrir un vrai cappucino à l’écrivain français malgré son efficience reconnue de relationniste du groupe / Ceux qui se sont rencontrés au Salon du Premier roman et se sont perdus de vue après leur querelle violente au Salon de Toulouse / Celui qui ne sait plus très bien si Réjean Ducharme est toujours vivant ou toujours caché / Celle qui se fait courtiser par un attaché de presse censé s’occuper plutôt du dernier Interallié dont elle sait qu’il ne peut le kiffer / Celui qui imagine qu’il y a autant d’étages sous terre que dans le ciel et que c’est là-dessous que s’écrit la vraie littérature et que se terrent les vrais lecteurs dans une sorte d’Abbaye de Thélème fréquentée par des gens normaux / Celle qui arrive enfin à serrer Philippe Djian à la cafète où malgré le tintamarre ambiant elle lui fait dire des choses limites (pour sa revue féministe) sur la demande sexuelle effective de ses lectrices / Ceux qui parlent des non-dit de Paul Celan en surveillant les allées et venues de l’envoyé du Monde / Celui qui s’est réjoui à la première alerte en se disant « enfin » sans savoir pourquoi mais avec la sourde conviction qu’un ancien Prix Médicis ne pouvait cramer dans un incendie même pas criminel / Celle qui te regardait lire des mangas sadiques dans le métro de Tokyo avec l’air de se demander si tu étais un acheteur possible de la nouvelle Encyclopédie du bricolage qu’elle représentait pour un salaire de nettoyeuse coréenne / Ceux qui prétendent que la Ville cesse en ses zones défoncées genre Bronx alors que le roman ou le cinéma y survivent prétendent les mêmes / Celui qui rêve d’un livre sur RIEN où TOUT y serait / Celle qui ose dire tout haut que l’album de photos de ses dernières vacances avec Renaud aux Maldives vaut largement le dernier Marc Levy qu’elle a lu làbas et dont elle ne se rappelle rien / Ceux qui communiquent via leurs blogs et ne savent plus trop quoi se dire quand ils se retrouvent au Congrès des blogueurs de Palaiseau / Celui qui a pressenti l’extension de la ville-monde en se perdant dans les rues-librairies de Tôkyo / Celle qui met en garde celui qui réduit son projet de roman à l’énonciation de la ville en invoquant son seul désir de lectrice de ne pas se faire chier en lisant un non-roman sur une non-ville / Ceux qui ne s’intéressent plus qu’aux romans dont ils se souviennent du nom des personnages genre Charlus au Sheraton de San Francisco draguant les petites putes du quartier glauque d’à côté, Elizabeth Costello sous la pluie de Melbourne où elle retrouva sa sœur Blanche dans l’hôtel qu’on leur avait réservé, ou Moravagine à l’Hôtel Helvetia de Salonique où je retrouvai sa chambre puant le fauve à près d’un siècle de distance / Celui qui n’aurait pas vraiment compris la démarche de François Bon, dans L’incendie du Hilton, s’il n’avait pas croisé la même année le fantôme de Walter Benjamin, avec son compère Philip Seelen, du côté de Collioure où ils lancèrent leur projet de Panopticon dont la première étape serait Sao Paulo en 2010, Ceux qui vivent dans les hôtels et meurent seuls, etc.
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De nouveau c’est d’une coulée que cela me revient : cela sent bon les couleurs à l’huile et la térébenthine, les quatre coins du quartier et parfois un croquis dans le vieux bois ou le grès ocre-gris farineux du Vieux Quartier ou dans les roseaux lacustres, cela chante et cela bande.
Cette idée que cela doit chanter et bander m’était venue vers treize ans de Coboye, le vieil original du quartier des Oiseaux que le père Maillefer décriait et qui se foutait orbitalement du qu’en dira-t-on, plantant son chevalet où ça lui chantait et chantonnant en effet à journée faite, trônant sur son pliant et lavant ses aquarelles à grandes lampées de couleurs, m’adressant un clin d’œil lorsque je stationnais à distance prudente puis, ayant achevé sa peinturlure, selon son expression, dépliait sa haute carcasse de vieil échassier à longs tifs blancs et me proposait un bock, selon son expression, dans son atelier où il m’apprenait de nouvelles règles et d’ultimes règlements.
Si tu vois, compagnon, le ciel vert, tu le peins vert, c’est la première règle et le premier règlement. Si ce vert ne te crève pas les yeux tu les fermes et tu le humes pour mieux l’exhumer. Si les yeux fermés tu ne vois toujours pas ce vert tu les gardes fermés et tu palpes le ciel et si le vert du ciel ne se laisse pas capter au doigt plus qu’à l’œil, tu ouvres grandes tes écoutilles et si le vert n’y est toujours pas c’est que le vert de ce ciel est plutôt un or bleuté comme le bon Corot désespérait de le couler sur sa toile, et alors là tu rouvres les yeux et, pensant dur comme fer à Corot, tu peins sans penser et laisses alors le pinceau pincer le ciel comme il est, de ce vert Corot qui fleure la pervenche et l’absinthe.
Le tribunal des voisins se méfiait de Coboye, certaines méchantes langues insinuaient même de drôles de choses à son propos, mais ce n’étaient là, je le sentais alors et le sais mieux encore aujourd’hui, de source sûre, que jalousie de philistins et que mesquinerie de pharmaciens alors qu’une heure avec l’ancien instituteur décavé m’était l’académie la plus précieuse en dépit des sautes d’humeur de mon mentor et de son tenace fumet de vieux salvagnin.
Ce fut lui qui m’apprit aussi, à la volée, à mieux voir les choses, les choses et les gens, à mieux les voir et les dessiner à mon tour. Quoique se rabaissant lui-même en qualifiant sa peinture de vidure de l’évier céleste aux jours de crachin, j’étais sensible à son irradiant amour des chemins et des lisières aux doux ombrages, des lointains poudreux, des arbres solitaires à grandes mains noueuses de chanoines prieurs ou des visages dévisagés en vérité, autant que je prisais les vieux murs lépreux d’Utrillo qu’il m’avait révélés et les enfants de chœur ou les filles de joie de Soutine.
(Extrait de L'Enfant prodigue, paru en 2010 aux éditions d'autre part)
Image: Chaïm Soutine