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Ceux qui fêtent Noël

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Celui qui aime l'odeur du sapin et des bougies et adresse ses bons voeux à toutes ses amies et tous ses amis-pour-la-vie de Facebook / Celle qui a conservé précieusement les santons de Colette Massard / Ceux qui ont fait la crèche dans un coin du squat / Celui qui apprécie le côté rituel des rites / Celle qui récuse toute sanctification du dominant et préfère donc le couple âne et boeuf honorés par les rois du monde / Ceux qui trouvent du charme au bricolage mythique de la Nativité tout de même plus avenant que le culte de Mithra / Celui qui reçoit chaque année un pyjama de pilou de sa mère-grand et s'en réjouit / Celle qui se défie de la méchanceté des Gentils et s'en remet ce soir à Dolly Parton déguisée en Santa Claus / Ceux qui visionnent Le Père Noël est une ordure pour manifester clairement qu'ils ne sont pas dupes ah ça c'est sûr les gars / Celui qui a toujours aimé fêter Noël en famille à la maison ou au squat ou au front ou partout ailleurs si ça se trouve / Celle qui a fait un berger à la Noël de la paroisse des Bleuets où son Ken Barbie a fait Jésus / Ceux qu'insupporte cette mise en scène paupériste de la naissance biologique d'un dieu semi-humain clairement voué à l'insolvabilité voire à la cloche / Celui qui nie l'historicité du massacre des innocents survenu cette même nuit mais que les croyants occultent volontiers eux aussi pour des raisons de confort moral / Celle qui collectionne les repros de Nativités picturales dont certaines appartiennent à des musées reconnus / Ceux qui affectionnent les Noëls latinos / Celui qui prétend que le récit des rois mages est emprunté à la tradition perse sinon aux Mille et une nuit / Celle qui trouve son bambin de sept mois aussi flippant que l'enfant-là sinon plus / Ceux qui vomissent le père Noël au motif que sa fonctionnalité marchande contrevient au pur idéal chrétien tout à fait désintéressé n'est-il pas ? / Celui qui ne souscrit même plus au persiflage de Scutenaire affirmant que l'existence des croyants prouve l'inexistence de Dieu vu que plus rien n'est à prouver dans ces eaux-là / Celle qui se dit de moins en moins croyante et se comporte de plus en plus en chrétienne au risque de déplaire à son directeur de conscience à cela près qu'elle n'en a pas / Ceux qui font l'amour à Noël en se basant sur l'Evangile dont rien de la Lettre ne l'interdit ni de l'Esprit encore moins alors bon Noël les enfants, etc.


Noël pour mémoire

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A La Désirade, ce 24 décembre 2016. – Je suis retombé ce matin sur ces notes d’il y a quarante ans, de mes carnets de l’époque :

 

La maison de mon enfance avait une bouche, des yeux, un chapeau. En hiver, quand elle se les gelait, elle en fumait une.

 

Noel8.jpgNoël en famille, ce sera toujours pour moi le retour à la maison chrétienne de mes parents. Au coeur de la nuit, c'est le foyer dont la douce chaleur rayonne dès qu'on a passé la porte. Puis c'est l'odeur du sapin qui nous évoque tant d'autres veillées, et nous nous retrouvons là comme hors du temps. Chacun se sent tout bienveillant. Nous chantons les hymnes de la promesse immémoriale. Nous nous disons sous cape: c'est entendu, nous serons meilleurs, enfin nous ferons notre possible. Nos pensées s'élèvent plus sereines et comme parfumées; et nous aimerions nous dire quelque chose, mais nous nous taisons. (25 décembre 1974)

 

C'étaient de vieilles cartes postales dans un grenier. Des mains inconnues les avaient écrites. L'une d'entre elles disait: “Je ne vous oublie pas”.

 

Noël6.jpgOr voici que plus tard, dans la maison de notre enfance, tant d’années après la mort de nos parents, les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits enfants de ceux-là ont perpétué à leur façon le rite ancien, quitte à esquinter la moindre les sempiternels chants de Noël. Si la ferveur candide et la stricte observance des formes n’y est plus, l’esprit demeure et j’ai été touché par la joie commune retrouvée autour du dernier tout petit, les yeux bien brillants comme les nôtres à son âge et comme ceux hier de notre vénérable arrière-grand-tante, bonnement aux anges.Il y a de plus en plus de gens, dans nos sociétés d’abondance inégalitaire, que la période des fêtes pousse à la déprime. Tel n’a pas été notre cas, si j’excepte pour ma part quelques années noires. Mais Noël reste le moment privilégié de ces retrouvailles et de ces signes – de ce reste de chaleur dans le froid du monde.Or je tiens à la faire rayonner, cette calorie bonne, à la veille de Noël selon nos dates.

Donc :

 

Noel7.jpgJoyeux Noël à toutes et à tous qui passez et laissez ici, de loin en loin, un prénom, un sourire ou un pied de nez. Joyeuses fêtes et très belle année 2016, avec tous les Bonus possibles !

 

L'écriture mode de vie

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Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu'une seule démarche. Ecrire m'est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l'écriture des autres, me semblerait tout à fait vain.

Avant de commencer à écrire, entre seize et vingt ans, j'ai d'abord vécu les mots, si l'on peut dire: j'ai vécu ce rapport parfois vertigineux qu'on peut éprouver devant l'étrangeté mystérieuse des mots, qui découle de l'énigme insondable de notre présence au monde.

Entre cinq et sept ans, j'ai découvert l'extrême prodigalité du langage, de la langue et du vocabulaire en arpentant le labyrinthe enchanté du Nouveau Petit Larousse illustré hérité de mon grand-père paternel; puis, entre onze et treize ans, la lubie m'a pris d'apprendre par coeur des centaines et des milliers de vers contenus dans un Trésor de la poésie française hérité de mon père.

Ces expériences singulières ne m'auront pas empêché de vivre, alors, comme n'importe quel sauvageon des abords forestiers et lacustres d'une ville suisse de moyenne importance, mais c'est par la langue française parigote que, parallèlement à la mémorisation de centaines de vers de Verlaine et Rimbaud, Torugo ou Baudelaire, entre tant d'autres, j'ai découvert à dix ans, pour la première fois, ce que peut être la langue d'un écrivain vivant en lisant San Antonio au dam de mes bons maîtres et maîtresses.

Les "purs littéraires" feront peut-être la moue, mais ils ont tort. Les voies de la littérature sont pénétrables par de multiples accès, et la faconde rabelaisienne de San A en est une, comme l'aurait probablement reconnu un Audiberti.

J'aime assez, à ce propos, la distinction que fait ce magicien de la langue que fut Jacques Audiberti entre trois niveaux d'écriture que pratiqueraient respectivement, selon lui, l'écriveur, l'écrivant et l'écrivain.

L'écriveur serait, ainsi, celui qui ne fait de la langue qu'un usage utilitaire, sans aucune recherche de forme ou de style, tel le localier rapportant un fait divers ou le policier dressant son rapport.

L'écrivant, plus soucieux d'expression, serait l'historien composant sa chronique, l'avocat filant par écrit sa plaidoirie, ou le médecin rédigeant ses mémoires, étant entendu que certains écrivants (une Jacqueline de Romilly ou un Marc Fumaroli) peuvent surclasser maints présumés écrivains par leur style.

Or l'écrivain, justement, se distinguerait de l'écriveur ou de l'écrivant par un rapport quasiment charnel avec la langue, sur laquelle il exercerait comme un droit de cuissage. Un Rabelais, un Proust ou un Céline en seraient de parfaits exemples entre mille.

Ma propre pratique de l'écriture, cinquante ans durant, n'a cessé d'osciller entre l'activité de l'écrivant, engagé dans une carrière de journaliste et de chroniqueur littéraire, et celle d'un écrivain brassant les genres du journal intime ou extime, du roman et des nouvelles, dans une vingtaine de livres où l'écriture se veut libre de toute contrainte - chose impensable dans un quotidien de grand tirage.

En simplifiant évidemment, s'agissant d'un métier aux tours variables et qui ne s'apprendront jamais entièrement en école ou en atelier, je dirais que le travail journalistique est essentiellement une technique, alors que l'écriture littéraire prétend à l'art. La première activité participe surtout, à mes yeux, de l'explication, alors que la seconde requiert bonnement l'implication.
Comme je lis autant que je vis, j'écris pour ainsi dire tout le temps. Et tout, du monde qui m'entoure, admirable ou détestable, me fait miel et substance. Après le terrible XXe siècle, et malgré certaine déprime, paradoxalement répandue dans les pays les plus nantis, ce que Blaise Cendrars appelait le "profond Aujourd'hui" reste à lire et à dire.

Notre époque incertaine, tout en mutation, peut-être difficile à vivre pour des écrivains "à l'ancienne", me semble un formidable terrain d'observation, appelant plus que jamais à la transmutation du tout-venant babélien en parole vive et en musique verbale usant de tous les instruments, jusqu'au blog, au rap ou au slam.

Un grand effort critique est exigible de l'écrivain contre l'uniformisation des langues et des opinions, la déshumanisation et le nivellement liés au surnombre affolé, la fuite dans l'abrutissement ou l'avilissement, la prostitution d'un peu tout et la consommation effrénée - le culte de la puissance et de l'argent.

À ces faces sombres s'oppose la face lumineuse d'une parole revivifiée. Par la littérature et la poésie, entre autres voies du coeur et de l'esprit, donner un sens à sa vie est encore possible, je crois.

C'est pourquoi j'écris.



À La Désirade, ce dimanche 10 mars 2013.

Au bonheur d'Alice Munro

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Le dernier recueil traduit de la grande nouvelliste, Trop de bonheur, est aussi le meilleur. Le Nobel a révélé une oeuvre majeure  en consacrant une dame de coeur.

Alice Munro est sans doute la plus grande nouvelliste de la littérature mondiale actuelle, très justement récompensée par le Prix Nobel de littérature 2013. Le triple mérite de celui-ci fut de consacrer une femme, Canadienne anglaise donc un peu décentrée, et cantonnée dans le genre de la nouvelle assez peu prisé, surtout en langue française. Parfois comparée à celles de Tchékhov ou de Raymond Carver, l'oeuvre d'Alice Munro est à vrai dire d'une totale originalité, tant par sa perception du monde que par sa poésie hyperréaliste.

Munro33.jpgDivorce, avortement, émancipation des moeurs, destinées personnelles sur fond de tragédies collectives, femmes en fuite, familles éclatées et recomposées: il y a de tout ça dans ces nouvelles dont le plus surprenant est leur façon de nous situer dans le temps. Que sommes-nous devenus avec les années ? Telle est la question qui revient à tout moment chez Alice Munro, dont le réalisme hypersensible, extrêmement attentif à l'intimité de chacun, va de pair avec le sentiment que nos vies, à tout moment, peuvent bifurquer et se refaire, sans aucune règle. 

Munro01.jpgAlice Munro avait passé le cap de ses 78 ans lorsqu'elle publia Trop de bonheur, rassemblant dix nouvelles plus étonnantes les unes que les autres. Le recueil s'ouvre sur le récit insoutenable de Dimensions, nous confrontant à une folie meurtrière. La figure du psychopathe est très présente dans la littérature contemporaine. Or les gens on beau parler de "fou criminel"à propos de Lloyd, le père de ses trois enfants: la narratrice voit surtout en lui un "accident de la nature" et continue de lui rendre visite dans l'institution où il est incarcéré. De ce triple infanticide évoqué en cinq lignes quant aux faits précis, la nouvelliste tire un récit d'une trentaine de pages modulant le point de vue de Doree, qui continue de rester attachée à celui qui est taxé de "monstre" par son entourage, sans lui céder en rien pour autant.

Dans Trous-profonds, Alice Munro revient sur un thème qu'elle a souvent traité: la fuite et la disparition d'un proche, retrouvé des années plus tard. Or cette histoire d'un ado surdoué, accidenté en ses jeunes années, jamais vraiment reconnu par son père à l'ego envahissant, et qui s'éclipse pendant des années après avoir plaqué ses étude sans crier gare, reflète quelque chose de profond de notre époque, qu'on pourrait dire le désarroi des immatures de tous âges.

Sans préjugé doloriste, Alice Munro est extrêmement sensible aux êtres fragilisés d'une façon ou de l'autre, comme il en va du narrateur de Visage, rejeté par son conosaure de père du fait de la tache de vin qui marque son visage.  Or le vrai thème de cette nouvelle, également récurrent, touche à une passion enfantine jamais avouée. Sans complaisance, la nouvelliste lève ainsi le voile sur les secrets de tous les âges (comme dans Jeu d'enfant) et de tous les milieux, sans jamais faire du "social" ou du "psy", juste à fleur de sentiments.

Munro26.jpgAlice Munro va partout, pourrait-on dire, dans tous les milieux, à tous les étages de la société, sans aucun préjugé. Peu d'écrivains parlent si librement et si naturellement de la sexualité, sans une once de provocation. Comme un Tchékhov, la nouvelliste ne démontre rien: elle montre. Au lecteur ensuite de conclure...

Dans la merveilleuse nouvelle intitulée Bois, nous voici dans foulée d'un menuisier-ébéniste qui va choisir ses arbres dans la forêt, évoquée avec un souffle et une connaissance technique et poétique rappelant Jack London. Ou nous voilà, avec Trop de bonheur, remonter le courant de l'Histoire à la rencontre d'un extraordinaire personnage féminin. En concentré romanesque de cinquante pages, inspiré par le personnage réel de Sofia Kovalevskaïa, mathématicienne et romancière, Alice Munro retrace une destinée de femme libre et sa fin bouleversante. Une fois de plus, comme dans la dizaine de recueils traduits à ce jour, s'exerce son prodigieux don d'observation reliant sans cesse le moindre détail à l'ensemble, sensible en même temps au tragique de la condition humaine et au comique de la vie, et trouvant à tout coup une nouvelle manière de raconter.

 

Alice Munro. Trop de bonheur. Traduit de l'anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. L'Olivier, 2013, 215.

 

 

Munro30.jpgAlice Munro en dates

 

1931 - Naissance, le 10 juillet, à Wingham, sur la rive du lac Huron, en Ontario.

1950-1951 - Publie sa première nouvelle et épouse James Munro, avec lequel elle s'installe à Vancouver. Le couple aura quatre filles, dont une meurt à sa naissance.

1963 - Alice et James Munro tiennent une librairie à Victoria.

1968 - Son premier recueil, La Danse des ombres heureuses, obtient le prix du Gouverneur général, plus haute distinction littéraire canadienne,

1972 - Divorce et repart pour l'Ontario où, en 1976, elle épouse le géographe George Fremlin. Se fait connaître d'un large public en publiant ses nouvelles dans le New Yorker, notamment.

2005- Parution d'une monumentale biographie "à travers ses livres", par Robert Thacker

2007 - Sa nouvelle L'ours traversa la montagne, évoquant la maladie d'Alzheimer, est adapté au cinéma par Sarah Polley, sous le titre de Loin d'elle, avec Julie Christie qui obtient un Oscar pour ce rôle.

2013 - Nominée depuis des années, elle est consacré par le Prix Nobel de littérature.

 (Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures du lundi 20 janvier 2014)

Diamants noirs de Sebald

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littérature

A propos de Séjours à la campagne.

Une pénétrante évocation posthume de W.G. Sebald, par son ami l’artiste Jan Peter Tripp, conclut ces Séjours à la campagne en situant le grand art de l’écrivain dans la tradition des graveurs de la manière noire. « Homme enseveli sous les ténèbres, ce maître du temps et de l’espace dont le regard s’animait au royaume des Ombres, n’était-il pas devenu lui-même, au fil des ans, dans son Royaume mélancolique, une sorte de plante de l’ombre ? D’ailleurs, dans son pays d’adoption, l’Angleterre, la manière noire avait connu au XVIIIe siècle un épanouissement unique, porté par les plus grands artistes. Travailler en partant des ténèbres pour aller vers la lumière est une question de conscience – ôter de la noirceur au lieu d’apporter la clarté. Aussi l’habitant de l’ombre devait-il ne s’exposer qu’avec précaution à l’éclat de la lumière ».
C’est exactement le processus par lequel Sebald, dans cette suite de plongées dans le temps que constituent ses approches des œuvres de Hebel, Rousseau, Möricke, Keller, Walser ou Tripp lui-même, qui sont à chaque fois aussi des approches de visages engloutis dans la nuit du Temps, révèle progressivement les traits d’une destinée particulière cristallisant les éléments dominants de telle ou telle époque en tel ou tel lieu.
Après la terrifiante traversée de l’Allemagne en flammes, dans Une destruction, Sebald rassemble ici plusieurs avatars de la culture préalpine et du mode de vie propres à l’Allemagne du Sud et à la Suisse, dont un élément commun est cette Weltfrömmigkeit (une sorte de métaphysique naturelle ou de mystique panthéiste assez caractéristique du romantisme allemand) qu’il trouve chez Gottfried Keller, dont le chapitre qu’il lui consacre, autour de Martin Salander et d’Henri le Vert, est une pure merveille. Je n’en retiendrai que cette mise en évidence d’une scène emblématique d’Henri le Vert, aussi profondément poétique que l’évocation proustienne des livres de Bergotte survivant à celui-ci dans une vitrine sous forme d’ailes déployées, où l’on voit Henri ajuster, sur le cercueil de sa cousine Anna, une petite fenêtre de verre à la surface de laquelle, en transparence, il découvre le reflet d’une gravure d'anges musiciens. Et Sebald de préciser aussitôt : « La consolation qu’Henri trouve dans ce chapitre de l’histoire de sa vie n’a rien à voir avec l’espérance d’une félicité céleste (…) La réconciliation avec la mort n’a lieu pour Keller que dans l’ici-bas, dans le travail bien fait, dans le reflet blanc et neigeux du bois des sapin, dans la calme traversée en barque avec la plaque de verre et dans la perception, au travers du voile d’affliction qui lentement se lève, de la beauté de l’air, de la lumière et de l’eau pure, qu’aucune transcendance ne vient troubler »…

W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Actes Sud.

Ceux qui se mordent la queue

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Celui qui dit à sa soeur d'aller réveiller le vieux démon  / Celle qui estime que la Justice devrait interdire le spectacle des sinistres au Palais Bourdon / Ceux qui comme Paul Auster (Juif par sa mère) prônent le déplacement d'Israël dans l'Etat du Wyoming dont les territoires ne demandent qu'à être occupés / Celui qui lance comme ça que le prochain show de BHL sera un four si le gouvernement ne veille pas au grain / Celle qui te traite d'antisémite au motif que tu lui a refusé ta brosse à dents aux douches du camping / Ceux qui récusent la notion de peuple élu sauf pour ceux qui la méritent genre Pologne Christ des nations ou Suisse qui lave plus blanc / Celui qui est prêt à prouver que le Nazaréen n'est pas mort sur la croix mais a fondé un ashram à Goa à l'enseigne de Peace & Love / Celle qui traite l'évêque d'antisémitre / Ceux qui ont toujours un génocide d'avance et des excuses en retard / Celui qui affirme qu'on ne peut rire de tout même circoncis / Celle qui explique à Fernand qu'il est antisioniste sans le savoir alors le Fernand ensuite il a honte quand il la tire mais elle est doublement contente / Ceux qui proposent un salafist-fucking à la République qui n'ose pas refuser sous son voile /Celui qui écoule les produits de la firme Méchant Dieu & Co sur le marché de dupes / Celle qui est non seulement agnostique mais fière de sa Vespa rouge / Ceux qui se sont bricolé un Jésus portatif avec diffuseur d'odeur de sainteté / Celui qui a appris le piano tout enfant grâce à une Bible sur le tabouret / Celle qui ne se donnera qu'à un Dieu rigolo / Ceux qui prétendent que la première femme de Yahweh le velu était une négresse un peu cannibale mais on connait les provocs du MOSSAD / Celui qui porte sa kipa sur le côté genre béret basque /Celle qui ne voit en la quenelle que la femelle du queneau de même que Zazie prend la métrelle quand y a  pas de métro / Ceux qui aimant la France déplorent que ses gouvernants ne sachent plus danser que la valse à deux temps, etc.  

 

Peinture: Pierre Omcikous

Mémoire vive (92)

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À La Désirade, ce mardi 1er septembre. – Je repars aujourd’hui dans mes grandes lectures, dont j’ai établi une liste pour le mois à venir, en commençant par La Zone d’intérêt, le roman de Martin Amis consacré à Auschwitz où, d’emblée, j’ai senti le sérieux de la vraie littérature.

Cela commence très fort, sous le regard des bourreaux, avec un jeune colosse obsédé par la baise, qui tourne autour de la femme du commandant du camp, lequel est en train de « recevoir », sur la fameuse Rampe, un train de déportés français dont il redoute qu’ils fassent encore « des histoires », ce qui ne manque d’arriver au moment où un camion se renverse, en ce lieu même, avec tout un chargement de cadavres. De quoi énerver ces sacrés Français…

Je suis curieux de voir ce qui a fait que Gallimard, l’éditeur français habituel de Martin Amis, autant que l’éditeur allemand, ont refusé de prendre ce livre. Or la postface de celui-ci, par Amis lui-même, a plutôt de quoi inciter à la confiance, tant les bases documentaires de l’auteur semblent solides, et de conclure au probable mauvais procès…

°°°

Quatrième séance de radiothérapie aujourd’hui. Un quart d’heure à tout casser, mais l’énorme machine qui me tourne autour ne laisse de m’impressionner. Je me demande d’ailleurs comment fonctionne cet « accélérateur linéaire », et qui règle le « tir », de l’ordinateur ou du jeune technicien aux yeux de gazelle m’accueillant avec une prévenance presque excessive…

°°°

C’est l’honneur de la littérature que de traduire la beauté du monde, et ce l’est autant d’éclairer l’abjection de l’homme, comme s’y emploie Martin Amis dans son dernier livre. Honte à Gallimard qui a refusé de publier ce livre nous plongeant, littéralement, au cœur du mal. D’aucuns s’exclameront peut-être : ah mais, assez de livres sur la Shoah ?, ce qui, bien sûr ne fonde pas le rejet des éditeurs français et allemands ; mais ceux-ci incriminent probablement le fait que le romancier ose parler, dans l’enceinte du camp, des menées sexuelles des officiers et de la vie de leurs familles, comme dans La Chute on reprochait au réalisateur d’avoir abordé les aspects « humains du Führer, lors d’une autre polémique franco-allemande des plus ridicules. Or il est important, justement (ce qu’a aussi fait Jonathan Littell dans Les Bienveillantes, attaqué lui aussi pour cette raison par un Lanzmann) de rappeler à tout un chacun que les « monstres » nazis sont, hélas, des hommes comme les autres , etc.

°°°

Le poète Adonis se prononce très clairement, dans un entretien diffusé sur Internet, à propos de la régression et du déclin de la culture arabe actuelle, selon lui en grand retard sur la culture contemporaine, en tout cas dans les pays soumis au Diktat politique de la religion. Il va sans doute encourir la fureur des bigots islamistes, mais il a le courage de dire tout haut ce que de nombreux intellectuels du monde arabo-musulman pensent en leur for intime sans oser l’exprimer haut et fort. Par conséquent : respect.

 °°°

La façon dont on présente la littérarure dans les médias, à propos de la rentrée littéraire, est dominée par l’obsession du chiffre, du succès et du « carton ». Quant au contenu des livres : néant.

°°°

Dans un entretien de ce jour publié dans Le Temps, le brave Joël Dicker affirme qu’il a envie d’être lu comme on regarde une série télé « en famille », et que ce qui le frappe, dans le monde actuel, est « le manque d’amour ». On tombe des nues devant tant de pénétration perspicace et d’originalité… 

Suter7.jpgÀ La Désirade, ce dimanche 6 septembre.– Je viens d’achever la lecture de Montecristo de Martin Suter, entreprise hier soir, et qui m’a captivé. On y retrouve le storyteller formidable de Small World, qui a révélé l’auteur en 1998, et qui, depuis lors, a acquis la maestria d’un grand pro de la narration populaire, au bon sens du terme, avec des degrés de densité et et d’intensité variables.

Montecristo est un thriller sans faille, qui revisite la Suisse au-dessus de tout soupçon du camarade Jean Ziegler dans la foulée d’un journaliste vidéaste cachetonnant dans la télé people tout en rêvant de tourner un vrai film dont le scénar s’inspire du roman fameux de Dumas, impliquant un jeune Helvète piégé en Thaïlande pour possession de drogue glissée par des tiers dans ses bagages. Parallèlement, le protagoniste se découvre par hasard en possession de deux billets de 100 francs suisses absolument identiques, qui l’engagent dans une investigation aux implications énormes.

Comme dans les meilleurs romans de Martin Suter, l’intérêt de Montecristo tient à la fois à la rigueur de son observation de plusieurs milieux (ici, la banque, les médias et le cinéma), fondée sur la connaissance et l’expérience de l’auteur (on sait qu’il fut un chroniqueur économique pertinent voire mordant avant de passer au roman), la qualité de sa dramaturgie et la fine psychologie qu’il montre dans le développement de ses personnages, enfin la swiss touch de son univers qui relance les fables d’un Dürrenmatt en plus soft et en plus glamour avec, en l’occurrerence, une Marina plus qu’avenante. Bref, c’est de la toute belle ouvrage que Montecristo, dont l’intrigue se dénoue d’une façon propre à rassurer tout le monde, non sans ironie cinglante…

°°°

À propos de l’Etat islamique et de l’impuissance de l’Occident, autant que du double langage des autorités arabes à son égard, je lis ceci, dans Marianne, qui me semble clair et juste, notamment à propos de l’Arabie saoudite : « C’est donc avec ces gens qui décapitent, violent, traquent et persécutent les femmes, que nous frappons des gens qui décapitent, violent, traquent et persécutent les femmes »…

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Vision d’enfer : ceux qui s’ennuient et s’en veulent mutuellement de se faire chier. Souvenir de ce couple entre deux âges et deux eaux plates, au café Diglas de Vienne, que j’ai vu se faire face pendant une heure sans se dire un mot, se regardant avec quelle intensité assassine.

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J’ai commencé ce matin de lire le roman de Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine, dont les premières pages, évoquant la masturbation, ne m’ont pas vraiment transporté. C’est une manière d’essai-roman rappelant à la fois Kundera, Quignard et Sollers, avec quelque chose de très Français ou, plus précisément, de très Parisien qui m’a paru un peu trop chic au premier regard ; mais je réserve tout jugement sérieux puisqu’il me reste plus de 400 pages pour le fonder.

Quant au mariage pour tous, il me semble aller tellement de soi que même le nôtre, entre une divorcée et un inclassable, se passe de tout débat, autant que le mariage ou le non-mariage de nos enfants…

°°°

L’idée de la perfection, dont parle un Matthieu Ricard, la pratique de la méditation et autres « techniques » d’acquisition de la sérénité : tout cela m’ennuie à vrai dire.

De fait, je suis bien plus intéressé, et naturellement attiré, par l’imperfection et les difficultés quotidiennes que par je ne sais quelle harmonie, si sublime qu’elle soit

Je respecte certes les moines et les bonzes, les nonnes et les saintes, mais là n’est pas ma voie.

C’est aussi ce que je me dis en lisant et en annotant Le Purgatoire de Dante, dont la visée et l’enjeu – à savoir le salut de notre âme - m’importent bien moins que les observations faites en chemin et les constantes inventions verbales du trouvère…

Comme disait l’autre, plus que le but, c’est le chemin qui compte ; en outre, l’idée d’une rétribution liée au mérite du pécheur battant sa coulpe et psalmodiant des hymnes, m’a toujours paru signaler un marché douteux, à base de chantage et de calculs. - notre mère y avait recours et cela me hérissait, surtout lorsqu’elle a entrepris nos enfants…

°°°

C’est un bon exercice que de distinguer, dans les séries américaines, ce qui relève du kitsch ou du stéréotype, de ce qui mérite l’intérêt pour sa qualité documentaire ou dramaturgique.

Je m’ y suis appliqué depuis que j’ai découvert ce nouveau genre, que j’imaginais sans le moindre intérêt, avec les six saisons de The Wire, formidable aperçu des coulisses de Baltimore, à tous les étages de la société, la série « culte » de Twin Peaks et ensuite des réalisations plus récentes comme Breaking bad ou Six feet under, suivies de vingt ou trente autres. 

Ce mardi 15 septembre. – Jérôme Meizoz se fend, aujourd’hui, d’une chronique dans Le Temps, à propos du prétendu renouveau de la littérature romande et du boom publicitaire que celle-ci provoque dans les médias et sur Internet. Il a raison à certains égards, et notamment quand il oppose la recherche du coup médiatique au développement patient d’une œuvre, mais il fait preuve de simplisme quand il prétend que ce qui caractérise cette nouvelle donne se caractérise par son recours aux techniques littéraires américaines visant à la fabrication de best-sellers. Comme s’il y avait une recette du best-seller, et comme si les romans des jeunes auteurs parus ces dernières années en Suisse romande appliquaient la même recette. Evidemment, ce qu’on peut dire « l’effet Dicker » brouille les esprits, et les médias ont amplifié le malentendu en reconnaissant soudain une littérature qui « cartonne », ce qui est évidemment stupide et plus encore relatif.

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Jules Renard : « À voir un Chinois, on se demande ce que peut bien être le masque d’un Chinois ».

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Je suis réellement épaté, et crescendo, par la lecture de l’Histoire de l’amour et de la haine de Charles Dantzig, dont la rare finesse de perception et la merveilleuse fluidité du style m’enchantent bonnement.

On retrouve ici la meilleure veine des moralistes et prosateurs français, de La Bruyère à Stendhal, en passant par Joubert, mais pas que, vu qu’il y a là-dedans uneveine anglo-saxonne du meilleur aloi.

On n’est pas loin non plus, question narration romanesque, d’un Philippe Sollers, en plus attentif à autrui, par le truchement d’une frise de personnages bien individualisé et beaucoup plus autonomes que ceux de Sollers, toujours voués au rôle de faire-valoir (les femmes sur les genoux du Maître) ou de repoussoir.  

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ob_cd401d_manifeste-4-pajak.jpgJ’ai commencé de nous lire, en voiture, le quatrième volume de la série du Manifeste incertain, de Frédéric Pajak, toujours aussi intéressant et ici en crescendo, pourrait-on dire. Mais cela part déjà très fort, avec une charge carabinée contre la malbouffe et, plus généralement, l’obsession gastronomique assez dégoûtante qui sévit actuellement. En tout cas il prêche un converti en mon humble personne, moi qui ai horreur de cette profusion d’émissions télévisées et de reportages, d’article des portraits de « grandes toques » qui envahissent bonnement les médias.  

 

Ce dimanche 20 septembre. – Un jour des dernières semaines de sa vie, mon ami R***, sur le quai de la gare de Lausanne où nous nous étions rencontrés par hasard, m’a répondu, après que je lui eus demandé comment il allaait, qu’il était entrain de mourir et qu’il allait à Berne voir je ne sais plus quelle expo, comme j’y allais moi-même, mais comme je pensais que nous allions voyager ensemble et que je m’en réjouissais tout amicalement, il me répondit d’un sourire aimablement distant – ce qui me choqua en me rappelant tout ce que nous avions partagé pendant ces dernières années -, précisant qu’il avait pris de la lecture et que moi aussi sûrement comme-il-me-connaissait, sur quoi il me décocha un autre sourire un peu moins froid mais plus triste et me planta là comme s’il me renvoyait aux vivants qu’il allait quitter bientôt, sans que j’imagine évidemment, alors, la façon qu’il choisirait de quitter ce monde en se perfusant, avec son ami D***, en pleine santé à ce qu’on m’a dit – tous deux nous laissant une lettre d’adieu pleine de reconnaissance et d’allégresse…

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Jules Renard : « Balzac est peut-être le seul qui ait eu le droit de mal écrire. »

Dürrenmatt30001.JPGCe lundi 21 septembre. – Je suis parfois gratifié du don spécial de faire des rêves à caractère féerique, comme celui de la nuit dernière, qui s’est développé comme une prodigieuse vision en trois dimensions, richede couleurs et de sensations.

Je me trouvais d’abord sur une espèce de très vaste mappemonde circulaire de plastique multicolore, évoquant une sorte d’immense ballon de plage dégonflé aux motifs encore indéchiffrables mais très harmonieux dans leur organisation esthétique, du genre des particules visuelles constituant les mobiles gracieux d’un Kandinsky, de la série Bleu ciel, avec quelque chose aussi des dessins que Friedrich Dürrenmatt conçut pour ses enfants en bas âge.

Tout cela était déjà bien beau, sans atteindre pourtant le caractère féerique de la suite du rêve.

Un mot cependant, avant d’évoquer celui-là, à propos du terme de particule, qui m’a rappelé le traitement que je suis en train de subir par radiothérapie, consistant, par accélérateur linéaire, en tirs groupés de particules, précisément, visant à brûler certain foyer cellulaire infinitésimal repéré par l’imagerie par résonance magnétique. Tout se tient-il ainsi par en dessous ?

Ce qui est sûr, c’est que la féerie de cette nuit aura tenu à un souffle, dont l’effet visible fut le déploiement soudain de la surface multicolore en sphère gonflée aux dimensions d’une montgolfière géante, ou plus exactement d’un duplicata de planète bien ronde et bien chatoyante de couleurs, avec ce défi personnel de m’y accrocher puisque, sous l’effet du souffle continu, le formidable ballon commençait de s’élever au-dessus du sol solide, m’évoquant maintenant quelque géante balle-bulle aux rondeurs colorées d’une nana de Niki de Saint-Phalle.

Or j’avais remarqué, durant le lent gonflement de la sphère, que le rêvem’avait pourvu d’un équipement spécial à baudrier de tergal et mousquetons de téflon, qui me permettraient de m’accrocher aux innombrables boucles visibles aux flans ce l’OFNI (Objet Flottant Non Identifié) dont se précissait à l’instant l’envol.

La sensation de voler, fûtce durant l’espace-temps restreint de deux ou trois secondes qu’aura duré le rêve, procède –telle d’un ordre métabolique subtil. Comme celui qui préside à la floraison des ancolies ou des campanules, ou n’est-ce que le résultat aléatoire non concerté d’un désordre physique ou psycghique ?

En clair : d’où vient cette nom de Dieu de féerie ? Et par quel souffle, ou coup de pouce techno-scientifique, subitement accélérée ?

La boule de gomme du mystère a ce matin un goût et une fragrance de chlorophylle qui me rappelle nos enfances hollywoodiennes. Let’s have a dream…

Post scriptum : et ne pas louper, demain, le rendez-vous au service de radio-oncologie de La Providence…

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Il y a, chez Frédéric Pajak, un mélange de sens commun et d’originalité, de complète indépendance d’esprit et de justesse dans le choix des mots et le cadrage de ses peintures, qui est d’un auteur accompli. Il peut aller n’importe où : ce sera toujours intéressant, jamais convenu, toujours personnel et valable pour son lecteur – et sa lectrice ; il faut le préciser désormais, comme à la police : nos collaborateurs et collaboratrices, etc.  

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Les gens qui ont appris que j’avais le cancer – je ne sais comment ce genre de bruit se répand – me parlent sur un ton légèrement différent, mélange de sollicitude un peu plus tendre que d’ordinaire, et, je le note sans aucune nuance de reproche, de curiosité. Ah bon ? Eh oui. Voilà voilà. Et à part ça, ça va ? Mais comment donc !

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Georges Dumézil : « Le désespoir est manque d’imagination ».  

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La nouvelle relative à la prochaine décapitation du jeune Saoudien dont le seul « délit » relève de son opposition présumée à la politique du gouvernement, ou plus exactement (d’après ce que j’ai compris) au fait qu’il a un parent dans le collimateur du régime, me touche comme si je connaissais ce garçon. Il faut dire que l’abjection et la sauvagerie de ces potentats m’atteint comme si c’était le genre humain que ces ordures déshonoraient, et la menace que le corps décapité de ce jeune homme soit ensuite crucifié et livré aux charognards achève de me solidariser avec ce frère humain dont le sort fait protester les « nations civilisées », lesquelles continuent de faire commerce avec ce régime d’assassins.

Ce vendredi 25 septembre. J’ai consacré ce soir un long papier au livre de Jacques Vallotton, Jusqu’au bout des apparences,évoquant sa carrière de journaliste, en développant une réflexion sur le « métier » en question et ses divers aspects.

Or je me pose ce soir la question : ai-je jamais été, moi-même, ce qu’on peut dire un journaliste ? J’ai certes écrits des milliers d’articles, travaillé treize ans en free lance pour divers journaux et revue, sans parler de la radio ; j’ai exercé pendant six ans le poste de chef de rubrique, à La Tribune-LeMmatin, et ensuite j’ai rejoint l’équipe de la culturelle de 24 heures, mais journaliste ? Je ne sais pas.

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En lisant ce que Charles Dantzig écrit à propos de l’humour et du comique, et plus précisément sur le manque d’humour des Français et leur peu de sens du comique, je constate que ses vues recoupent exactement mon propre sentiment à cet égard, dont j’excepterai une paire de Marcel, Aymé et Proust, et Rabelais cela va sans dire, et Molière, et Céline dans ses meilleurs moments quand il oublie d’être salaud, et Michel Houellebecq évidemment.

Charles Dantzig a pour lui la vista cosmopolite de l’anglophile et le sens de la catastrophe de l’enfant déçu, que je partage depuis l’âge de trois ans, plus précisément lorsque, creusant dans la pelouse paternelle un trou destiné à rejoindre l’autre bout de la Terre dont les habitants sont appelés Têtes Bêches, notre père m’a tancé doucement avant de me confisquer (dur, dur) ma pelle.  

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Sous la plume d’Oscar Wilde : « Nothing that is worth knowing can be taught ». Ce qui vaut aussi dans notre langue en dépit des pédants et des cuistres: « Rien de ce qui mérite d’être su ne peut être enseigné ».

Ce dimanche 27 septembre. – En revenant à Ni Marx ni Jésus de Jean-François Revel, je suis surpris d’y retrouver le climat de nos années de jeunesse, perçu en Amérique pré-révolutionnaire comme l’étaient les notes californiennes d’un Edgar Morin, que j’ai rencontré à Paris au tout début des années 70. Revel pensait alors que la seule Révolution encore envisageable viendrait des States, et ses observations restent bien plus lucides, vivaces et généreuse que celles de tant de commentateurs de l’époque, plus à gauche ou plus à droite. Venu du socialisme réformiste, c’était un esprit libre et moins austère qu’un Raymond Aron, et je me suis également régalé, l’autre jour, de ses Contre-censures, qui n’ont pas pris une ride. Lorsque, en 1972, je suis allé interviewer cet horrible facho de Lucien Rebatet, à propos des Deux étendards, et que l’intempestif m’a classé « libéral » à l’américaine, alors que lui-même, s’il avait eu mon âge, eût été maoïste (nous avions bu pas mal de scotch en cette fin d’après-midi, mais il pensait sûrement ce qu’il disait), je ne savais trop ce que ce « libéralisme » américain signifiait, mais à présent je le vois un peu mieux, me reconnaissant volontiers dans les positions d’un Gore Vidal ou d’un Oliver Stone, tout en récusant toute forme de classement.

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Que pense réellement Bernard de Fallois, grand lettré vieille France qui a publié tant d’auteurs de premier rang, relit Proust chaque année et m’a fait connaître ou rencontrer tant de beaux et bons esprits (de Jacqueline de Romilly à Léon Poliakov en passant par Benoist-Méchin, Fabre-Luce, Debray-Ritzen et bien d’autres), de cette romance insipide et niaise que représente Le Livre des Baltimore de Joël Dicker, et qu’en aurait pensé Dimitri, qu’en disent vraiment un Marc Fumaroli ou un Bernard Pivot après le bon accueil (selon moi justifié) qu’ils ont réservé à La Vérité sur l’affaire Harry Quebert ? L’on me dit que l’ambiance, à la rue de la Boétie, est au délire. Est-ce à dire que le succès rende fatalement aveugle, voire stupide ?

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2551226573.jpgMa lecture de La Divine Comédie, que je distille irrégulièrement sur la Toile depuis plusieurs années, et qui aborde ces jours Le Purgatoire, n’aura de sens que si elle devient de plus en plus personnelle et spontanée, sans gêne. À propos du poème en question, John Cowper Powys en souligne l’aspect fondamentalement daté , par opposition à d’autres grands textes classiques tels L’Illiade ou les livres de Rabelais. La « tapisserie » poétique de Dante est sans pareille, mais une chose la plombe évidemment, et c’est la théologie.

Or, me rappelant la lecture « morale », voire moralisante, de notre cher vieux François Mégroz, je me dis que ce Dante-là, catholique ultra et césaro-papiste à outrance, devrait me faire réagir de plus en plus naturellement contre, comme je réagirais contre je ne sais quel ayatollah furieux mais poétiquement génial…

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L’inflation médiatique suscitée par le nouveau roman de Joël Dicker est tellement disproportionnée, par rapport à l’objet en question, qu’elle en devient ridicule, voire comique, essentiellement liée à deux chiffres : 2 millions d’exemplaires vendus et 42 traductions. Ce qu’on observe alors de nouveau, c’est l’anticipation du lancement de l’objet par des journalistes, devançant même la pub, impatients d’être les premiers à en parler et de recueillir les propos exclusifs ( !) du prodigieux Barbie Mec mal rasé, qu’on ne saurait critiquer sans passer pour jaloux ou incapable de « savourer son plaisir ».

Quant à lire un seul commentaire élogieux, structuré et argumenté, qui nous explique pièce en main pourquoi ce roman est « encore meilleur » que le précédent, je l’attends évidemment avec toute mon attention de gâte-sauce craignant, hélas, de ne point être démenti…

  

Ce mardi 29 septemnbre. – Vingt-troisième séance, ce matin, à compter jusqu’à 144 pendant que l’énorme accélérateur linaire me tourne autour. Ensuite vu ma chère Marie-Laure, après bien des mois sans se rencontrer. Bonne conversation comme toujours. Le penchant croissant d’une certaine Suisse égoïste et pleutre vers le repli xénophobe nous désole, mais notre amitié se nourrit surtout de belles et bonnes choses. Je lui parle de nos filles si ouvertes au monde. Elle m’évoque le courage de notre amie M*** amputée à hauteur de la hanche et ne cessant de chantonner, puis elle m’évoque l’homme de sa vie, une fois de plus, dont la disparition l’a bouleversée. Elle représente le seul lien amical fort que j’aie gardé avec mes anciens collègues de 24 Heures. Je lui offre l’Histoire de l’amour et de la haine de Charles Dantzig et lui promet l’Atlas d’un homme inquiet. Nous sommes un peu tristes à l’idée que « notre » table, au Buffet de la Gare, soit promise à la disparition dès la fin de l’année. Plus grave : qu’aucun de nos amis serveuses et serveurs, tous virés, ne soit sûr de retrouver un emploi. Plan social zéro. Société de merde.

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Simone Weil : « On dégrade les mystères de le foi en en faisant un objet d’affirmation ou de négation, alors qu’ils doivent être un objet de contemplation ».

Prodhom_image.jpgCe mercredi 30 septembre.– La lecture des Marges de Jean Prod’hom me touche à un point rare, et surtout ne cesse de relancer ma propre rêverie. Je me revois dans les bois à quatorze ans, Sur le chemin de terre aujourd’hui coupé par l’autoroute, où je me suis aperçu tout à coup – vertige pour ainsi dire métaphysique – que j’étais moi et pas un autre. Or il y a de ça dès les premières pages de Marges, dans ce texte intitulé J’ai vécu de bien mauvais moments où il est question de ce qui est attendu d’un écolier dont on attend qu’il fasse preuve d’originialité dans ses composition, qui s’en reconnaît incapable et qui découvre plus tard que sa vraie voie et sa vraie voix sont ailleurs, « loin de l’école et des médecins », toutes choses que j’ai vécues tout pareillement quoique tout autrement, dans le préau de l’école primaire de Chailly, quand je me sentais autre que les autres. Et Jean Prod’hom : « Il convient poeut-être de rester modeste en la circonstance et de se cointenter, plume à la main, de ce qui est là jour après jou, sous nos yeux, le ciel d’opale, le chant du coq ou ce rayon de bibliothèque sur lequel des livres aux habits d’Arlequin, blottis les uns contre les autres, se tiennent compagnie jour et nuit pour dessiner l’arc-en ciel de la mémoire des hommes, avec la conviction que l’inouï est à notre porte ».

12002541_10207794832655630_6747880051450184974_o.jpgJean Prodh’hom tient à la fois de l’écolier dissident prolongeant la récré pendant des années et de l’instituteur à l’ancienne, il me fait penser à Gavillet pourchassé dans nos campagnes à l’été 1953 et à Gaston Cherpillod pêchant dans une rivière en égrenant les noms de lieux genre Donneloye ou Promasens, Prévondavaux en descendant de Denezy ou Correvon au couchant, ainsi de suite dans la foulée des aiguiseurs de naguère et des vanniers de jadis…  

3768120043.jpgQuand je remontais en danseuse la côte du Chianti direction Arezzo, sur mon vélocipède à multisacoches,  j’ai noté des tas d’impressions que je retrouve dans ce qu’écrit Jean Prodhom de Pozzuoli dont le front de mer évoque le décor de Mains basses sur la ville, « mosaïque de sacs-poubelles, baignades interdites, horizon glauque, odeurs douteuses, plages jonchées des restes de la cuisine du monde », et tout en haut de ma côte toscane il y avait des mômes de pas treize ans qui vendaient de la limonade et que j’ai payés en coupures roses et bleues de lires pourries de l’époque, ainsi de suite.

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CINGRIA5 (kuffer v1).jpgEt Charles-Albert de préciser en se penchant sur la terre romaine assez rouge à cet endroit-là : «  ça a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »…

Mémoire vive (93)

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12091340_10207849053011105_6171195252054709108_o.jpg

À La Désirade ce 1eroctobre 2015. – Six heures du matin. Réveillé par une vague angoisse psychique à foyer physique précis : là-bas au triangle inférieur du ventre où se concentrent, 144 secondes par jour, les tirs de l’accélérateur linéaire. Sensation diffuse de calcination, ou peut-être n’est-ce qu’une idée puisque je ne ressens aucune brûlure réelle ? Puis je me lève et cela va mieux. Mais une nouvelle sensation plus profonde d’urgence me taraude : plus une pinute à merdre.

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Je suis très intéressé, depuis quelque temps, par la re-lecture de Ni Marx ni Jésus de Jean-François Revel, quarante-cinq ans après sa parution originale.

C’est un essai, à certains égards, de visionnaire, dont les quatre décennies passées ont avéré certains aspects de sa vision, en divergeant en revanche de l’utopie qu’il appelait de ses vœux, consistant en une gouvernance mondiale qui se substituerait aux Etats-nations. La seule Révolution à venir qu’il voyait alors de ses yeux, découlant des bouleversements sociaux et culturels survenus aux Etats-Unis au tournant des années 60, a tourné court durant lesdécennies suivantes, alors que l’Empire ne cessait d’étendre son hégémonie et de contribuer un peu partout au chaos ; et la tragédie du 11 septembre a précipité les choses pour le pire…

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Titre de couverture du Courrier international. « L’ONU peut-elle sauver le monde ? »

On en doute en ce qui concerne   le jeune Ali qui attend d’être décapité par les Saoudiens, dont l’un d’eux brigue la présidence du Conseil des droits de l’homme de la même Organisation...

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Reprenant la lecture du Livre des Baltimore pour vérifier que je n’ai pas fait preuve de myopie par rapport à d’éventuelles qualités qui m’auraient échappé, je constate que ce roman n’est pas que décevant : qu’il est bonnement écoeurant de complaisance et de superficialité satisfaite.

Ai-je péché par aveuglement, complaisance ou naïveté en accueillant La vérité sur l’affaire Harry Quebert avec tant de générosité ? Je ne le crois pas. Je pense plutôt que j’ai parié pour le meilleur du talent de Joël Dicker bien avant que le succès, de toute évidence, ne l’égare.  

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Les premiers mots qui nous restent en mémoire relèvent autant de la recomposition, voire de l’invention a posteriori, que du souvenir direct.

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2551226573.jpgLire et commenter La Divine Comédie m’amène, progressivement, à distinguer plus précisément ce que j’en apprécie vraiment de ce qui m’en semble daté ou même irrecevable aujourd’hui. L’idée de coupler, alors, cette lecture avec celle de Montaigne, pourrait peut-être ajouter du sel à l’exercice, me dis-je à l’instant.

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Le problème de Joël Dicker, c’est qu’il veut plaire à Maman. Pacte dangereux pour un écrivain. Le cher Marcel l’avait rompu en dépit de l’amour inconditionnel qu’il vouait à sa mère; mais Proust était un type aussi courageux qu’orgueilleux et conscient de son génie, et son environnement n’avait rien de comparable avec le climat de Star Ac’ qui prévaut aujourd’hui et crétinise un peu tout lemonde.

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Dois-je accepter la règle « démocratique » selon laquelle, après avoir publié un long texte argumenté à propos de tel ou tel sujet, sur mon blog ou sur Facebook, n’importe qui, sous anonymat, puisse en dire n’importe quoi ?

Il y a quelques années, je me suis fait traiter de fasciste, sur mon propre blog, parce que je me permettais de virer des commentaires insultants non signés, alors que c’est, précisément, ces attaques masquées qui relèvent, sinon du « fascisme », accusation ridicule, du moins de la muflerie la plus lâche.

Or le « jeu » est moins sournois sur Facebook, où l’échange se fait à visage découvert, mais c’est alors la jactance qui menace de tout diluer…

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736512979.jpgLa lecture (ou plutôt l’écoute) de la Recherche m’est un viatique sensible quotidien. Je descends tous les jours à La Providence pour ma séance quotidienne de radiothérapie, qui dure exactement 144 secondes, et descendant puis remontant j’écoute les fragments de Du côté de chez Swann ou du Temps retrouvé, dont je connais déjà la plupart quasi par coeur mais que je réécoute, comme je réécouterais un concerto ou un opéra, sur le mode répétitif voire obsessionnel qui a été le mien durant mes années de solitude, capable d’entendre La Bohème ou Tosca cent fois (au Grand Chemin, puis aux escaliers du Marché), cent fois la Rhapsodie pour altsolo de Brahms ou le concert pour violon de Sibelius, et mille fois Simon Boccanegra ou la Sonate posthume de Schubert.

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La peinture est à mes yeux un art éminemment érotique, par les couleurs. Le sujet n’y est pour rien, qui ne fait que dire la volupté, tandis que les couleurs l’incarnent. On ne peint plus aujourd’hui tel ou tel sujet : on peint en somme de la peinture.

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La notion de littérature romande a-t-elle encore un sens ? Je me le demande. Ce qui est sûr est que les nouvelles générations de quadras et de trentenaires n’ont presque plus rien à voir, du point de vue des mentalités, avec la nôtre, et beaucoup moins encore avec celles de nos aînés.

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En couverture de L’Obs de cette semaine,on lit : « La troisième guerre mondiale a-t-elle commencé ? » 

Or il me semble que les médias nous ont déjà fait le coup deux ou trois fois. À croire que la troisième guerre mondiale recommence chaque année et chaque fois ailleurs, comme refleurissent les marronniers...

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12369036_10208220494816918_5325400035265526465_n.jpgEn relisant ce soir le chapitre des Plaisirs de la littérature consacré à Dante, je me dis que personne, aujourd’hui, ne propose de synthèses aussi claires et profondes, si pénétrantes et si libres d’esprit que celles de John Cowper Powys dans ce livre inépuisable.

En France, je ne vois personne qui parlerait aujourd’hui de Dante avec la finesse et la justesse qu’a montrées un Etienne Gilson, à l’exception de Philippe Sollers, ici et là, par fulgurances, quand il ne ramène pas tout à son cher lui-même…

 

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Je me suis procuré cet après-midi La seule exactitude d’Alain Finkielkraut pour me faire une idée « sur pièce« de ce livre éreinté récemment sur deux pages de L’Obs, d’une manière qui m’a semblé ruisseler du fiel parisien le plus douteux.

Le livre serre l’actualité de près, dès 2013, et la première chronique consacrée au mariage pour tous, nuancée et pénétrante, ne me semble pas du tout d’un « réac » borné mais procède d’une réflexion sur la filiation tout à fait légitime.

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Unknown-3.jpegJ’ai de la peine à parler de « mon cancer » sur un ton dramatique, et d’autant moins que j’ai commencé à lire Sable mouvant de Henning Mankell, récit entrepris en 2013 au lendemain de l’annonce de « son » cancer à lui, déjà largement propagé en métastases et ne lui accordant que peu de mois à vivre (il est mort tout récemment) avec un sentiment de reconnaissance particulière tant ce livre est encore « du côté de la vie ».

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Je me sens de plus en plus distant, par rapport à l’eschatologie chrétienne (je ne parle pas du rabbi Iéshouah, que j’aime plus que jamais) et de plus en plus proche de l’humanisme souriant d’un Rabelais ou d’un Montaigne, lequel écrit ceci : « Je veux qu’on agisse et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait.»

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On a parlé, dans les journaux, d’un « coup de maître » à propos du premier roman de l’auteur alémanique Jonas Lüscher, intitulé Le printemps des barbares, où je vois plutôt, pour ma part, un coup d’épée dans l’eau. 

De fait, en dépit d’une certaine élégance d’expression, frottée d’un certain chic littéraire ostentatoire (avec salamalecs convenus à Nabokov, Bowles ou Sebald), cette prétendue « formidable satire de notre époque » me semble plutôt anodine dans ses deux premiers tiers, par invraisemblance gratuite dès la scène de la collision d’un car plein de touristes et d’unecaravane de chameaux dont treize d’entre eux restent sur le carreau. Le tableau se veut allégorique, mais il est aussi caricatural que, par la suite, le récit du mariage de deux jeunes Anglais trèsfortunés entourés d’une clique de yuppies londoniens dans un palace tunisien en plein désert,genre oasis de Nefta, s’achevant en chaos babylonien qui se veut représentatif de la décadence occidentale sur fond de crise financière. 

Or, autant le Montecristo de Martin Suter me semblait intéressant, en rapport avec le monde financier, malgré le paradoxe de son argument narratif, autant ce Printemps des barbares m’a ennuyé par son manque de base crédible et sa visée par trop édifiante en son manichéisme à gros traits.

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medium_ogre.2.jpgJules Renard en son Journal : « Les morts de l’amitié ».

Ou encore : Les nuages passent sur la lune comme les araignées auplafond ».

Et ceci sur Dieu : «Je croirai à tout ce qu’on voudra, mais la justicede ce monde ne me donne pas une rassurante idée de la justice dans l’autre.Dieu, je le crains, fera encore des bêtises : il accueillera les méchants au Paradis et foutra les bons dans l’Enfer ».

Ou cela : « J’ignore s’il existe,mais il vaudrait mieux, pour son honneur,qu’il n’existât point ».

Et enfin : « Faire une conférence sur Dieu, avec projections ».

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Je n’ai plus envie de me forcer à quoi que ce soit. Un peu fatigué par mon traitement de radiothérapie, je n’en garde pas moins d’énergie et de vivacité d’esprit. Surtout, je suis plein de projets, et c’est à cela seul que je dois penser. À savoir plus précisément : La Vie des gens, Les Tours d’illusion, Mémoire vive et La Fée Valse. Après quoi je reviendrai, peut-être, au roman. Ou peut-être pas…

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La lecture de Sable mouvant de Henning Mankell me passionne et me touche à la fois. L’homme est mort le 5 octobre dernier, mais son livre reste « du côté de la vie » à mes yeux.

À divers égards, il m’évoque la démarche de Christoph Ransmayr dans son Atlas d’un homme inquiet, pratiquant une sorte d’observation panoptique ouverte à la fois sur le monde et, s’agissant du regard rétrospectif de Mankell à travers les années, sur le temps que nous avons vécu et qui nous reste à vivre.

 

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En lisant les Conversations d’un enfant du siècle  de Frédéric Beigbeder, j’apprécie le talent et la verve du lascar, tout en me disant que nous n’appartenons pas au même monde ; et pourtant je lui trouve plus de sérieux et d’intelligence critique, de fantaisie et de justesse qu’à maints commentateurs moins « branchés » ou « à la coule »…

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J’aimerais essayer d’exprimer, au plus près de mon sentiment personnel, ce que m’inspire la lecture de l’Histoire de l’amour et dela haine de Charles Dantzig, dont les réponses littéraires, ou je dirais plutôt : poétiques, à des questions assez triviales, m’intéressent et me touchent sans que lesdites « questions triviales » ne m’intéressent ni ne me touchent à vrai dire plus que ça.

De fait, la question du mariage pour tous, dont le débat furieux qu’il a suscité en France constitue le fil rouge narratif du roman, pas plus que la question de l’homophobie, ne m’intéressent ni ne me touchent « au fond ». 

Bien entendu, je suis partisan du mariage pour tous, ou disons qu’il me semble juste et bon que toutes les unions conjugales bénéficient des mêmes droits, et l’homophobie, autant que le racisme ou la misogynie, m’ont toujours choqué sans que je n’en fasse jamais un thème de réflexion ou de polémique. 

Bref, c’est essentiellement l’amour, la haine, les personnages de ce roman, et plus encore sa « musique », la musique de Paris et des conversations, la musique d’une pensée et d’une rêverie qui m’ont touché dans ce roman singulier qui,pour moi, s’inscrit naturellement dans la constellation des autres livres de Dantzig – ou du moins ceux que je connais, car je n’ai rien lu de sa poésie -,à commencer par l’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien dont certaines pages de ce roman prolongent l’inventaire.

Parlant d’amour dans ce roman (le premier roman que je lis d’ailleurs de lui), Dantzig relance à sa façon les approximations du Stendhal « étudiant » l’amour, exemples à l’appui, avec autant de justes intuitions et plus de porosité au sens de la « sensation vraie», selon l’expression de Peter Handke, mais en moins pointilliste hypersensible et moins névrosé que celui-ci.

Je n’ai pas souvent lu, de nos jours, de pages évoquant l’amour des cheveux de tel ou tel personnage, ou le langage des yeux et des mains (ou même des dos) avec autant de bonheur que dans cette suite de fragments liés ensemble par une narration qui structure à la fois un décor (Paris, la lumière de Paris, l’asphalte des rues de Paris, les fenêtres éclairées des premiers étages des appartements de Paris, les bistrots de Paris où se retrouvent les jeunes gens de Paris) et son ambiance générale momentanée (le moment des manifs et contre-manifs), enfin tout un ensemble de composantes produisant la masse et les volumes aérés, il faudrait plutôt dire la tonne musicale du roman.

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Ferons-nous encore de grands voyages ? En ce qui me concerne, je n’entrevois pour le moment que la Californie, pour rendre visite à nos enfants. Sinon, je doute que je remette jamais les pieds en Afrique, et l’Orient ne m’attire plus guère, ni le Moyen ni l’Extrême, sauf peut-être Shanghai.

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La tendance au nivellement est massivement accablante, mais la stupidité et la vulgarité n’ont pas encore tout contaminé. Preuve en est que nous sommes là, qui lisons et publions encore de bons livres, apprécions de bons films, voyons s’épanouir de bons et beaux enfants.

Bref, tout n’a pas encore été gâché et sali. Mais non : pas tout.

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Très intéressé par les propos d’Alain Finkielkraut dans son entretien avec Frédéric Beigbeder transcrit dans les Conversations d’un enfant du siècle de celui-ci.

Finkielkraut s’en prend notamment à la falsification des propos qui caractérise certaines opérations médiatiques, la nouvelle mentalité qui se répand sur l’Internet etqu’il estime « atroce », et ceci encore qui me parle vivement :qu’il affirme n’avoir point d’opinions, mais que des convictions

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4784493_7_77a7_l-ecrivain-boualem-sansal-a-paris-le-4_0bdf7cc333484f14fb1e5549215bbb89.jpgUne horreur glaçante et croissante saisit le lecteur de 2084 dès les premières pages de ce roman d’anticipation catastrophiste faisant écho à Orwell même si le climat du début, dans unsanatorium de l’Atlas lointain, évoque plutôt Le désert des tartares de Buzzati, avec un autre type d’angoisse cependant, liée à la paranoïa islamique.

Comme dans Le Serment des barbares, du mêmeBoualem Sansal, un mélange immédiat de noirceur panique et de comique imprègne le récit des tribulations du jeune Ati, sur fond de théocratie à la foisinsidieuse et écrasante. Cette ambiance m’a rappelé mon dernier séjour à Tunis,en bien pire évidemment, et le rejet épidermique qu’elle suscite me fait aussipenser à la rage de Rafik envers les islamistes, que je croyais exagérée – mais j’avais tort. 

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Alain Finkielkraut parle de l’Internet comme d’une réalité « atroce », et je lui donne à la fois raison et tort, comme j’ai donné raison et tort àDimitri qui y voyait un enfer sans prendre la peine d’y aller voir. 

Hélas,L’Enfer d’Internet, que Dimitri apublié en 2008 à l’Âge d’Homme, signé par un jeune webmaster dégoûté de lachose et trouvant refuge dans les bras de Notre Seigneur, m’avait paru biensuperficiel et moralisant, juste bon à conforter les préjugés de ceux qui ne sesont pas vraiment aventurés dans le Labyrinthe ni n’en ont vu, avec les tares,les indéniables apports.

Finkielkraut a raison de fustiger la rupture d’un pacte de communication, à l’enseigne d’échanges masqués par un anonymat délétère ou faussés par une novlangue débile, mais il y a autre chose sur laToile, comme il y a autre chose, à la télé, que des émissions imbéciles.   

Je suis le premier à déplorer le règne de la stupidité et de la vulgarité qui découle de l’ouverture des vannes mondiales de la parole vaine, mais je n’envois pas moins, et d’abord pour mon propre usage et exercice, dans monlaboratoire panoptique, l’intérêt de ce nouvel espace de perception etd’expression relevant à la fois du champ d’expérimentation et du terrain de jeuaux ressources infiniment renouvelables par la créativité de notre imagination.

 

Ce jeudi 22 octobre. – C’est aujourd’hui que je vais subir la trente-neuvième et dernière séance de radiothérapie à l’hôpital de la Providence, après quoi, disons-le tranquillement :advienne que pourra.

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Je me disais ce matin (vers six heures) que je devrais désormais m’efforcer de serrer de plus en plus près ce que je ressens comme la vérité. Non la Vérité avecun grand V et qu’on voudrait absolue, mais ce que je perçois comme vrai, non seulement juste et bon mais vrai, proprement ou salement vrai, vérité de corps et d’esprit, vérité des faits établis et vérité multipliée par notre créativité imaginative.  

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11202822_10206652673982377_8613001836907619020_o.jpgMa bonne amie a toujours été ma boussole, qui m’a empêché de perdre le nord en maintes occasions. Je me garderai de la magnifier ou de l’idéaliser ; simplement je l’ai constaté à d’innombrablesoccasions : Lady L. a des antennes qui lui permettent de discerner le faux, le simulacre, l’hypocrisie sociale ou la frime morale, parfois avant même que ma lucidité réaliste ne prenne le pas sur ma naïveté ou ma crédulité.

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À propos de boussole, j’ai commencé de lire ces jours le nouveau roman de Mathias Enard, précisément intitulé Boussole et que d’aucuns donnent pour le prochain Goncourt. Or je ne saurais dire que cette histoire de lettré à la fois mitteleuropéen et cosmopolite, sur fond austro-oriental, très ornée et saturée de références culturelles, tout intéressante et raffinée qu’elle soit, me saisisse, au contraire : après cinquante pages, avec passage obligé au musée des écorchés du Josephinum de Vienne (mauvais souvenir personnel,puisque j’y ai été insulté par une gardienne hystérique), j’ai commencé d’éprouver autant de lassitude que de cet ennui que m’ont toujours inspiré les visites guidées.

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HESNARDAËRCU0001.jpgLe vert de la couverture de ce livre de poche, posé par hasard sur cette pile du dernier de mes innombrables rangements, m’a tapé ce matin dans l’œil, donc j’ai pris l’objet en question et, lunettes dûment chaussée, j’en ai découvert le titre en allemand, Das Unheimliche,en lettres blanches sur fond vert, puis, juste au-dessus, le titre en français d’Inquiétante étrangeté surmonté du nom de l’auteur, Sigmund Freud. 

Mais que diable Sigmund Freud, que j’ai si peu fréquenté depuis tant de décennies,a-t-il donc à me dire ce matin ? La réponse à cette question est exactement du genre que j’attendais sans le savoir à ce moment précis, offerte en triptyque.

Et d’une : « Cela nous a toujours puissamment dérangés nous autres profanes, de savoir où cette singulière personnalité, le créateur littéraire, va prendre sa matière ». 

Et de deux : « Le psychanalyste n’éprouve que rarement l’impulsion de se livrer à des investigations esthétiques, et ce même lorsqu’on ne limite pas l’esthétique à la théorie du beau, mais qu’on la décrit comme la théorie des qualités de notre sensibilité ».

Et de trois : « Le créateur fait donc la même chose que l’enfant qui joue : il crée un monde imaginaire, qu’il prend très au sérieux,c’est-à-dire qu’il dote de grandes qualités d’affect, tout en le séparant nettement de la réalité ».

De même que je suis tombé ce matin « par hasard » sur L’Inquiétante étrangeté, j’ai repris non moins « fortuitement », hier, le livre le plus personnel de DinoBuzzati, En ce moment précis, quitient à la fois du journal extime morcelé et du recueil de pensées-amorceshantées par les grands thèmes mélancoliques du conteur-poète face à la maladieet à la mort, dont la première notation m’a accompagné depuis tant d’années, de mes antres solitaires du Grand Chemin et des Escaliers du Marché, jusqu’à notre balcon en forêt de La Désirade : «LA FORMULE. De quoi as-tu peur,imbécile ? Des gens qui sont en train de te regarder ? ou de la postérité, par hasard ? Il suffirait d’un rien ; réussir à êtretoi-même, avec toutes tes faiblesses inhérentes, mais authentique,indiscutable. La sincérité absolue serait en soi un tel document ! Qui pourrait soulever des objections ? Voilà l’homme en question ! Un parmi tant d’autres si vous voulez, mais un ! Pour l’éternité les autres seraient obligés d’un tenir compte, stupéfaits »…  

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C’est aujourd’hui la clôture de la rétrospective consacré à Marius Borgeaud à L’Ermitage, que nous sommes allés voir l’autre jour avec Lady L. au milieu d’une dense foule défilante et trépignante.

En ce lieu gris et froid exhalant le calvinisme bourgeois, pesante demeure dans son merveilleux environnement naturel des hauts de Lausanne, l’exposition, très intéressante à divers égards – je ferme les yeux sur le prohibitif prix de l’entrée, la multitude de gardiens sourcilleux et l’immense pancarte déclinant tous les interdits frappant le visiteur, qui me rappelle qu’au Rijksmuseum on peut photographier des chefs-d’œuvre à tout-vat en mâchant de la réglisse -,enrichie de quelques œuvres passables de contemporains utiles à la comparaison (de Sisley, Pissaro ou Vallotton), m’a conforté dans le sentiment que MariusBorgeaud, fils de bourgeois né coiffé et tard venu à la peinture, ne fut que tardivement accompli en son art, - contrairement à des Pissaro ou Vallotton,précisément -, plutôt du genre amateur-imitateur qui décanta progressivement et développa son indéniable vision personnelle marquée par un sens de l’espace et de la lumière sans doute inné, avant l’acquis d’une poésie méditative sereinedont les intérieurs bretons des dernières années rejoignent la peinture dusilence, moins épurée que celle d’un Morandi mais pas moins vibrante.

Le génie est (parfois) affaire d’obstination, disait à peu près Proust, et c’estce qu’on se dit en suivant ici le parcours d’un honnête second couteau del’impressionnisme, en ses débuts, qui ne cesse ensuite de se dépasser lui-mêmeavant de se « rejoindre », si l’on peut dire, dans la limite de sesmoyens. Parce qu’il y a des gradations, évidemment, dans ce qu’on peut appelerle « génie », et Marius Borgeaud n’atteindra jamais, me semble-t-il,la dimension « classique » d’un Pissaro ou d’un Vallotton – encore eux -, mais l’art de Borgeaud n’en est pas moins éminemment original et attachant, imposant finalement, sans artifices ni virtuosité trop brillante, sa vision sans pareille.

Ce mardi27 octobre. J’ai achevé tout à l’heurela lecture de 2084 de Boualem Sansal, qui ferait un beau Prix Goncourt. C’est en effet un livre sérieux et inspiré par une sorte de prophétisme visionnaire, lucide en diable et restituant admirablement le mélange de paranoïa et d’absurde d’un monde plombé par une caricature de religion érigée en dictature totalitaire.

S’agit-ild’une caricature de l’islam ? Oui et non, mais il faut alors préciser quel’islam lui-même, ou plus exactement un certain islamisme furieux, wahabbite, ou salafiste, ressortit déjà à la caricature en inspirant des théocratiesrétrogrades dont le pétrole est le seul garant du pouvoir.

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J’apprends à l’instant que l’Académie Goncourt a écarté 2084 des finalistes du Prix. Tant pis pour ces pleutres. Je présume que certains d’entre eux, dont un Ben Jelloun, doivent frémir de jalousieautant que de crainte de heurter « nos amis musulmans », mais l’Académie française a déjà rendu justice à l’écrivain, dont le roman fait enoutre « un tabac »…

Ce mercredi 28 octobre. Au Bout du monde où je me trouve àl’instant, je commence à lire les Œuvres de Svetlana Alexievitch, et tout de suite je suis saisi, ébranlé par cettevoix. D’elle je n’avais rien lu jusque-là, à part les bouleversants Cercueils de zinc ; comme avec Alice Munro il a fallu le Nobel pour que j’y revienne, mais je sens que cette lecture va marquer mes temps prochains,autant que celle de Boualem Sansal. Tous deux me semblent en effet,aujourd’hui, des auteurs importants pour les temps que nous vivons.

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734737821.jpgSvetlana Alexievitch, dans Les cercueils de zinc, transmet ce témoignage d’un grenadier russe revenu d’Afghanistan :« Quand une balle rencontre un homme, ça s’entend, c’est un bruit caractéristique qu’on ne peut pas oublier, une espèce de claquement mouillé. Un gars que vous connaissez tombe face contre terre dans la poussière, brûlante comme des cendres. Vous le retournez : il a encore entre les dents lacigarette que vous venez de lui donner…Encore allumée… La première fois on agit comme dans un rêve :on court, on traîne, on tire, mais on ne retient rien,on ne peut rien raconter après le combat. C’est comme si tout se passait derrière une vitre…Comme dans un cauchemar, quand on est réveillé par la peur sans se souvenir de rien. En fait, pour éprouver vraiment une terreur, il faut s’en souvenir, s’y habituer. Au bout de deux ou trois semaines, il ne reste plus de vous que le nom, vous n’êtes plus du tout la même personne. Tel que vous êtes devenu, la vue d’un mort ne vous fait plus peur, vous réfléchissez calmement ou avec agacement à la façon dont vous allez le descendre de son rocher ou le traîner en pleine chaleur sur plusieurs kilomètres. Ce nouvel homme que vous êtes n’imagine plus, il connaît l’odeur des entrailles en pleine chaleur, il sait que l’odeur des excréments et du sang humain ne peut être éliminée par aucune lessive… Il sait ce que sont des crânes grimaçants et brûlés dans une flaque boueuse de métal fondu, comme si pendant quelques heures ses compagnons n’avaient pas crié mais ri en mourant. Il connaît ce sentiment aigu du soulagement, jamais éprouvé auparavant, à la vue d’un tué : Ce n’est pas moi ! Ca se produit si vite, cette transformation. Très vite. Presque pour tout le monde ».

Ce jeudi 29 octobre. –  J’ai passé cet après-midi à Chênes-Bougeries, avec mon cher Alfred Berchtold, auprès duquel je suis resté une petite heure. Le vieil homme, nonagénaire depuis juin dernier, très émacié et ne se déplaçant plus qu’au moyen d’un déambulateur, reste pourtant très vif d’esprit. Je lui ai parlé de Marius Borgeaud et de mes lectures récentes, nous avons bien ri une fois de plus des cuistres universitaires faisant subir leurs outrages au pauvre Ramuz, et lui m’a évoqué ceux qui, au cours de sa longue existence de grand humaniste franc-tireur, lui ont voulu du bien, dont il prétend que je suis le benjamin, avant de revenir sur la fin, qui m’a ému aux larmes, de sa chère épouse.

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Emerson :« L’imagination est le matin de l’esprit, la mémoire en est le soir. »

Ce samedi 31 octobre. – Il a fait ces soirs de sublimes crépuscules, exaltant les couleurs flamboyantes et les moires d’or et de pourpre de l’automne, pour s’achever en lentes fusion d’indigo et d’orangés, jusqu’à fondre au noir final.

 

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Rousseau sur ses besoins essentiels : « Il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau »...


Ceux qui (re)lisent Montaigne

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Montaigne02.jpgCelui qui prétend sur Facebook qu'il "relit les Classiques" avec l'intention velléitaire de s'y mettre une fois s'il a le temps mais en tout cas pas maintenant vu que la lecture de Dan Brown va lui prendre des plombes avant la parution du best-seller annoncé de Marc Levy et Guillaume Musso réunis à quatre mains sur un roman dont l'héroïne est asexuelle et le héros gay tu te rende compte le défi Maguy ! / Celle qui pense qu'elle DOIT lire La Boétie comme l'a recommandé Michel Onfray sur France-Info / Ceux qui sont venus à Montaigne par Erasme qu'ils ont bien connu à Bâle avant qu'il n'arrête de fumer / Celui qui est sensible à la mélancolie de Montaigne plus qu'à la tristesse sépulcrale de Pascal dont le style surclasse parfois celui de l'autre ça c'est clair / Celle qui remarque que la mort sereine d'André Gide (Roger Martin du Gard notant: "Il faut lui savoir un gré infini d'avoir su mourir si bien") fut aussi désespérante et réconfortante à la fois que celle de La Boétie relatée par son ami en ces termes sobres: "Etant sur ces détresses il m'appela souvent pour s'informer seulement si j'étais près de lui. Enfin il se mit un peu à reposer, qui nous confirma encore plus en notre bonne espérance. De manière que sortant de sa chambre, je m'en réjouis avec Mademoiselle de La Boétie. Mais une heure après ou environ, me nommant une fois ou deux et puis tirant à soi un grand soupir il rendit l'âme, sur les trois heures du mercredi matin dix-huitième d'août, l'an mil cinq cent soixante-trois après avoir vécu trente-deux ans,neuf mois et dix-sept jours" / Ceux qui pensent naturellement à Stendhal lorsque Montaigne écrit du bon écrit selon lui qui est "un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche; un parler succulent et nerveux, non tantdélicat et peigné quevéhément et brusque, éloigné d'affectation, court et serré, décousu et hardi" / Celui qui a noté quelque part cette sentence selon laquelle "tout jugement en gros est lâche et imparfait", qui le conforte dans l'évitement souple des abus de généralités / Celle qui prononce Montagne pour rappeler qu'elle a estudié le vieux françois après que son père l'eut autorisée à couper ses nattes / Ceux qui ne se parlent plus depuis que le plus catholique de deux à option souverainiste a crié à l'autre qu'il fallait choisir entre Montaigne et Pascal point barre / Celui qui se rappelle les jugements de Barrès sur Montaigne en lequel il voyait essentiellement un crypto-youpin (langage d'époque) manquant de courage devant la peste et décriant les moeurs très-chrétiennes genre égorger un protestant ou un mahométan / Celle qui aime bien la façon qu'avait Montaigne d'admirer son père qui "parlait peu et bien" / Ceux qui lisaient Tintin au Congoà l'âge (sept ans) où Montaigne savait déjà par coeur Les Métamorphoses d'Ovide en latin / Celui qui ayant emporté le Journal de voyage en Italie a relevé sur le Campo de Sienne en laissant froidir son capuccio: "J'ai honte de voir nos hommes s'effaroucher des formes contraires aux leurs; ils semblent être hors de leur élément quand ils vont hors de leur village. Où qu'ils aillent ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères" / Celle qui trouve bien plates les considérations artistiques de ce cher Montaigne qui de Sienne ne voit que le Campo jolient incurvé et rien des fresques de Simone Martini ou d'Ambrogio Lorenzetti / Ceux qui rappellent au taxidermiste anti-sceptique que Montaigne déposa une médaille votive en pensant à son épouse et sa fille en une chapelle de Lucca où il écrit qu"il y a là "plus d'apparences de religion qu'en nul autre lieu" / Celui qui compatit rétrospectivement (ce qui lui fait une belle jambe) aux douleurs subies par Montaigne sous l'effet de la pierre / Celle qui affirme que la détestation des médecins professée par Montaigne annonce celle de Molière qui n'a pas connu pour sa part les colites néphrétiques / Ceux qui rappellent volontiers que Montaigne traite explicitement de liberté de conscience  à l'époque où le concile de Trente recommande l'instauration de l'Inquisition en France tandis que Calvin fait brûler Michel Servet / Celui qui apprécie particulièrement le goût de Montaigne pour les nuances et détails qui lui font voir divers aspects d'une même réalité - ainsi: "N'oserions-nous pas dire d'un voleur qu'il a une belle jambe ?" / Celle qui estime très sots ceux-là qui ne veulent lire que Bossuet et pas Les Essais ou que Rousseau et pas Voltaire / Ceux qui voient en Monsieur de La Boétie un crypto-protestant coincé mais ça aussi ça se discute / Celui qui considère Les Essais comme une vaste campagne à explorer sans cesse en de brèves excursions le long des rivières ou par les allées ombragées /  Celle qui sait gré à Montaigne de n'avoir jamais été dupe de la nouveauté non plus que d'aucune utopie fauteuse de désordre en cuisine / Ceux qui ont appris de Montaigne "que philosopher c'est apprendre à mourir" / Celui qui reconnaît que d'un Michel (de Montaigne) à l'autre (Houellebecq) on ne s'est pas trop élevé / Celle qui remarque qu'au contraire des cathos enragés et des protestants Montaigne considère que Dieu est essentiellement bon comme le pensait aussi Jeanne de Lestomac sa nièce canonisée en 1949 / Ceux qui ont toujours Les Essaisà portée de main dans lesquels ils piochent au hasard et sans suite comme ils le font du Zibaldone de Leopardiou des Notizen de Ludwig Hohl, etc.

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Montaigne03.jpgMontaigne. Les Essais, édition de 1595, suivis de  Vingt-sept sonnetz d'Etienne de La Boétie, de Notes de lecture et de Sentences peintes. Bibliothèque de la Pléiade, 2007.

 

Roger Stéphane. Autour de Montaigne. Stock, 1986.

 

Jean Lacouture. Montaigne à cheval. Seuil, 1997.

  

Freddy la fronde

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cinéma 

Freddy Buache , grand passeur du 7e art, pionnier de la Cinémathèque suisse, à Lausanne, fête aujourd'hui ses 91 ans. Retour sur une rencontre datant de son 80e anniversaire.

Il faut du temps pour devenir jeune », disait Picasso qui n'a jamais cessé de l'être. Et Freddy Buache non plus, sous ses longues mèches chenues d'éternel bohème râleur et passionné, n'a jamais cessé de faire la pige à la décrépitude d'esprit. On attendra, et Lausanne surtout, le lendemain de sa dernière révérence pour le classer monument culturel national, comme il y a droit au titre d'indomptable pionnier défenseur du cinéma. Du moins ce jour peut-il être l'occasion de rappeler, et notamment aux générations d'après 1945, l'aventure personnelle inénarrable et les combats de ce franc-tireur dont l'esprit libertaire éclaire tous les paradoxes.

Buache7.gifLe fils du cafetier de Villars-Mendraz devenu l'une des références de la défense et de l'illustration du 7e art sur la Croisette de Cannes ou la Piazza Grande de Locarno, disciple de Sartre et d'Edmond Gilliard à 20 ans, cofondateur des Faux-Nez et de la Cinémathèque suisse après sa rencontre décisive avec Henri Langlois, fut à la fois un agitateur culturel intempestif et un bâtisseur tenace sinon rigoureux dans l'archive « scientifique », autodidacte et supercultivé, marginal et ralliant à sa cause des gens de pouvoir de tous les bords, égocentrique comme tous les créateurs et payant de sa personne sans compter.

Freddy Buache aurait bien aimé défiler, au 1er Mai de ce millésime finissant, sous le drapeau noir. Mais celui-ci n'est plus qu'une relique. Le blues des regrets va pourtant de pair avec l'éclat de rire ou le rebond de révolte du gauchiste jamais aligné, dans la vaste soupente de grand goût qu' il occupe à Lausanne avec son épouse journaliste et écrivain Marie-Madeleine Brumagne, à la Vallombreuse, en cette maison sous les arbres centenaires où vécut Benjamin Constant.

Mais au fait: comment ce cap des 80 ans apparaît-il à Freddy Buache ? « Ecoutez, lorsque je constate la jeunesse d'esprit de types comme Starobinski, Lévi-Strauss ou Oliveira, qui ont largement passé cet âge, ou que je découvre le dernier film de Chris Marker, je me dis qu' il n'y a pas vraiment de quoi paniquer … Il est vrai que j'ai eu de la peine à sortir de mon activité. Cela s' est d'ailleurs manifesté par une casse, physiquement parlant, puis je me suis remis. A partir de là, j'ai pensé que la meilleure solution, aujourd'hui, était d'opter pour le silence. Nous vivons dans un monde de bavardage où, finalement les seuls qui ont encore un point d'appui sont ceux qui ne parlent pas. Je suis donc devenu de l'ordre des silencieux. Ce qui ne m'empêche pas d'avoir des conversations … avec d'autres silencieux.
« Je voudrais pourtant ajouter autre chose: à savoir qu' il y a eu, par rapport à ce que j'ai pu faire, une coupure énorme, liée à l'arrivée de la télévision. L'essentiel de mon travail est lié à une époque où un film était une chose rare, qu' il fallait de surcroît préserver de la destruction. Sans avoir l'esprit d'un collectionneur, j'ai dû faire ce travail, qui s' effectue aujourd'hui dans de tout autres conditions. C'est pourquoi il est très difficile de comparer ce que j'ai pu faire avec ce qui peut se faire aujourd'hui. »
Lorsqu' on lui demande comment il perçoit le monde actuel, Freddy Buache hésite visiblement entre le rejet désabusé, lié au règne de la publicité et du marketing, de la profusion mercantile ou du tout-culturel insignifiant, et un reste d'espoir que lui souffle sa générosité naturelle.
« Je ne dis pas que tout soit foutu, poursuit-il, mais je reste sceptique devant cette surabondance creuse. Je partage l'idée de Jean-Luc Godard selon lequel la culture relève de la règle, alors que l'art procède de l'exception. Regardez le dernier film d'Angeloupoulos, Eleni. A mes yeux, c'est un œuvre valable pour les vingt ans à venir, mais encore faut-il savoir lire ce film de plans-fixes dans lequel il ne se passe à peu près rien. Résultat: insuccès total ... »

Il faut rappeler alors, en quelques traits, ce que fut l'époque du jeune Buache.
« Autant que je me souvienne, et du fait de ma situation sociale, j'ai toujours été révolté. Dans mon coin, inquiétant mes parents qui trouvaient que je lisais trop, j'ai découvert Rimbaud et les surréalistes à l'adolescence et très vite je me suis passionné pour le théâtre et le cinéma, qui ne coûtaient pas cher, fréquenté Le Coup de Soleil de Gilles et, malgré ma timidité, j'aimais faire un tour au musée en sortant du collège ou me pointer à la sortie des artistes pour y rencontrer un Roger Blin. Sartre a pourtant été la grande influence de ma jeunesse, avant la rencontre d'Henri Langlois qui présentait une exposition au Palais de Rumine et grâce auquel, ensuite, j'ai plongé dans le monde foisonnant du Paris d'après-guerre, avec les caves de Saint-Germain-des-Prés et la Cinémathèque française. »

Choisissant, avec son compère Charles Apothéloz, de rester à Lausanne au lieu de « monter » à Paris, Buache va se trouver mêlé à la vie culturelle lausannoise en participant au premier Ciné-Club et au lancement des Faux-Nez, à l'inauguration légendaire de la Cinémathèque (en présence d'Erich von Stroheim) et à l'animation du journal Carreau où signaient un Edmond Gilliard ou un Charles-Albert Cingria, entre découvertes éclatantes (un Artaud) et polémiques. Plus tard, ce sera la participation à l'établissement d'une loi sur le cinéma, l'aventure de l'E xpo 64 avec Max Bill et son ami Tinguely, Mai 68 au Festival de Locarno qui lui décernera en 1996 son Léopard d'honneur, la Cinémathèque enfin installée à Montbenon — tout cela sans jamais interrompre son soutien aux réalisateurs suisses et son activité de critique de cinéma (dès 1959 à La Tribune de Lausanne,à l'invite de Marc Lamunière qu' il gratifie au passage d'un salamalec chaleureux) et de passeur-prof-conférencier ne désespérant pas de révéler Orson Welles ou Antonioni aux étudiants de la dernière pluie acide.

Buache8.jpgJamais lié à aucun parti, quoique proche des trotskistes, Freddy Buache n'en a pas moins été, toujours, suspect aux yeux de maints vigiles de l'ordre établi. « J'ai vécu, par rapport au monde, une chose que je ne peux pas laisser de côté, et c'est d'avoir été une victime de la guerre froide », constate-t-il en se rappelant que la moindre rencontre avec tel attaché culturel des pays de l'E st, ou le moindre rendez-vous avec un Godard jamais trop bien rasé, lui auront valu la collection de fiches d'un véritable ennemi de l'Etat. De la même façon, le premier lieutenant Buache aura dû se battre contre une exclusion de l'armée injustifiée selon lui, qu' il affrontera avec l'appui du libéral Fauquex et du radical Chevallaz ...

De fait, le béret rouge de Freddy la fronde ne l'a pas empêché de frayer avec les humanistes de toute tendance, de Jean-Pascal Delamuraz à Vladimir Dimitrijevic, avec lequel il lança une prestigieuse collection de livres de cinéma à L'Age d'Homme, ou de Luis Bunuel à Claude Autant-Lara, entre tant d'autres. Aux dernières nouvelles, son ouvrage sur Daniel Schmid vient d'ailleurs d'être réédité. En outre, sous le titre Passeur du 7e art, Michel Van Zele lui a consacré un film produit par AMIP, repris dans le double DVD
.

Au cours de la soirée de jeudi, trois films issus du coffret seront projetés, revenant sur l'incroyable parcours de Freddy Buache. Michel Van Zele présentera les deux films qu'il a réalisés en donnant la parole à de nombreux témoins d’exception, de Jean-Luc Godard à Jacques Chessex que Buache à côtoyés.
Réalisé à partir des archives de la Cinémathèque suisse et de la Radio Télévision Suisse, Freddy Buache, Le Cinéma, qui revient sur les différents passages de Buache à la télévision (notamment ses "cris de colère" dans l'émission Spécial Cinéma), complète le programme de la soirée.

Cette soirée et le coffret DVD qui y sera inauguré et dédicacé célébreront l'engagement de Freddy Buache, figure critique emblématique du cinéma suisse et international. Par sa ferveur et sa personnalité marquante, il a fortement contribué à la diffusion du cinéma en Suisse et a constitué une grande partie de la collection de la Cinémathèque suisse. (ip)

> Trois films sur Freddy Buache en sa présence, 29 novembre 2012

> Coffret DVD " Freddy Buache", édité par la Cinémathèque suisse

Pour mémoire, rappelons que tous les ouvrages de Freddy Buache consacrés au cinéma ont paru à L'Âge d'Homme.

 

Le scalpel de Pascale Kramer

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À propos d'Autopsie d'un père, nouveau roman du mal-être, parfaite illustration d'un monde ébranlé.

1.Questions.

Que s’est-il passé ? Dans quel monde nous retrouvons-nous ? Qu’est-il arrivé aux gens ? Est-ce bien ainsi qu’ils vivent ? nous demandons-nous en traversant le dernier roman dePascale Kramer, Autopsie d’un père, très prenant de part en part et nous laissant finalement sur un sentiment mêlé de tristesse et de compassion tant yest rendue, avec précision et quelle justesse, la déroute vécue par certains (beaucoup) de nos contemporains, et même un peu tout le monde à maints égards, à l’enseigne d’un malaise de société latent voire lancinant.

Ce n’est pas la première fois que Pascale Kramer aborde ce thème du malaise – ou du mal-être contemporain :à vrai dire elle y achoppe dans tous ses livres, avec une attention particulière et constante portée à ceux qui, a priori, semblent mal dans leurs mots plus encore que dans leur peau.

En l’occurrence, la situation d’Autopsie d’un père est explicite puisque le thème central du roman implique l’incompréhension fondamentale qu’un père, brillant intello narcissique prénommé Gabriel, manifeste envers sa fille Ania moyennement douée et vite intimidée, voire paralysée par l’ironie et les sarcasmes paternels, dès son enfance.

2.Une autre domination.

Un paradoxe de l’époque tient à cela que le discours sur la domination (forcément critique) soit le prétexte d’une nouvelle sorte d’autorité plus ou moins péremptoire, évidemment liée au pouvoir d’un discours monopolisé par la présumée élite intellectuelle.

Ceux qui dénoncent la domination la pratiquent ainsi par leur discours, qui les habilite simultanément à dénoncer l’élitisme, cela se trouvant vérifiable dans les cercles universitaires et les médias, les cafés « philosophiques » et sur Facebook, notamment.

Il y a ceux qui pensent et les autres ;ceux qui savent et les autres ; ceux qui parlent et les autres. Or, à ceux-ci, qu’on dit parfois les « sans-langage », Pascale Kramer accorde autant sinon plus d’attention qu’aux autres, en captant non seulement ce qui se dit par le discours mais tout ce qui filtre des regards ou des mouvements corporels, des attitudes trahissant telle ou telle émotion.

Peut-on concevoir que quelques mots « qui font mal », ou qu’un seul regard de dédain, un rire entendu, un geste de rejet suffisent à plomber une relation entre un père instruit, « grande gueule » de surcroît, et sa fille peu sûre d’elle et inquiète de déplaire ?

Ce qui est certain, c’est qu’il y a là un riche matériau, pour un écrivain lucide et sensible, et Pascale Kramer le prouve en illustrant diverses modalités de la domination sans les« dénoncer » explicitement.

3. Au niveau des faits.

Le canevas narratif d’Autopsie d’un père est à la fois en phase avec l’actualité sociale et politique française actuelle, et comme assourdi par la distance que maintient Ania entre elle et l’« actualité », et plus précisément entre elle et les tribulations de son père.

Directeur d’une radio nationale, Gabriel, de la génération des soixante-huitards déçus et virant plus ou moins« réacs », a soudain « dérapé » en prenant la défense, publiquement, de deux jeunes banlieusards, eux aussi furieux contre « la société », qui ont massacré un immigré comorien passant dans leur quartier.

Même réduite à quelques traits élémentaires, la « dérive » de Gabriel, immédiatement sanctionnée par les médias – le récit commence après le désaveu de sa rédaction – est aussitôt liée, dans la conscience du lecteur, à tout un climat actuel de suspicion et d’opprobre,voire de lynchage public ; et c’est ce qui arrive précisément à Gabriel, dont la tendance à la montée aux « extrêmes » est connue de sa fille,mais sans plus.

Que révèle alors l’« autopsie » de ce personnage ? Un affreux « facho », provocateur à la Soral ?

Bien plutôt : un type certes excessif mais dont les positions ont une histoire (comme celles d’Alain Soral sans doute), révolté par les trahisons ou la veulerie de sa génération, et protestant contre la déperdition de l’esprit et de l’exigence,mais à la fois narcissique et parfois grossier, incapable de s’intéresser à sa fille et lui reprochant de se tenir loin de lui, puis se suicidant tout à coup de façon atroce.

3. De l’incarnation.

Pascale Kramer a le sens des gens, et le rare talent, en tant que romancière, d’en tirer des personnages silhouettés,détaillés et individualisés sans recourir à aucune description, à très fines touches insérées dans le récit.

C’est Ania, la protagoniste, qui dit de Clara, dernière compagne de Gabriel, qu’elle a « le sens des gens », mais Pascale Kramer, à vrai dire, est beaucoup plus attentive aux gens que ne l’est Clara son personnage, et surtout réceptive à ce qu’ils endurent ; de fait,Clara ne comprend Ania qu’à moitié, qui la perçoit à vrai dire plus finement in petto…

Ania, femme divorcée d’environ 35 ans, mère du petit Théo, 6 ans, et fille de Gabriel dont elle apprend le suicide le lendemain de sa visite, après quatre ans de silence – Ania donc est en somme le révélateur de l’univers paternel, alors même qu’elle en est rejetée. C’est à travers son regard, apparemment distrait, qu’on va découvrir Clara pendant ce que durera l’enterrement de Gabriel, mais également à travers les réactions vives de son petit garçon. Les enfants, chez Pascale Kramer, comptent énormément...

Or tous les personnages du roman, sans tomber dans le travers des « figures représentatives », trouvent leur juste place dans ce portrait de groupe requérant cependant une lecture très attentive, tant les détails significatifs sont fins et précis pour « faire sens ».

On voit ainsi très bien qui est Clara, qui sont Jean-Louis et Jacqueline les gardiens de la résidence secondaire de Gabriel, qui est Novak l’ex Serbe d’Ania et père peu présent de Théo, qui estThéo et qui est l’ancienne amante de Gabriel, la douce directrice de l’école deThéo qui explique avec compréhension l’évolution du désespéré venu comme elle de la province montagnarde.

4.Concert de « voix »

L’originalité des romans de Pascale Kramer tient à ce que,sans effets de style apparents – si l’on excepte ici et là tel ou tel mot inattendu et non moins pertinent -, les voix de ses personnages se fassent entendre hors de tout dialogue explicite ordinaire, où le discours indirect se substitue à la convention dialoguée dont une Ivy Compton-Burnett a fait, soit dit en passant, un art majeur.

Tout se passe ici comme si l’on était dans les têtes des gens. Ainsi Gabriel se demande-t-il in petto à propos d’Ania : »Quelle sorte de blessure, supposément causée pae lui, prétendait-elle venger par cette vie de médiocrité ? » Mais qui parle en réalité, puisque Gabriel est mort : la romancière ou l’un de ses autres personnages ? Et de même,à propos de son père, Ania se demande : « De quelle sorte de désespoir pouvait donc se nourrir un homme capable d’une telle amnésie envers les siens ? »

Or ce dialogue indirect manifeste lui-même un glissement subtil entre les personnages, ou comme une incertitude latente, une part de supposition ou de réserve reproduisant en somme le non-dit des relations. On est tendu, on explose soudain, on exprime par des mots quelques chose de trop, puis on se reprend, on soupire une vague excuse, mais le geste compte plus que le contenu verbal de la réplique. Nathalie Sarraute a exploré ces mêmes zones dans Disent les imbéciles, notamment.

Pourtant ces hésitations du langage ne signifient pas qu’on reste dans le vague ou le flou : au contraire une lucidité acérée éclaire le récit. Et tout à coup c’est un constat sociologique à la Houellebecq qui évoque la situation générale ressentie par Jacqueline et Jean-Louis, de l’espèce des « braves gens » tentés par le FN :« Le suicide de Gabriel confirmait en quelque sorte la menaçante débâcle annoncée d’un monde où ils s’alarmaient de ne plus se sentir ni en sécurité ni chez eux ».

Tout cela tissé de douleur diffuse qu’exacerbe la cérémonie un peu hagarde de l’enterrement, soudain perturbée par une bande d’« idéalistes » opposés aux idées du défunt.

5 . De la vérité romanesque.

Henry James dit quelque part que ce qui caractérise un bon roman est le fait que tous ses personnages ont raison. Cela se discute évidemment, mais ce qu’on peut dire,à la lecture des romans de Pascale Kramer, c’est que souvent, l’on découvre « les raisons » de certains personnages qu’on aurait jugés, voire condamnés selon les critères ordinaires de la « morale » ou de l’opinion publique.

Ainsi le lecteur qui serait tenté, à la lecture d’Autopsie d’un père, de prendre parti contre Gabriel, ou au contraire, avec Jacqueline et Jean-Louis, de mettre la faute sur le dos d’Ania, sera-t-il amené par le roman, moyennant une lecture attentive une fois de plus, à nuancer son jugement, sinon à le suspendre.

Pas plus qu’elle n’est psychologue ousociologue, Pascale Kramer ne pose à la moraliste d’époque, mais sa contribution à une meilleure compréhension de la vie des gens, dans le monde ébranlé qui est le nôtre, fait partie du plaisir que nous avons à lire ses phrases et à voir comme elle voit, à écouter comme elle écoute, à se laisser surprendre par les gens qui la surprennent ou qu’elle surprend à leur insu.

Pascale Kramer a le sens des gens, et d’abord sans doute parce qu’elle les aime, sans trace de sentimentalité ou de sensiblerie pour autant. On pense à la devise de Simenon en la lisant, à savoir« comprendre, ne pas juger ». Je me rappelle en outre ce que m’a répondu Patricia Highsmith le jour où je lui ai demandé ce qui, selon elle,expliquait les crimes de ses personnages : l’humiliation. Or l’humiliation est à la base du rejet, par Ania, de son père, qui aura trop souvent jugé avant de chercher à comprendre…

12304133_10208096144508238_1804892788421114879_o.jpgPascale Kramer. Autopsie d’un père. Flammarion 2015, 210p. Ces jours en librairie.

Zapping back 2015

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Ces 55 notes de lecture, limitées à peu de signes chacune , renvoient le plus souvent à des commentaires plus substantiels, lisibles sur ce blog, dont le moteur de recherche est conçu pour les repérer. La cote scientifiquement subjective de chaque ouvrage est indiquée par des *, selon la méthode de TripAdvisor.

 

0  =   on évite.

*   =   on hésite

**  =  on visite.

*** =  on aime bien.

**** = on aime beaucoup.

***** = on aime passionnément. 

 

Lectures inactuelles

793703_2898203.jpgDante. La Divine Comédie. GF Flammarion. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. *****

Quel sens cela a-t-il de lire,aujourd’hui, La Divine Comédie ? Je me le demande une fois de plus après une relecture complète, et annotée, de L’Enfer, et au moment d’aborder la remontée des pentes de la montagne symbolisant physiquement Le Purgatoire. La lumière de Pâques (à l’aube du 10 avril 1300, plus précisément) éclaire cette matinée nouvelle marquant le début de l’ascension. Jusque-là, le rythme était plutôt à la précipitation, voire à la fuite en avant, dans l’obscurité coupée du temps humain des cercles infernaux. Mais voici que tout bascule vers le haut et que s’annonce cette bonne nouvelle : qu’il y a une vie après les ténèbres et la désespérance, et que ça pourrait se passer là, sur cette île-montagne couronnée d’une forêt merveilleuse. Entre rêve et réalité (le corps de Dante, soit dit en passant, a retrouvé son ombre, et le monde retrouvera ses couleurs tout à l'heure), Le Purgatoire est à lire, aujourd’hui, comme le récit de la transformation possible de notre vie.

images-19.jpegMontaigne. Les Essais, édition de 1595, suivis de  Vingt-sept sonnetz d'Etienne de La Boétie, de Notes de lecture et de Sentences peintes. Bibliothèque de la Pléiade, 2007. *****

Celui qui est sensible à la mélancolie de Montaigne plus qu'à la tristesse sépulcrale de Pascal dont le style surclasse parfois celui de l'autre ça c'est clair / Celle qui prononce Montagne pour rappeler qu'elle a estudié le vieux françois après que son père l'eut autorisée à couper ses nattes / Ceux qui rappellent volontiers que Montaigne traite explicitement de liberté de conscience  à l'époque où le concile de Trente recommande l'instauration de l'Inquisition en France tandis que Calvin fait brûler Michel Servet / Celui qui reconnaît que d'un Michel (de Montaigne) à l'autre (Houellebecq) on ne s'est pas trop élevé / Celle qui remarque qu'au contraire des cathos enragés et des protestants Montaigne considère que Dieu est essentiellement bon / Ceux qui ont toujours Les Essaisà portée de main dans lesquels ils piochent au hasard et sans suite / Celui qui considère Les Essais comme une vaste campagne à explorer sans cesse en de brèves excursions le long des rivières ou par les allées ombragées /  Celle qui sait gré à Montaigne de n'avoir jamais été dupe de la nouveauté non plus que d'aucune utopie fauteuse de désordre en cuisine / Ceux qui ont appris de Montaigne "que philosopher c'est apprendre à mourir", etc.

Lectures actuelles

Michel Houellebecq, Soumission. Flammarion, 300p. ****

C’est une variation de plus sur le thème du vieillissement, déjà présent dans La possibilité d’uneîle. On exagère en y voyant une charge dévastatrice contre l’intelligentsia « collabo », et Soumission n’est pas plus un roman islamophobe qu’islamophile. En tant que roman « politique » on peut sedire, en se rappelant Orwell ou Karel Capek, que c’est assez faiblard, à toutle moins ambigu. Mais le vrai sujet est ailleurs : François se fait chier à l’université, n’a pas d’amis, pas de meuf durable non plus (je parle comme les jeunes lecteurs d’Houellebecq), ne s’intéresse quasiment plus à rien à part la petite secousse sexuelle ou le supplément d’âme gastro, et le Grand Remplacement de sa culture fatiguée par une autre qu’on lui impose ne lui fait pas trop problème quand on lui explique qu’avec l’islam il va avoir son petit harem et des fins de mois assurées. Il faut alors constater qu’en vieillissant Houellebecq a passé de Schopenhauer à un écrivain plus cool en la personne de Joris-Karl Huysmans, le converti de bric et de brocante, Or c’est cela Soumission : c’est le roman des conversions molles aux idéologies mortifères.

Unknown-7.jpegBernard Maris. Houellebecq économiste. Seuil. ***

Bernard Maris, massacré dans les locaux de Charlie-Hebdo, écrit ceci à propos de La Carte et le territoire : «MichelHouellebecq dépeint en visionnaire notre temps, la productivité, l’espace. Il m’a appris des choses que je savais mais que je n’osais pas dire en tant qu’économiste. Il montre, par exemple, des êtres très infantiles qui se comportent en poussins apeurés et toujours insatisfaits. Houellebecq a lu et vu le vrai Keynes, chantre de la décroissance qui prône l’euthanasie des rentiers. Il m’a aussi beaucoup révélé sur les thèmes de l’utile et de l’inutile.Qu’est-ce que le travail utile ? Celui de l’ouvrier qui fabrique unepasserelle ou celui du dircom qui marche dessus et qui est payé 10 foisplus ? »

Sur la même ligne claire, l’essai de Bernard Maris traverse toute l’œuvre de Michel Houellebecq, d’Extension du domaine de la lutte à La Carte et le territoire, en éclairant chaque chapitre par la référence à un économiste (Marshall, Keynes, Schumpeter, Fourier, Marx) non sans fustiger,d’entrée de jeu, la prétendue scientificité du savoir économique et de ses gourous.

antonoff_COUV.jpgLaurent Antonoff, Meilleurs vœux toi-même. Editions D’autre part, 129p. ***

Du genre mauvais genre, ce roman épate par la justesse du regard de l’auteur et la qualité de sa musique verbale. Antonoff va loin dans le crade sordide à la Deschiens, mais sa façon d’en remettre n’est pas pire que celle d’un Bukowski, un peu de poésie en moins. Citons : «On est dans la merde, Ninon a résumé. Elle exagérait toujours. On n’était pas plus dans la merde que lors du vœu précédent, ce n’était pas Ninon qui s’était fait écraser le nœud par Madame Louise ; d’accord, ça sentait le pet foireux, mais pas encore la merde. Il fallait rester positif : rien ne nous serait impossible ce soir » 

La merde peut se raconter avec élégance : question de style, tout est là. Céline en est l’exemple suprême. Et à l’autre bout de la chaîne du langage : Reiser. L’important est que ça corresponde à un habitus et que ce ne soit pas forcé du point de vue de l’expression. De la même façon, la merditude investie par Antonoff, entre le Lausanne-Palace et les terrains vagues du bas de la ville, est d’époque et sonne juste. Il y a de la merditude en Suisse :nous l’avons rencontrée ici

Abdennour Bidar. Plaidoyer pour la fraternité. Albin Michel, 106p. ***

Auteur de L'islam sans soumission et d'une remarquable Lettre ouverte au monde musulman largement diffusée, Abdennour Bidar a composé dans l'urgence le 12 janvier 2015, ce texte d'intervention dont je retiens (notamment) ceci: « Tout ce qui monte converge, disait Teilhard de Chardin. Cette invitation supérieure à répondre au mal par le bien est le point de convergence de toutes les sagesses de l’humanité, qu’elles soient religieuses ou profanes (…) Beaucoup de nos concitoyens de culture musulmane cherchent à élaborer un rapport libre à leur culture, à leur religion – Ils en ont assez des prêchi-prêcha ! (…) Je suis croyant, mais je ne crois pas plus ni moins en un Dieu qui serait celui des musulmans que celui des juifs, des chrétiens ou des hindous. Je crois que tous les chemins mènent à l’homme – c’est-à-dire au divin en l’homme, en tout être humain, et là on n’est pas très loin de la fraternité. »…

Waleed al-Husseini. Blasphémateur ! Les prisons d’Allah. Grasset, 240p. ***

Ce jeune Palestinien, persécuté dans son pays au motif qu’il refuse de « penser musulman » comme ill’a affirmé haut et fort sur Internet, livre un témoignage important. D’aucuns diront que l’auteur, réfugié à Paris, fait le jeu des sionistes. Ses compatriotes ont d’ailleurs amplement relayé la calomnie selon laquelle il était payé. D’autres, fidèles à un islam modéré, lui reprocheront de dénigrer leur religion. Ils auront raison, comme on peut reprocher au biologiste Richard Dawkins (cité par Waleed) de dénigrer le christianisme et toute croyance non fondée scientifiquement, dans son illustrissime Pour en finir avecDieu. Mais a-t-on foutu Dawkins en prison ?  Traître alors que Waleed ? Exactement le contraire : fierté de la nation palestinienne, au même titre que le grand poète mécréant Mahmoud Darwich, vrai croyant à sa façon, comme se dit croyant Abdennour Bidar. Et l’essentiel: que le témoignage du jeunePalestininen dégage cette chaleur humaine, cette fraternité dont Abdennour Bidar déplore la raréfaction dans nos sociétés.

images-18.jpegMélanie Chappuis. L’Empreinte amoureuse. L’Âged’Homme, 171p. ***

Bruno Richard, beau mec journaliste de son état, en couple avec Marion et en ligne sur Facebook, apprend au tournant de sa quarantaine qu’il est atteint d’un cancer du foie,possiblement opérable sans tarder. D’entrée de jeu, cependant, Bruno refuse d’aborder le sujet avec Marion et se cabre à l’idée d’un traitement qui signifierait dégradation physique et perte de dignité. N’empêche que la menace est là, qui le mine : c’est bien « pour lui » et pas un autre, et voici qu’il va se demander quelle empreinte il a laissée au cœur des femmes qu’il a plus ou moins bien aimées. De là sa décision d’en tenir une espèce de journal rétrospectif, de son enfance aux jours qui lui restent.

L’excellence de L’empreinte amoureuse tient à la fois à la justesse sans faille de son observation psychologique, au bonheur de ses évocations de lieux, à sa narration claire et fluide et à la qualité rare de ses dialogues, vifs et naturels. Mélanie Chappuis pratique l’intelligence du cœur, avec humour discret et fines piques au besoin. Où l'amour peut faire la pige à la mort…

1941565_10206467175545032_552232758446146429_o.jpgChristoph Ransmayr. Atlas d’un homme inquiet. Albin Michel, 458p. *****

Ce livre est, à mes yeux, le plus important qui soit paru dans notre langue en 2015. Chaque récit de cet Atlasd’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule « J’étais là, telle chose m’advint », mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sudet105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près deneuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long  dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde - et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et c’est le monde magnfié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie et, chaque fois, c’est l’amorce d’une nouvelle histoire inouïe.  

Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de pêche de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison ne sont de mise, ou au contraire : des tas de comparaisons et de correspondances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant des nôtres, se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant le projet d’une géo-poétique traversant le temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde :« Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant unlac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dansl’ouest de l’Himalaya ».

Il y a, dans l’Atlas d’un homme inquiet, une qualité de rêverie sans pareille aujourd’hui. Plus que Sebald, Ransmayr a le sens de la narration et du mythe, avec une porosité dans la perception et une poésie expressive sans limite. Ransmayr est plus poète etplus philosophe, mais aussi plus reporter et plus mondialement documentéque Sebald, Thomas Bernhard ou Peter Handke. De ce club germanique, plus particulièrement , il me semble l’auteur le plus complet. 

ob_7721c2_trois-gouttes-de-sang-mouron.jpgQuentin Mouron, Trois gouttes de sang et un nuage de coke. La GrandeOurse, 211p. ***

Le quatrième livre de Quentin Mouron a l’air d’un roman américain, plus précisément d’un thriller comme il en pullule, plus exactement encore d’un roman noir à résonances littéraires : Crime et châtiment de Dostoïevski est cité en exergue, et l’on pense évidemment à Cormac McCarthy, ne serait-ce que parce que  l’un de ses deux protagonistes, shérif, se nomme Paul McCarthy…

Cependant Trois gouttes de sang et un nuage de coke est d’abord un roman de Quentin Mouron, et sûrement le plus abouti à ce jour. Dans la filiation de Notre-Dame-de-la Merci, premier vrai roman de Quentin, ce nouvel opus  développe et approfondit la composante tchékhovienne de son observation, où la tendresse empathique (côté Paul Mc Carthy surtout) le dispute à une vision plus acide de la société des simulacres et des masques. Bref mais dense, sur un scénario bien filé et intéressant par ses observations et ses digressions, ce roman impose une fois de plus, et de façon plus ample et pénétrante que précédemment,l’intelligence d’un regard incluant les désarrois et les dégoûts de notre époque.

Le silence des chrysanthèmes.gifBertrand Redonnet. Le silence des chysanthèmes. Editions du Bug, 176p.***

Le silence des chrysanthèmes de Bertrand Redonnet représente le type même du livre à la fois nécessaire et vrai, mais non moins décalé, au meilleur sens du terme, ou disons : décentré par rapport au vortex médiatico-littéraire actuel ; d’une vérité qu’on pourrait dire hors du temps et de partout en dépit de son ancrage très précis dans une époque (entre les années 50 et nos jours) et une terre particulière (les âpres campagnes de l’Ouest français ouvertes sur l’océan) que le jeune Bertrand a connu en tant que petit prolo de ferme.

Plus précisément, c’est le récit âprement réaliste, d’une écriture vivace et puissante, du rejeton mal coiffé d’une grande fratrie paysanne, avec mère révoltée mais confiante en l’école laïque et dotée d’une voix de chanteuse de cabaret, père aux abonnés absents que le fils réinventera à sa façon, De Gaulle à la radio, meule de foin à laquelle le garçon fout le feu pour marquer sa présence, et salut par l’instituteur et les livres - le savoir qui libère et rend plus habitable la vache de vie.

Sacha Després. La petite galère. L’Âge d’Homme, 204p.***

On ressort sonné de la lecture deLa petite galère de Sacha Després, dont le crescendo dramatique aboutit à un dénouement réellement déchirant où réalité brute et folle détresse, violence et désarroi, souffrance incarnée et projections fantasmatiques se bousculent dans une mêlée qui prend aux tripes et au cœur.

Or le plus étonnant est que, d’un imbroglio affectif et psychologique exacerbé par l’abjection d’un des protagonistes – type de pervers narcissique bien cadré -, et par la haine vengeresse qu’il suscite, la romancière parvienne à tenir jusqu’au bout le fil (barbelé) d’un récit concis et cohérent, intelligible en dépit de l'ambiante confusion des sentiments.

Remarquable tableau d’époque, sur fond de crise sociale et de dérives individuelles, La petite galère, se déroule dans une Zone Urbaine Sensible de la région parisienne. Question style, la phrase de Sacha Després, brève et qui claque, vaut aussi par sa concentration de sens et d’émotion. Bref, La petite galère est un premier roman signalant un vrai talent, et cette chose essentielle pour un écrivain, qu’on pourrait dire un noyau dur et doux à la fois.

(À suivre...)

 

Cosmos

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Quand je te dis que Marelle a le ballon, ce n’est pas vulgaire du tout, tu me piges mal, même si ça fait populo comme langage c’est pile ce que c’est : le ventre de Marelle est rond comme un ballon d’enfant, tiens j’ai envie de le palper et d’écouter ce qui se passe là-dedans en y collant la joue, enfin quoi Marelle a le ballon et celui-ci va rebondir dans la vie, on ne sait pas encore s’il ou elle s’appellera Dominique ou Dominique et s’il ou elle préférera le foot ou la brasse coulée, c’est le mystère de la Création; mais bon c’est pas tout ça, maintenant raconte, accouche: es-tu d'accord avec le Sage inconnu quand il affirme que se reconnaître vivant dans les sphères équivaut à habiter le subtil commun en visant la case Paradis ?

Image : Philip Seelen

(Extrait de La Fée Valse)

Boualem Sansal visionnaire panique

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Lecture de 2084 de Boualem Sansal, fable épique et satire tragique du totalitarisme « religieux ». Grand Prix du roman de l'Académie française. Meilleur livre de l'année selon le magazine LIRE, dans la dernière livraison duquel figure un entretien important avec l'écrivain.

Livre I.

Une sensation d’immédiate oppression s’empare du lecteur de 2084 de Boualem Sansal, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté et de menace latente.

Le lieu initial en est, au bout de nulle part, un vaste sanatorium de montagne décati et surpeuplé évoquant à la fois le fort isolé du Désert des Tartares de Dino Buzzati et le Palais des rêves d’Ismaïl Kadaré, avec quelque chose de tout à fait particulier, dans le récit, qui rappelle les contes orientaux.

Plus précisément, le jeune protagoniste Ati, tuberculeux en fin de traitement en lequel on pressent illico un élément non aligné qui se pose des questions, apparaît aussitôt comme l’éternel (faux) naïf des contes picaresques, recyclé dans une tonalité contemporaine plus ironique qu’humoristique, en « innocent » kafkaïen .

Or le monde environnant Ati évoque autant un dédale kafkaïen que la fourmilière humaine du 1984 de George Orwell, sans qu’on puisse parler d’influence ou de référence littéraire servile alors même que l’auteur joue à tout moment, par ironie autant que pour lui rendre hommage, avec certains aspects du roman d’Orwell, à commencer par l’invention d’un langage propre à l’Abistan, explicitement démarqué de la novlangue.

L’Abistan en question, pays aux dimensions improbables, îlot de pureté entouré d’une improbable Frontière au-delà de laquelle se trouve (?) l’Ennemi, est parfois assimilé à la planète entière, mais ce n’est pas sûr. D’ailleurs rien n’est absolument sûr en Abistan, et d’abord ce que signifie le chiffre 2014.

2014 correspond-il à l’année de naissance d’Abi (à ne pas confondre avec Ati), futur second du Tout-Puissant Yölah, ou bien est-ce en 2014 que le même Abi, à un âge qu’on ignore, a eu la révélation de la Toute-Puissance de Yölah, dont il est devenu le Délégué. Ce qui est certain, c’est que le jeune tubard Ati (à ne pas confondre avec Abi) a toujours été bercé par les formules incantatoires en vigueur en Abistan, telles que « Yölah est grand et juste, il donne et reprend à son gré », , ou plus souvent « Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué », ou séparément « Yölah est patient », et « Abi est avec toi », repris par dix mille ou dix millions de gosiers étreints par l’émotion.

Ce qu’il faut préciser alors, c’est que Yölah est le nouveau nom de Dieu offert aux générations futures par les instances supérieures de l’Appareil, des décennies après la dernière Grande Guerre Sainte, dite aussi le Char, dans l’Abistan enfin purifié de toute présence ennemie assimilable à la Grande Mécréance.

Tout au long du roman, l’organisation à la fois très simple et très compliquée de l’Abistan sera détaillée comme en passant, avec une foule de détails rappelant ceci ou cela au lecteur en dépit de l’avertissement initial de l’Auteur selon lequel ce récit n’a aucune espèce de réalité,- tout étant « parfaitement faux et le reste sous contrôle ».

L’Appareil de l’Abistan est dominé par les Honorables et autres hiérarques de la Juste Fraternité, constituée de 40 dignitaires super-croyants choisis par Abi lui-même. Une Administration pléthorique, on pourrait presque dire pharaonique (l’analogie avec l’Egypte ancienne se fera d’ailleurs dans la foulée), se trouve concentrée en la capitale de Qodsabad, mais la découverte s'en fera plus tard : quand Ati aura quitté le sanatorium pour un long périple caravanier, durant lequel il fera une rencontre décisive.

Dans l’immédiat, le lecteur en apprend cependant un peu plus sur le système de surveillance généralisée et de répression qui ne cesse de s’exercer en Abistan avec le concours d’une partie de la population pratiquant la délation à haute dose au nom de Yölah et de son Délégué.

« En Abistan il n’y avait d’économie que religieuse », apprend-on aussi, et bientôt on comprendra comment l’Appareil fait pisser le Dinar, pour parler peuple: pèlerinages incessants, rassemblements monstres, exécutions publiques plus ou moins massives sur un stade devant des foules intéressées à tous les sens du terme, commémorations des innombrables victoires sur l’Ennemi, commerce de reliques fabriquées de manière industrielle : tout est bon dans ce système clos qui ne vise qu’à produire et reproduire de la peur et à exploiter de la soumission.

Est-ce à dire que la foi soit l’idéal absolu prôné par l’Appareil en Abistan ? Une intuition soudaine fait comprendre à Ati qu’il n’en est rien : « Le Système ne veut pas que les gens croient ! Le but intime est là, car quand on croit à une idée on peut croire à une autre, son opposée par exemple, et en faire un cheval de bataille pour combattre la première illusion. Mais comme il est ridicule, impossible et dangereux d’interdire aux gens de croire à l’idée qu’on leur impose, la proposition est transformée en interdiction de mécroire, en d’autres termes le Grand Ordonnateur dit ceci : « Ne cherchez pas à croire, vous risquez de vous égarer dans une autre croyance, interdisez-vous seulement de douter, dites et répétez que ma vérité est unique et juste et ainsi vous l’aurez constamment à l’esprit, et n’oubliez pas que votre vie et vos biens m’appartiennent ».

C’est au sanatorium, dans le premier des quatre livres du roman, que le noyau du doute a commencé de palpiter en Ati : « Quelque chose cristallisait au fond de son cœur, un petit grain de vrai courage, un diamant. »

5131019_75f6e038d18632a827b889c99d2df969a4e247ba_545x460_autocrop.jpgCependant, moins que la religion, ce qu’il rejette est l’écrasement de l’homme par la religion, et l’abjection à laquelle il a participé en espionnant les voisins et en faisant comme tout le monde. « Et, tout à coup, il eut la révélation de la réalité profonde du conditionnement qui faisait de lui, et de chacun, une machine bornée et fière de l’être, un croyant heureux de sa cécité, un zombie confit dans la soumission et lpbséquiosité. Qui vivait pour rien, par seinmple obloigartion, èpar devoir inuitile, un être mesquin capable de tuer l’humanité par un claquement de doigts ».

C’est dans la forteresse de Sin, transformée après la Guerre Sainte en sanatorium où les poitrinaires renplacèremt les cadavres des martyrs, chassés des villes comme des pestiférés coupables de tous les maux du pays, qu’Ati a découvert à la fois la nature du Système et la vision, qu’il croit encore inatteignable d’un autre monde. Or son voyage vers celui-ci va commencer…

Livre II.

L’originalité saisissante de 2084, qui distingue très nettement ce roman de la contre-utopie de George Orwell, rigoureuse et limpide dans sa construction et son économie narrative, c’est sa dimension monstrueuse et cauchemaresque, dans un espace à peu près incommensurable (les distances sont comptées en chabirs, et la traversée en diagonale de l’Abistan en compte plus de 50.000…) et une organisation générale et particulière connue des seuls Honorables, des grands maîtres de la Juste Fraternité et des cadres supérieurs de l’Appareil.

Lorsque Ati quitte le sanatorium pour regagner la capitale de Qodsabad, distante de 6000 chabirs, c’est pour un périple qui va durer plus d’une année, dans un environnement désertique sillonné par des processions de pèlerins et des colonnes de camions porteurs de canons et autres lance-missiles. Or il ne sait encore que peu de chose de l’Abistan, en dépit de ce qu’il a entendu pendant son séjour, et c’est par bribes que le lecteur en apprend plus au fil du récit oscillant sans cesse entre une réalité renvoyant au monde que nous connaissons et un univers plus ou moins absurde.

Sur la base d’un livre sacré genre Bible ou Coran, intitulée Gkabul, la vie en Abistan est entièrement soumise à la dévotion universelle que scandent les saintes paroles de Yölah et d’Abi. « Il n’est pas donné à l’homme de savoir ce qu’est le Mal et ce qu’est le Bien », est-il écrit dans le Gkabul (verset 618 du chapitre 30, comme chacun se le rappelle), de fait l’homme n’a rien d’autre à savoir que cela: que son bonheur est garanti par Yölah et Abi.

Dans les migrations géantes observées par Ati durant son voyage, où voisinent des fonctionnaires de l’Appareil et des cortèges de théologiens et autres pèlerins cheminant d’un lieu saint à l’autre, l’on remarque aussi des femmes couvertes de la tête aux pieds de sombres burniqabs, contraintes de marcher loin en arrière des hommes tant elles dégagent d’aigre puanteur.

Mais voici qu’Ati rencontre, en voyage, un certain Nas, archéologue de son âge qui lui dit avoir découvert un village antique jamais touché par la Grande Guerre sainte, dont la révélation de l’existence risque de bousculer l’édifice des dogmes vu qu’il semble plus ancien que le Gkabul et date probablement d’un temps antérieur à la naissance d’Abi , quand le nom de Yölah même n’était pas encore apparu. Or cet épisode fait apparaître une première fois les terribles rivalités qui divisent les hiérarques de la Juste Fraternité et de l’Appareil, dont on  verra plus tard les conséquences.

Quant à Ati, arrivé à Qodsabad, il va se lier avec un certain Koa, petit-fils en révolte d’un éminent Honorable, qui a passé des années à lire les saintes écriture sans cesser, comme Abi, de se poser des questions.

Tous deux se passionnent, en outre, pour la langue de l’Abistan, cet abilang que Koa a étudié àl’Ecole de la Parole divine. Dans un passage relevant de la conjecture parascientifique, qui ravirait un Houellebecq ou un Philip K. Dick , renvoyant aussi à La Fabrique d’absolu de Karel Capek, Boualem Sansal prêt à son héros une découverte, en matière de langage, qui va bien au-delà du paradoxe.

Evoquant la manière dont « les paroles chargées de la magie des prières et des scansions répétées à l’infini s’étaient incrustées dans les chromosomes et avaient modifié leur programme », Ati a la révélation « que la langue sacrée était de nature électrochimique, avec sans doute une composante nucléaire »…

Si l’on en reste là, sous couvert d’ironie cinglante, sur l’observation « scientifique » de l’abilang, Ati va mesurer le pouvoir effectif de cette novlangue sur les multitudes au moyen de formules ressassées inlassablement, telles : « Le mensonge c’est la vérité », ou « La logique c’est l’absurde », ou encore « La mort c’est la vie », etc.

pèlerinage-à-la-Mecque.jpgAutre observation carabinée, à caractère sociologique, marquant l’exploration, par Ati et Koa, du ghetto de Qodsabad : le fait que cette cour des miracles en forme de dédale où grouillent tous le rebut de la société, mécréants de toute sortes, éléments asociaux et autres femmes exhibant impudiquement leurs visages, soit en même temps un quartier d’intense et lucratif commerce que l’Appareil se garde de « nettoyer ». C’est d’ailleurs de son odyssée en ce monde interdit qu’Ati rapporte la preuve qu’un anti-Système cohérent se perpétue dans le ghetto, une « culture de la résistance, une économie de la débrouille ».

« Il y aurait beaucoup à dire sur le ghetto, ses réalités et ses mystères, ses atouts et ses vices, ses drames et ses espoirs,mais réellement la chose la plus extraordinaire, jamais vue à Qodsabad, était celle-ci : la présence des femmes dans les rues, reconnaisssables comme femmes humaines et non comme ombres filantes, c’est-à-dire qu’elles ne portaient ni masque ni burniqab et clairement pas de bandages sous leurs chemises. Mieux, elles étaient libres de leurs mouvements, vaquaient à leurs tâches domestiques dans la rue,en tenues débraillées comme si elles étaient dans leurs chambres, faisaient du commerce sur la place publique, participaient à la défense civile, chantaient à l’ouvrage, papotaient à la pause et se doraient au faible soleil du ghetto car en plus elles savaient prendre du temps pour s’adonner à la coquetterie. Ati et Koa étaient si émus lorsqu’une femme les approchait pour leur proposer quelque article qu’ils baissaient la tête et tremblaient de tous leurs membres. C’était la vie à l’envers ».

Comme on le voit dans cet extrait, la prose de Boualem Sansal n’est pas toujours la plus fine, le conteur pratiquant le souffle et l’énergie « dans la masse » plus que le style châtié. Mais peu importe : la vision du roman, et sa substance lestée de sens, le mélange vertigineux de lucidité et de délire imaginatif, de révolte et d’espoir, fondent la beauté sans fioritures et l’urgence de 2084.

hadj.jpgLivre 3.

« L’amitié, l’amour, la vérité sont des ressorts puissants pour aller de l’avant, mais que peuvent-ils dans un monde gouverné par des lois non humaines ? »

À cette question posée en exergue du troisième livre de 2084, il sera répondu de façon de plus en plus explicite, avec l’exposé des méthodes coercitives employée par l’Appareil afin de briser la moindre velléité d’émancipation, sous prétexte de participer à la consolidation de l’harmonie générale. C’est ainsi qu’Ati a subi un interrogatoire serré par le Comité de la santé morale (Samo), sommé de faire son autocritique en bonne et due forme avant de s’entendre dire par les juges. « Va souvent au stade pour apprendre à châtier les traîtres et les mauvaises femmes, parmi eux se trouvent très certainement des adeptes de Balis le Rénégat, prends plaisir à les châtier. »

Dans le même esprit de salubrité collective, quelques milliers de prisonniers seront exécutés au même stade sanglant (« du renégat, de la canaille, du fornicateur, des gens indignes ») après quarante jours de liesse populaire marquant la prétendue découverte d’un nouveau lieu saint où l’on annonçait d’ores et déjà le pèlerinage de millions de pénitents : « Les réservations étaient prises pour les dix prochaines années. Tout s’était emballé, les gens s’énervaient, les prix flambaient, ceux des burnis, des besaces, des babouches et des bourdons atteignaient des niveaux fous, la pénurie menaçait. Une ère nouvelle était en route ».

Il y a, dans la verve satirique déchaînée de Boualem Sansal, quelque chose du délire amplificateur d’un Alexandre Zinoviev, dans L’avenir radieux, ou du Swift des Voyages de Gulliver.

Est-ce à dire qu’il exagère ? Mais comment, alors, ne pas se rappeler les récentes échauffourées mortelles survenues lors des « saints » pèlerinages de La Mecque ? Et comment ne pas faire de parallèle entre les flagellations de femmes en Arabie saoudite (notamment) et le sort de cette jeune femme traquée ici par le Conseil de Redressement, à la punition de laquelle l’ami d’Ati, Koba, est supposé participer en tant que Pourfendeur ?

On pense aussi au monstrueux Metropolis de Fritz Lang, ou au Château de Kafka, en pénétrant ensuite, avec Ati et Koa, dans le centre vital hyper-sécurisé de l’Abigouv : « La Cité de Dieu était un ensemble architectural comme on ne peut imaginer, c’était labyrinthique et chaotique à souhait, cela a été dit. Et très impressionnant: entre ses murs se concentrait la totalité du pouvoir de l’Abistan, c’était la planète. Selon Koa, qui s’y connaissait un peu en histoire ancienne, la Kiiba de la Juste Fraternité était la copie de la grand pyramide de la vingt-deuxième province, le pays du Grand Fleuve blanc. Le Livre d’Abi apprenait aux croyants que sa construction étaient un miracle accompli par Yölah lorsqu’en ces temps lointains il n’avait d’autre nom que Râ ou Rab ».

C’est pourtant dans ce cadre hautement paranoïaque que les compères Ati et Koa vont rencontrer un personnage du nom de Toz,  en rupture apparente complète avec la mentalité, les moeurs et jusqu'aux coutumes vestimentaires de l’Abistan, vêtu d’étranges pièces d’habillements aux noms étranges de pantalon ou de chemise, complétés par des souliersétanches…

Or le même Toz, collectionneur d’objets plus insolites les uns que les autres tels que chaises ou bahuts, tables ou bibelots, évoquera tout un monde disparu aux jeunes compères,leur parlant même d’une entité énigmatique au nom de Démoc ou peut-être Dimouc (« démo… démoc…démon ») dont le seul nom fait encore figure d’incongruité alors même qu’Ati se demande qui peut bien être ce Toz grâce auquel une porte secrète s’est ouverte en lui.

Et avec celle-ci, ce sera l’intranquillité assurée. « Une fois lancée, la machine du doute ne s’arrête pas. En peu de temps, Ati se trouva assailli par mille questions inattendues ».

images-2.jpegLivre IV. 

La quatrème partie de 2084 marque l’apothose de la confusion mensongère entretenue par la hiérarchie de la Juste Fraternité, elle-même déchirée par des rivalités internes comme le furent les pouvoirs totalitaires en Allemagne nazie, en Russie stalinienne en Chine maoïste ou dans l’Iran des ayatollahs, notamment.

Avant d’apprendre la mort « accidentelle » de l’archéologue Nas, coupable de trop en savoir sur le passé du village antique dont l’Appareil a fait son nouveau lieu de pèlerinage, Ati s’est inquiété de la disparition de son ami Koa, dont on verra plus loin comment il a lui-même été « suicidé » de son côté.

Entretemps, le message à été transmis des plus hautes sphères à Ati qu’il est pressenti comme futur « membre distingué » d’un clan en train d’en éliminer d’autres, dans une atmosphère de complot qui ne laisse d’inquiéter notre Candide de plus en plus sceptique.

De fait, tout naïf qu’il soit, Ati ne croit pas une seconde au prétendu suicide de Koa, alors qu’on lui fait croire qu’il a lui-même toutes les polices à ses trousses et qu’il est donc temps qu’il fasse confiance à ses prétendus protecteurs : « C’était le début de la fin, les clans entreraient bientôt dans une longue et impitoyable guerre ». Toute analogie avec quelque guerre de clans déchaînée aujourd’hui étant naturellement le fruit du hasard…

À ce tournant du récit, une digression assez épatante attend le lecteur avant le tohu-bohu final, avec la réapparition du sympathique Toz, collectionneur  de vestiges des temps passés, qui a reconstitué un Musée de la Nostalgie, « copie au cinquième d’une ancien musée appelé Louvre, ou Loufre » qu’il fait visiter à Ati.

La visite du musée en question vaut son pesant d’ironie puisque s’y trouvent les reliques de la vie précédant 2084 (il y a donc eu une vie avant 2084, contrairement à la doctrine officielle) où l’on découvre tous les aspects de la vie au XXe siècle, d’une salle d’accouchement à une exposition d’équipements de sports et loisirs et autres objets propres aux divers âges de la vie - toutes choses disparues depuis le Grand Nettoyage consécutif à la Guerre Sainte – et jusqu’à la représentation d’un bistrot français dans lequel « des loubards à l’ancienne taquinent des femmes légères ». À son total ahurissement, Ati a découvert en outre cet objet inimaginable appelé chaise-longue, évoquant un mode de vie peu compatible avec les règles du saint Gkabul…

Ce livre sacré fait ensuite l’objet d’une réflexion de la part de Toz et Ati, qui tombent d’accord sur le fait que le livre en question représente « le grand malheur de l’Abistan ».

Or ce Gkabul n’est-il pas le nom fictif donné par Boualem Sansal au Coran de l'islam ? Pas vraiment. Toz en a en effet étudié les tenants philologiques, pour constater que ledit Gkabul, loin d’être apparu en 2084 par génération spontanée, résulte d’un bricolage issu « du dérèglement d’une religion ancienne qui jadis avait pu faire les honneurs et le bonheur de maintes grandes tribus des déserts et des plaines ».

Les auteurs d’une première mouture du Gkabul furent des aventuriers dont la clique s’intitulait les Frères Messagers, mais il fallait les Sages de la Juste Fraternité pour réviser et parfaire la version désormais établie du Gkabul, signée Yölah et contresignée par Abi son Délégué. Et Toz de remarquer alors, à l’adresse d’Ati, que « la religion, c’est vraiment le remède qui tue »…

La fin de 2084, féroce queue de fable où culmine la charge satirique, amère et drolatique, du roman de Boualemn Sansal, se décline en « news » émanant des diverses sources médiatiques abistanaises, officielles ou non.

Ainsi apprend-on, par les écrans géants de Nadir I – station de Qodsabad, que deux cents cinquante criminels ont été condamnés à une prochaine décapitation pour avoir répandu le rumeur d’une évacuation aérienne du Grand Commandeur de la Juste Fraternité, atteint dans sa santé, à destination de l’« Etranger ». Scandale évident : qu’on puisse seulement prétendre que l’ «l'Etranger» existe !

Plus tard, une autre rumeur, plus déplaisante encore, relayée par La voix des Mockbas, fera état de la soudaine apparition de nouveaux jeunes croyants fanatisés et, pour appliquer plus de justice selon les préceptes de Yölah et son Délégué, décidés à en découdre à coups de bombes s’il le faut – et il le faudra par Yôlah et Abi !

Bref, c’est le moment pour la lectrice et le lecteur de consacrer de belles et bonnes heures à ce livre à la fois inquiétant et libérateur, qui associe le talent vif et l’imagination débordante du conteur aux vues cinglantes de l’écrivain révolté par l’obscurantisme massifié.

boualem_sansal_leemage.jpgÀ qui n’aurait pas encore eu connaissnace des romans antérieurs et des essais polémiques du grand écrivain algérien, il me reste à signaler la parution salutaire, en juin 2015, d’un volume de 1226 pages de la collection Quarto, chez Gallimard, rassemblant Le serment des barbares, L’Enfant fou de l’arbre creux, Dis-moi le paradis, Harraga, Le village de l’Allemand et Rue Darwin.

Préfacé par Jean-Marie Laclavetine, éditeur et ami de la première heure de Boualem Sansal, ce recueil est en outre doté d’un appareil biographico-historique indispensable à qui veut resituer l’écrivain dans son contexte familial et politique, professionnel et littéraire.

Présentant Le serment des barbares, qu’il a reçu un jour par la poste , Jean-Marie Laclavetine écrit ce qui suit, qui justifie admirablement l’écrivain dès ses débuts.

Ainsi commençe Le serment des barbares : «Le cimetière n’a plus cette sérénité qui savait recevoir le respect, apaiser les douleurs, exhorter à une vie meilleure. Il est une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique, on enfourne à la chaîne, on s’agglutine à perte de vue. Les hommes meurent comme des mouches, la terre les gobe, rien n’a de sens »…

Et Jean-Marie Laclavetine de témoigner :  « Je me souviens précisément du jour où j’ai lu ces premières phrases du Serment des barbares, paquet de feuilles confié en 1999 par un inconnu à la poste algérienne pour arriver quelques jours plus tard entre mes mains. Sans doute le manuscrit avait-il cheminé à bord d’un de ces vieux autocars Chausson que l’on voit circuler à faible allure dans le roman, « transportant plus de bobards et de fausses alarmes que d’honnêtes voyageurs ». Je n’ai pas oublié ma surprise grandissante au fil des pages, ni l’enthousiasme qui m’a envahi au fur et à mesure que je me laissais emporter par le torrent de cette prose animée de remous vertigineux, de pétillements soudains, de grands ressacs de rage noire. Les trouvailles stylistiques fusaient en continu dans unb débordement de verve pantagruélienne et donnaient tout leur élan à l’histoire, Les critiques cinglantes ou cocasses n’épargnaient ni le régime en place, ni les islamistes, ni la société algérienne dans son ensemble. Recevoir un tel manuscrit est, dans la vie d’un éditeur, un cadeau inoubliable. Le Serment des barbares se démarquait du lyrismne habituel aux littératures maghrébines dans ce XXe siècle agonisant, pleines des cris de douleur des populations opprimées, des chants du désespoir, des larmes de l’exil, des cris de la terreur. Il ne cédait rien à la nostalgie ni à la plainte, et puiusait autant chez Voltaire, Diderot et Rabelais qu’à la source de straditions orientales, offrant au lecteur un mélange unique, savoureux, violent, empli d’une force comique incomparable que seule la colère pouvait lui avoir donné ».

2084-la-fin-du-monde-roman-boualem-sansal-1.jpgBoualem Sansal. 2084. Gallimard, 2015, 273p.

Boualen Sansal, Romans 1999-2011. Gallimard, Collection Quarto, 2015, 1225p.

Ceux qui se la souhaitent belle et bonne

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Pour une très belle et très bonne année 2016 à toutes et tous...

Celui que le calme gouverne / Celle qui accède à une nouvelle forme de tranquillité par le recours à l’aquarelle / Ceux qui cultivent leur imagination pour supporter son manque chez la plupart de leurs semblables /Celui qui a appris à maîtriser le Tigre / Celle que sa délicatesse foncière rend absolument libre / Ceux qui sont riches de leur (relative) pauvreté / Celui que le Commandeur amuse plutôt avec son air de se prendre grave au sérieux / Celle qui se demande comment se sortir du cercle vicieux de l’obsession bancaire / Ceux qui ne spéculent qu’à la Bourse du cœur et le plus souvent à perte / Celui qui refuse de marcher au pas et en paie le prix / Celle qui ne participera point au défilé de mode du Nouvel An friqué / Ceux qui abordent l’année nouvelle avec un sourire décalé qui ne se voit pas / Celui qui restera toujours un enfant perdu au dam des dames / Celle qui n’a jamais été dupe de la mauvaise poésie / Ceux qui considèrent ce qui se passe en ce 31 décembre 2015 en se rappelant (plus ou moins) ce qui s’est passé en 1910 et en 1810 en un autre lieu (Cracovie, par exemple) puis en imaginant ce qui pourrait se passer en un lieu encore différent (Jianshui, par exemple) en 2110 ou en 2210 quand il auront tous plus ou moins canné malgré force cures transgéniques à venir / Celui qui discerne ce matin un banc de ciel gris au-dessus du plan gris du lac et s’en trouve superbien / Celle qui tombe raide amoureuse de son cousin Roland dont elle découvre aujourd’hui même à la réu de famille les mains si sensibles de pianiste et la conversation de charme alors qu’il a passé 67 ans et reste en principe fidèle à son ami Julien mort l’an dernier / Ceux qui reverront ce soir Les Yeux noirs en amoureux alors que la plupart de leurs voisins recevront Patrick Sébastien 5 sur 5 / Celui qui changera l’eau du poisson Théo ce soir à Minuit / Celle qui aborde 2016 avec la confiance clairvoyante de celle qui en a tant vu qu’elle sait qu’elle en verra encore pas mal mais sans en baver autant on espère / Ceux qui savent que l’eau du puits reste la même, avec juste un peu plus de saveur chaque année, etc.

Image : LK et JLK qui souhaitent une toute belle et bonne année 2016 à leur amis très proches ou tout lointains.


Ceux qui rebondissent

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Celui qui change de millésime comme de chemise / Celle qui fait visiter le loft du 2016 Happy Avenue à ses futures victimes / Ceux qui prennent 666 résolutions / Celui qui affirme que rien ne sera comme avant dans le couloir de la mort transformé en espace convivial donnant sur le champ d’avocats / Celle qui repart à Zorro / Ceux qui changeant l’eau du mainate / Celui qui dans son pyjama rayé dort à l’abri / Celle qui répète que plus loin la mauvaise herbe ne stocke pas le DDT / Ceux qui positivent dans leur boudoir boudiste / Celui qui oublie le soir ce qu’il a décidé le matin / Celle qui procrastine non sans effort eu égard au Surmoi de l’hoirie / Ceux qui pèchent par modestie dans le confessionnal du père Sigmund de l’Eglise du ça / Celui qui bat de l’aile dans le miroir aux alouettes / Celle qui fait la liste des objets à refiler aux Roms venus de tous les chemins / Ceux qui relisent La chasse aux vieux de Dino Buzzati / Celui qui dans le passage clouté se fait crucifier entre deux larrons / Celle qui ne s’excuse pas de s’en aller un 1er de l’an vu que les premiers seront les derniers et qu’à la fin tout s’arrange / Ceux qui se rappellent soudain que les chats à dents de cimeterre et les paresseux géants (six mètres de hauteur à la belle époque) ont disparu avec la mégafaune des plateaux dits plus tard américains et ce dès la survenue de Sapiens descendu de l’Alaska / Celui qui affirme que ce n’est pas Sapiens qui a domestiqué le blé et la patate mais le contraire / Celle qui admet avoir été cueilleuse de baies dans la région d’Arcachon / Ceux qui ont notablement rectifié leur vision matérialiste de l’Histoire en prenant en compte la découverte du site de Göbekli Tepe (environ 9500 ans avant notre ère) dont les monuments géants échappent à tout raisonnement économiste réducteur / Celui qui s’obstine à prétendre qu’il n’y a aucun rapport entre les mégalithes de Stonehenge et les têtes de pioches galloises / Celle qui lance perfidement à sa guenon bonobo qu’elle manque d’erre / Ceux qui pensent que les temples de Göbekli Tepe ont été construits après le village du site et celles qui pensent le contraire / Celui qui estime que les sandales d’Empédocle ont été laissées par celui-ci sur le rebord du cratère afin de lui éviter de se cramer les pieds / Celle qui regrette parfois la période cool de la récolte des tubercules avant la fuite en avant du jardinage intensif / Ceux qui n’ont jamais apprécié les moutons que leur curiosité éloignait du troupeau / Celui qui est né par hasard fils de Lazare le berger pastorialiste des hauts plateaux silencieux où tu te relèves volontiers pour jouir de la vie même quand t’es mort / Celle qui a lu quelque part que les poules mondiales constituaient actuellement une troupe virtuelle de 25 milliards d’individus alors qu’il y a 10.000 ans elles n’étaient que 10 millions dans les niches afro-asiatiques / Ceux qui constatent objectivement que le poulet domestique est aujourd’hui la volaille la plus répandue de tous les temps sans vouloir flatter les collaboratrices et collaborateurs du LAPD, etc.

(Cette liste procède partiellement de la lecture de Sapiens, « brève histoire de l’humanité » racontée non sans captivante alacrité dans la sagacité par Yuval Noah Harari et parue en traduction français chez Albin Michel)

Cosmos

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Quand je te dis que Marelle a le ballon, ce n’est pas vulgaire du tout, tu me piges mal, même si ça fait populo comme langage c’est pile ce que c’est : le ventre de Marelle est rond comme un ballon d’enfant, tiens j’ai envie de le palper et d’écouter ce qui se passe là-dedans en y collant la joue, enfin quoi Marelle a le ballon et celui-ci va rebondir dans la vie, on ne sait pas encore s’il ou elle s’appellera Dominique ou Dominique et s’il ou elle préférera le foot ou la brasse coulée, c’est le mystère de la Création; mais bon c’est pas tout ça, maintenant raconte, accouche: es-tu d'accord avec le Sage inconnu quand il affirme que se reconnaître vivant dans les sphères équivaut à habiter le subtil commun en visant la case Paradis ?

Image : Philip Seelen

(Extrait de La Fée Valse)

Ceux qui restent purs

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Celui qui estime contre nature le fait qu’un jardinier danois roule une pelle à un fleuriste malgache / Celle qui affirme que la chatte efflanquée de ses voisins Hindous est intouchable elle aussi / Ceux qui reconnaissent que Barack Obama présente bien quoique de sang mélangé / Celui qui n’a jamais remarqué de Noirs dans les Soviets Suprêmes ni d’ailleurs d’Annamites / Celle qui se dit biologiquement pure et sue des pieds pour d’autres raisons / Ceux qui au Groupe de Parole des névrosés de Narbonne admettent que les crises maternelles ne justifient pas le rejet des fils préférant la littérature au rugby / Celui qui ne sache pas que L’Iliade en v.o. signale que Thétis se soit jamais opposée aux relations de son bouillant fils Achille et du vaillant Patrocle du gang voisin / Celle qui taxe son Fernand de pur salaud au motif qu’il a fini seul le Port-Salut et le demi de rouge qui restait / Ceux dont la pureté se manifeste par leur façon de ne pas y toucher même en pensée - enfin c’est ce qu’ils disent à l’Assemblée des élus du quartier / Celui qui t’explique qu’un pur Américain l’est plus qu’un autre s’il a du bien dans l’axe / Celle qui se prétend une pure Delanoix comme ça se voit en effet / Ceux qui ne pensent pas qu’une matrice soit compatible avec l’exercice de la pensée virile même à Lesbos à l’époque / Celui qui se dit sans préjugés comme le prouvent son petit noir à la pause et son coup de blanc à l’avenant / Celle qui rappelle à ses colocs bons Aryens que Clennon King fut interné en asile psy après avoir prétendu entrer à l’Université du Mississippi à l’automne 1958 / Ceux qui en font voir de toutes les couleurs à leurs subordonnés noirs affilés au syndicat rouge / Celui qui a toujours été bon pour ses esclaves également très soumis / Celle qui explique à sa belle-mère que les chimpanzés aussi se servent du sexe pour combiner des alliances de type politique et/ou désamorcer des tensions dans leur cage commune du zoo d’Amsterdam / Ceux qui rappellent sur France Culture que les deux chromosomes X de la femme prouvent son caractère mystérieux à la base / Celui qui estime que la distinction forcée entre sexe et genre surdétermine un complot antérieur au débat futur / Celle qui se dit transgenre en tant qu’usagère de locomotives à voiles/ Ceux qui comprennent mieux la perplexité des jeunes enquêteurs en tant qu’anciennes policières / Celui qui affirme qu’aucune femme ne court plus vite que la lumière sur un ton qui lui vaut un blâme sur la Hotline / Celle qui est restée pure sans s’en vanter vu que ça l’a toujours bottée / Ceux qui restent purs esprits sans s’en tenir dogmatiquement à la position du missionnaire,etc.

Simon Leys à la lettre

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À lire toute jactance cessante: le recueil, redistribué en abécédaire, des lettres adressées par son ami à Pierre Boncenne, sous le titre Quand vous viendrez me voir aux Antipodes. Un pur régal d'intelligence et de finesse sensible, ouvert au monde et fermé aux cons, conformément au mot de Leopardi cité dans la foulée: "Rions ensemble de ces couillons qui possèdent le monde"...

À l’ère des courriels et des texti (un texto, des texti), la pratique plus lente et réfléchie de la correspondance, dont la Littérature a été enrichie par des œuvres à part entière, a quasiment disparu, à de notables exceptions près. 

Ainsi des lettres de Simon Leys (Pierre Ryckmans de son vrai nom) à son ami Pierre Boncenme, témoignant de plus de trente ans de complicité et d’échanges épistolaires ou de visu, dont la substantifique moelle enrichit ce livre d’une formidable densité, véritable abécédaire de curiosités et de sagesse, de salubres coups de gueule et de non moins roboratives fusées d’enthousiasme.

Pierre Boncenne, auteur en outre d’un remarquable ouvrage de synthèse sur l’œuvre et la personne de Pierre Ryckmans, intitulé Le Parapluie de Simon Leys (Philippe Rey, 2015)ne s’est pas contenté de publier un choix de lettre de son ami : il en a tiré une suite alphabétique merveilleusement variée, illustrant les passions de l’essayiste-érudit-humaniste, immense lecteur et navigateur à la voile avec ses fils. 

D’Amitié (suivi d’anti-américanisme) à Wittgenstein (précédé de Simone Weil et Evely Waugh), les lettres de Simon Leys oscillent entre admiration et décri (contre George Bush qui lui fait se demander sur quelle planète il faudra se réfugier pour lui échapper, ou Régis Debray radotant sur Venise), Cioran et Garcia Marquez, le désordre chez soi (le sien qu'il dit « épouvantable) et les idées des autres, dont il a tiré une anthologie non moins recommandable (chez Plon, 2015), ainsi de suite, ce livre nuance magnifiquement , et comme en creux, le portrait de cet essayiste-passeur de haute volée, doublé d’un homme combien attachant.

Simon Leys. Quand vous viendrez me voir aux Antipodes. Lettres à Pierre Boncenne, Philippe Rey, 188p. *****

Ceux qui passeront l'hiver

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Celui qui dit ne pouvoir conduire qu’avec des gants fourrés à l'agneau doux / Celle qui milite pour la préservation des tapirs / Ceux qui ne savent même pas à quoi ressemble un Comorien / Celui qui visite tous les cimetières / Celle qui s’est offerte à Dieu fin 1977 / Ceux qui se flattent de lire de l'Heidegger sur la terrasse du chalet Edelweiss / Celui qui se shoote au chant grégorien / Celle qui compte les heures durant lesquelles son conjoint téléphone à sa mère / Ceux qui se retirent dans la pièce de derrière pour hiberner / Celui qui mord sa cousine Bluette dans le train fantôme / Celle qui pose nue dans l'atelier surchauffé donnant sur la Meuse / Ceux qui ont décidé de se séparer sans se le dire / Celui qui se flatte d’avoir fait tous les 4000 des Alpes occidentales sans avoir jamais commis l'Acte / Celle qui enchaîne ses amants au même radiateur / Ceux qui raffolent du goût de la colle de timbre / Celui qui en pince pour les casseroliers de moins de 25 ans / Celle qui sait (dit-elle) pourquoi elle allait chaque année à Djerba à l'époque mais présent tu oublies / Ceux qui se vantent d’être absolument indifférents aux appels du Ciel / Celui qui pense que c’est plaire à Dieu que de dénoncer « le vice » dans les courriers de lecteurs / Celle qui n’aime rien tant que les enfants au jardin public / Ceux qui se réjouissent de voir l’expo Boudin à Vancouver / Celui qui ne peut renoncer au Pauillac qui le démolit (à ce que dit le Dr Gallopin) / Celle qui adore son collègue Lucien Martineau pour la délicieuse mollesse de ses mains / Ceux qui se plaignent d’Untel toujours de bonne humeur / Celui qui s’imagine obligé « par les circonstances » de manger son chat / Celle qui en veut aux Albanais du sud par tradition familiale / Ceux qui espèrent quand même que leur fils finira par se lancer dans le mariage pour tous / Celui qui dit qu’il n’y a que l’Opel Rekord de fiable / Celle qui a pris en horreur la liberté de sa sœur aînée / Ceux qui collectionnent les photos de la face cachée de la lune, etc.

JLK, La Savoie enneigée. Huile sur panneau.

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