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Channel: Carnets de JLK
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En ce moment précis

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Notes de l'isba (1)

À L’isba. – Je me trouve à l’instant à l’isba, devant cette espèce de moche baraque de stalag, cette espèce d’étable d’alpage crottée que notre ami Pierre m’a permis de transformer en lieu de vie au milieu de cette prairie en roide pente dominant le val et, là-bas, immensément immobile au déclin du jour, le lac et, de l’autre côté, l’ubac des monts de Savoie, près et loin de tout, à l’écart, dans le silence des oiseaux, parfait pour le vrai travail. Loués soient le Seigneur et ma Bonne Amie, tous ceux que j’aime et même les autres, mes fidèles compagnons de papier et cette encre verte.

hohl2-1.jpgSur le travail. – Je suis retombé ce matin sur ces mots que le vieux troglodyte (1904-1980)  écrivait en sa trentaine au tout début de ses Notizen, rédigées entre 1934 et 1936 – ce Ludwig Hohl que je compte au nombre de mes fidèles compagnons de papier : « Faire quelque chose, et de cette manière, c’est-à-dire faire ce qui t’est propre, sous la seule poussée de forces intérieures : cela seul donne la vie, cela seul peut sauver. Ce faire-là, et nul autre, voilà ce que j’appelle le travail ».

 

Zinoviev2.jpgCette remarque de Ludwig Hohl sur le vrai travail m’a rappelé celle d’Alexandre Zinoviev sur ce qu’il appelait « l’imitation de travail », dans la société soviétique, où tous s’agitent comme des fourmis à ne rien faire (au contraire des fourmis qui s’échinent pour le Cerveau de la fourmilière), et l’observation vaut évidemment pour toute société vouée au simulacre.

Ludwig Hohl encore : « Sans la conscience que notre existence est brève, nous n’accomplirons aucune action qui vaille. Si nous ne demeurons pas dans cette conscience, nous serons peut-être actifs en apparence, mais nous vivrons, pour l’essentiel, dans une attente perpétuelle (presque toujours des forces extérieures nous rivent et nous condamnent à l’apparence de l’activité »).

En ce moment précis, ce cahier sur mes genoux, au milieu de l’herbe aux étoiles bleues des ancolies, je me sens réellement au travail.

Buzzati2.jpgOr écrivant « en ce moment précis » je me rappelle alors la première phrase des carnets de mon cher Dino Buzzati, intitulés précisément In quel preciso momento : « LA FORMULE. – De quoi as-tu peur , imbécile ? Des gens qui sont en train de te regarder ? ou de la postérité, par hasard ? Il suffirait d’un rien, réussir à être soi-même, avec toutes tes faiblesses inhérentes, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait en soi un tel document ! Qui pourrait soulever des objections ? Voilà l’homme en question ! Un parmi tant d’autres, si vous voulez, mais un ! Pour l’éternité les autres seraient obligés d’en tenir compte, stupéfaits ».

12565541_10208532067406038_3116619198661667891_n.jpgLes Nuits difficiles. – Je parle de « mon cher Buzzati » parce qu’une nuit, une fois, dans ma vingtaine, l’un de ses livres m’a sauvé la vie, je crois.  Je me trouvais alors seul dans ma trappe bohème du vieux quartier, les fenêtres fermées aux jardins, l’humeur au plus bas, déçu par tout et par tous à commencer par mon mauvais moi, quand soudain j’avisai ce titre d’un livre posé là, sur une pile, ce livre de poche écorné de rien du tout, intitulé Les nuits difficiles et que je commençai de lire pour me trouver bientôt, je ne sais pourquoi, comme délivré et transporté, peut-être une tristesse en effaçant une autre, je ne sais trop, le vraiment noir faisant pièce au gris comme le chapeau de Berthe Morisod chez Manet, ou la grande déprime des récits à se pendre de Patricia Highsmith nous ramenant un sourire humain, enfin ce qui est sûr est que j’ouvris bientôt les fenêtres aux jardins et à tous les parfums de la putain de nuit d’été belle comme la vie.

12642476_10208532077006278_3408894477136722500_n.jpg12642681_10208532085486490_3316290037271136966_n.jpg12631364_10208532087406538_1574351408105164529_n.jpg12647112_10208532079246334_855393418117431088_n.jpg

 

Images: l'isba avant mes travaux de restauration, en mars 2011; autoportrait d'Alexandre Zinoviev; Dino Buzzati; Vue de l'isba; l'isba restaurée.

 

 


Grandeur d'un "petit maître"

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946157_10205686204062354_7313687586388128556_n.jpg

En lisant et relisant Le Fracas des nuages de Lambert Schlechter, grappilleur sans pareil de savoirs et de sensations, de saveurs et d'émotions, érudit voyageur et poète, sybarite avéré et mystique mécréant en ses minutes heureuses. Troisième volume d'une série kaléidoscopique intitulée Le Murmure du monde.

Avec Le Fracas des nuages, troisième volume de l’ensemble intitulé Le murmure du monde, (très beau titre qui fait écho au mémorable Bruit du temps de Mandelstam), Lambert Schlechter poursuit une suite kaléidoscopique majeure dont la forme composite évoque, toute proportions gardées, les Essais de Montaigne et le Zibaldone de Lepoardi, qu’il présente lui-même en ces termes approximatifs : « Cela pourrait être un journal métaphysique, un petit traité eschatologique, un grimoire de commis-voyageur, cela pourrait être un reportage sur les choses du siècle, une description du continent bien tempéré, un compte rendu d’inoubliables lectures – ce n’est rien de tout cela. »

Lui qui lit et écrit tout le temps, sans pour autant se claquemurer dans sa ratière de bibliomane ou sa tour d’ivoire, note comme un adolescent grave :« Un jour je commencerai à écrire ».

Or ce fabuleux fatras -nullement chaotique au demeurant, mais dont tous les points de la circonférence sont reliés au même noyau vibrant -, procède à la fois d’un recommencement de tous les matins (quoique Lambert Schlechter ne ressasse guère à la manière d’un Georges Haldas, qu’il cite d’ailleurs avec affection) et d’une expérience reliant « le cendrier et l’étoile », selon la belle expression de Dürrenmatt, le très intime (la geste infiniment délicate, en dépit de ses saillies érotiques, de l’amoureux à genoux devant la « fleur » féminine) et le très fracassant et récurrent orage d’acier que le poète qualifie de « murmure du monde », des massacres bibliques aux pogroms du début du XXe siècle, ou des tortures de l’Inquisition très chrétienne à la Kolyma ou à Lampedusa…

le-fracas-des-nuages-313x495.jpgIl faudrait tout citer du saisissant Eloge du livre amorcé (p.55) par ces mots : « Les mots sont l’absolue exception, je veux dire : le texte est l’absolue exception, je veux dire :l’intention de fixer quelque chose dans des phrases, – toutes les paroles dites se sont dissoutes et se dissolvent sans cesse, celles chuchotées sur une couche d’amour, celles échangées à une table de cuisine, celles étouffées au bord d’une fosse à cadavres pendant que crache la mitraillette, puis l’alignement des phrases dans L’Homme sans qualités , et quelques centaines de personnes qui lisent ça », etc.

Or Lambert Schlechter dit à la fois l’aporie du langage et vit (parfois) la folle tentative de Joyce et de Céline d’aller au-delà de l’ordinaire langage articulé (Finnegans Wake ou Guignol’sBand), en tout cas par sursauts soudains rythmés par les battements d’aile d’un ange au prénom de Gabriel.

Il y a du mystique chez cet iconoclaste, du philologue nietzschéen chez ce brocanteur de formules poétiques à la Gomez de La Serna ou à la Jules Renard, du chroniqueur intimiste proche parfois d’un Rozanov (« Sous la couette dans l’hivernale chambre, je me tiens au chaud dans & par ma propre chaleur, c’est un bonheur élémentaire ») ou de l’observateur du corps autant que du fantastique social rappelant un Guido Ceronetti et nous ramenant souvent, aussi à sa propre lecture, combien fervente et généreuse, d’un Pascal Quignard.

107044107.to_resize_150x3000.jpgRien enfin chez Lambert Schlechter d’un pédant ou d’un littérateur affecté, inclassable mais lié de toute évidence à ce que Georges Haldas appelait « la société des êtres » et, comme écrivain, à toute une nébuleuse d’auteurs au nombre desquels je compte une Annie Dillard ou un Ludwig Hohl, un Alberto Manguel (qui raffolerait du Fracas des nuages) ou un Louis Calaferte, entre autres.

Or lui-même, sans fausse modestie, se décrit en humble artisan : « C’est dans les petits, tout petits maîtres que, lucidement, je me range. Mon échoppe n’a pas pignon sur rue, j’exerce dans l’arrière-cour d’une venelle traversière où, de temps en temps, un flâneur s’égare ; et c’est assez pour moi. Les grandes usines de chaussures sont dans d’autres zones ; ici ce n’est qu’un cordonnier qui fabrique sa paire de savates avec un bout de cuir, quelques clous, un peu de colle et un marteau…

Lambert Schlechter. Le Fracas des nuages. Le Castor astral, 293p.

Ceux qui ne s'ennuient jamais

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Celui que rien n’ennuie jamais même pas de vous regarder regarder la télé / Celle qui estime qu’à chacune échoit un rôle à sa digne mesure de la blatte à la diva colorature / Ceux que leur courtoisie retient d’exprimer l’horreur du vide du caquetage ambiant / Celui qui allège autrui du fardeau de ses soucis en parlant plutôt de la dernière planète découverte dans un recoin de la galaxie / Celle qui en Anglaise distinguée évite d’étaler ses peines de chœur mixte / Ceux qui mettent les pieds dans le plat pays de la France hollandaise / Celui qui se dit très concerné par le tableau minimaliste représentant un carré blanc sur fond blanc en train de méditer genre Mathieu Ricard sur fond jaune / Celle qui à la Bourse est dite la Muse du Panier / Ceux qui ne s’embêtent pas à attendre les réponses tant les questions suivantes les passionnent / Celui qui arrive toujours en retard par crainte d’ennuyer ses hôtes / Celle qui arrive toujours en avance sans craindre d’ennuyer ses hôtes / Ceux qui ne seront jamais romanciers faute de ne s’être point ennuyés en leur enfance sauf des fois dont ils tireraient juste un poème à la Mallarmé / Celui qui n’accorde jamasis sa confiance à qui l’exige / Celle qui par Facebook a accédé à la vie digitale / Ceux qui se morfondent dans le tunnel sans réseau ni cellule de soutien psy à quoi se raccrocher / Celui qui change d’opinion comme de chemise en laissant Denise défaire les boutons / Celle qui au Dalaï-lama passant par là lance « merci pour ce que vous faites ! » / Ceux qui sourient à la Joconde qui le leur rend bien avec sous-titre en japonais / Celui qui (par principe) refuse de donner àmanger au drapeau / Celle qui au fond de cette trattoria de Cetona prend dans ses mains celles de Guido Ceronetti qui s’est plaint tout à l’heure de vivre désormais « senza più carezze » / Ceux qui dans les Lettre à Lucilius tombent sur les mots Quocumque me verti, argumenta senectutis meae video, ou encore In conspectu me esse senectutis sans penser que ça les concerne autrement qu’au niveau des artères et des articulations / Celui que charment les définitions rédigées à la ronde des cartels explicatifs de la section Essences Rares du Jardin botanique / Celle que l’ennui mortel de son mariage n’a pas empêchée de tuer le temps / Ceux qui s’ennuient de toi sans oser le dire pour ne pas te déranger / Celui qui compare l’origine de l’univers à un gang bang / Celle qui a la notion cosmologique de Big Bang préfère celle de Big Crunch / Ceux que le concept de Multivers conforte dans leurs mules de métaphysiciens casaniers , etc.

 

(Cette liste découle en partie de la lecture de l’épatant dernier ouvrage de Hans Magnus Enzensberger, intitulé Les Opinions de M. Zède et publié par les éditions Alma dans une traduction de Paul-Jean Franceschini)   

Avant l'aube

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55376896.jpgNotes de l'isba (2)

Génies toqués. - Le vrai travail est le meilleur avant l’ouverture des guichets, avant que les oiseaux ne prennent le relais des grillons, dans le silence chaste précédant les glossolalies, avec cette présence encore du sommeil et de ses fantômes en leur théâtre d’extrême intimité souvent incongrue mais non sans humour, à fleur de mots à peine exprimables et surtout pas dans le langage de Freud (sauf quand il délire) et de ses bandes sectaires.

40_lg.jpg2768787831.jpgimages.jpegDe là mon attachement aux  peintres un peu dingos genre Adolf Wölfli (1864-1930), grand obsédé à trompettes de papier dont les mots ne peuvent rien nous dire quoique le cherchant en discours véhéments rappelant ceux de l’autre Adolf timbré, alors que ses images nous atteignent et nous traversent et nous hantent comme des visions d’enfance quand le Méchant rôde autour de la maison et que c’est si bon. De même l’écriture très matinale, au nid, est-elle une bonne voie ouverte aux « forces intérieures » dont parle Ludwig Hohl, cet autre toqué.

louis-soutter-trois-tetes-tropiques.jpg3311155934.2.jpgLe moindre trait, j’entends : la moindre amorce de ligne, et les hachures, les réseaux et les résilles, les griffures et les morsures – les traits tirés de Louis Soutter (1871-1942) me touchent indiciblement, comme personne en gravure sauf peut-être Rembrandt dans ses moments de plus libre abandon, ou Goya bien entendu (je veux dire le Goya vraiment déchaîné), ou Soutine qui ne dessine que par la couleur – mais tout Soutter et jusqu’aux doigts, Soutter qui se met à dessiner de la main gauche quand la droite est trop habile, Soutter Louis de Morges à Ballaigues et sans commencement ni fin, Soutter en sa présence exacerbée par la douleur transfusée en foudre de beauté…

Louis Soutter construit sa cabane d’encre dans les bois de la ville-monde, et la prudence requise pour le suivre doit être vive car ses câbles de soutènement sont électrifiés et l’on se signera en passant devant les croix que forment les échafauds et les échafaudages portant ses Christs et ses femmes de désir.

Or, du fond de mon rêve d’avant l’aube, ce même désir de cabane follement présente au cœur de ma ville-monde me poursuit en dépit d’une vie encore mille fois trop soumises aux « forces extérieures ». D’où mon recours magique aux petites fées en robes de soie salivée par les fines fines araignées du soir (espoir) et du matin (mutin) qui inspirent le salut de Guido Ceronetti (Ho visto un ragno / nella gioia mi bagno) , les petites filles en fleur ici piégées dans les rets de Soutter l’obscur.

De l'obscur.– Le seul fait d’écrire le mot OBSCUR me rappelle la scène du roman de Thomas Hardy qui évoque l’émerveillement du jeune protagoniste, la nuit sur la colline dominant son village natal, à scruter là-bas les lueurs de la grande ville.

Nous c’était les soirs de match, de l’autre côté des hauteurs boisées de notre ville, la clarté bleutée du stade éclairé dans la nuit lausannoise et la clameur annonçant que les nôtres avaient marqué. Mais de quoi nous réjouissions-nous donc dans notre obscurité ?

De la retenue.– Notre confrère Georges Baumgartner, au 59e étage du Club de la presse étrangère, à Tokyo, me disait que le journaliste nippon ne dit ordinairement que le 20% de ce qu’il sait.

Or je me reproche, pour ma part, de ne pas dire non plus tout ce que je sais ou que je pense, ma réserve représentant un bon solde de 20% au titre de la crainte de faire trop de vagues, du respect humain ou de la conscience aiguë du relativisme de tout jugement, du mépris pour les faiseurs qui se passe volontiers de commentaire, ou encore de la paresse, de l’indifférence et d’un je m’en fichisme « métaphysique » de plus ou moins bon aloi…

Images: L'isba vue d'en haut et le lac Léman; Adolf Wölfli et ses peintures; dessins de Louis Soutter.

À l'écart

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Notes de l'isba (3)    

À distance.– Le moindre recul, et le moindre bon sens, aussi, suffisent à replacer ce que les médias appellent ces temps « une tragédie française » au rang de fait divers nauséeux, exalté par un mélange de curiosité vorace et de moralisme à la petite semaine.

Désirade77l.JPGLa nature qui nous entoure ici reste le lieu de tous les carnages, pas un instant je ne l’oublie, pas plus que l’instinct prédateur de l’homme et sa passion morbide, mais la nature ne dore pas la pilule, la nature reste ce qu’elle a toujours été dans son indifférence absolue et son étrangeté splendide qui me font retrouver ici, dans cette espèce de cabanon au bord du ciel, l’humilité sereine de l’homme des bois selon Thoreau ou l’équanimité de Pascal entre ses deux infinis, entre le cendrier et l’étoile – et voici le fermier du dessus se pointer pour m’annoncer qu’il a dû couper l’eau que j’ai captée à sa fontaine vu que « ça manque » ces jours…

Kundera77.jpgIdiots utiles. – Il faut (re)lire La Vie est ailleurs de Milan Kundera pour mieux réévaluer, aujourd’hui, les mécanismes de la fascination exercée, sur les intellectuels, par le Pouvoir, à côté de cette autre observation fondamentale sur le fait que de doux poètes, tels un Eluard ou un Aragon, en soient arrivés à louer les mérites d’un Staline.

Or ce qu’il y a remarquable, chez Kundera, c’est que l’explication de ces phénomènes passe par l’implication existentielle la plus nuancée et la plus fine, où l’évolution des protagonistes – à commencer par le jeune poète Jaromil, qui va basculer dans le stalinisme – se module en phase avec celle du milieu familial (l’inoubliable portrait de Maman, la mère invasive, ou l’oncle réactionnaire bientôt « épuré ») et de la société bouleversée par l’Histoire en marche.

Le roman met en scène la société tchèque du début des années 50, mais ses observations n’ont rien perdu de leur pertinence, et la lumière qu’il jette sur la catégorie des idiots utiles, ainsi que les appelait Lénine avec son cynisme habituel, vaut encore pour nombre de larbins de l’intelligentsia de gauche ou de droite.

Girard7.jpgSauveteurs. - Contre le romantisme et son mensonge récurrent, notamment en littérature, tel que René Girard l’a isolé (au sens pour ainsi dire scientifique, comme il en irait d’un virus ou d’une bactérie) et décrit par le détail dans Mensonge romantique et vérité romanesque, contre cette flatterie « jeuniste » qui exalte la rébellion pour la rébellion ou la nouveauté pour la nouveauté, la notion de bon génie de la Cité m’a toujours été chère, au dam de mon propre romantisme, que je retrouve avec reconnaissance chez les écrivains ou les penseurs que Léon Daudet, par opposition aux Incendiaires, appelait les Sauveteurs. 

 

Mais ces catégories critiques sont rarement pures en leurs critères. Il y a par exemple, dans la bonne volonté hygiéniste du docteur Destouches, le germe du racisme qui fera dérailler le Céline des pamphlets, de même que l’idéal de justice et d’équité des premiers révolutionnaires a nourri les pires déviations de la terreur et du totalitarisme.

ferdinand_hodler-Sunset-at-Lake-Geneva--1915.jpgimages.jpegDe la peinture-peinture.– C’est en repassant par les bases physiques de la figuration qu’on pourra retrouver, je crois, la liberté d’une peinture-peinture dépassant la tautologie réaliste. Thierry Vernet y est parvenu parfois, comme dans la toile bleue qu’il a brossée après sa visite à notre Impasse des Philosophes, en 1986, évoquant le paysage qui se découvre de la route de Villars Sainte-Croix, côté Jura, mais le transit du réalisme à l’abstraction est particulièrement lisible et visible, par étapes, dans l’évolution de Ferdinand Hodler. Nous ne sommes plus dans cette continuité, les gonds de l’histoire de la peinture ont été arrachés, mais chacun peut se reconstituer une histoire et une géographie artistiques à sa guise, à l’écart des discours convenus en la matière, en suivant le cours réel du Temps de la peinture dont la chronologie n’est qu’un aspect, souvent trompeur. De là mon sentiment qu’un Simone Martini ou un Uccello, un Caravage ou un Signorelli sont nos contemporains au même titre qu’un Bacon, un Morandi ou un De Staël…

Images : La route de Vufflens-la ville, huile sur toile de Thierry Vernet ; Milan Kundera; René Girard; peintures de Ferdinand Hodler.

Ceux qui restent à l'écoute

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Celui qu'on traite de lecteur en série / Celle qui se tient au courant alternatif / Ceux qui sont incompétents par manque de sources et de ressources / Celui qui est devenu meilleur localier à fréquenter les mauvais lieux /Celle qui a tout appris sur le tas et plus encore sur le tard / Ceux qui deviennent bons parmi les méchants / Celui qui est né méchant dans un entourage de bons et s'est amélioré alors que son frère né bon l'est resté mais les cousins ça dépend / Celle qui était plutôt hétéro avant Jessica et qui s'est découvert un instinct maternel quand Jessica a choisi de se faire faire un enfant par insémination anonyme / Ceux qui sont sans domiciles mais pas sans idées fixes / Celui qui avait un fort préjugé contre les séries américaines jusqu'à se mettre à l'écoute de The Wire / Celle qui te souffle l'idée de la série The Panoptical World / Ceux qui inventent le roman sériel / Celui qu'on dit l'Omar de son quartier, autrement dit: le Robin des Bosquets / Celle qui a de la peine à nouer les deux bouts de chous / Ceux qui scénarisent les affects significatifs / Celui qui pense que le for intérieur est un forum de réminiscences / Celle qui d'un coup d'aile se sort du Labyrinthe /Ceux qui cherchent à retrouver la tonalité de leur première enfance / Celui qui se dirige à l'émotion ou en brasse coulée dans la vasque aux fluides / Celle qui disait écrire "à la force du rêve" / Ceux qui pratiquent la "pensée rêvante" / Celui qui croit écrire alors qu'il ne fait qu'écrire / Celle qui nettoie l'encre des draps en faisant ta lessive / Ceux qui ne feront jamais de taches / Celui qui n'écrit que par mécrit / Celle qui coupe son jardinier en deux pour voir ses fleurs dedans / Ceux qui se croient simples comme bonjour en ignorant l'au revoir qu'ils contiennent / Celui qui cherche l'"idée vraie" dans le fatras des vérités d'emprunt / Celle qu'on dit "hors sujet" depuis qu'elle est sortie de ses langes / Ceux qui ont perdu l'enfant sur la table et d'autres qui l'ont laissé dessous / Celui qui pense que la monade inclut la limonade et pas l'inverse enfin pas souvent / Celle qui recopie scrupuleusement cette phrase du Journal de Julien Green du 15 juillet 1956 donc l'année de l'insurrection hongroise: "Le secret c'est d'écrire n'importe quoi, c'est d'oser écrire n'importe quoi parce que lorsqu'on écrit n'importe quoi, on commence à dire les choses importantes" / Ceux qui ont découvert Adrienne Mesuratgrâce à Walter Benjamin et Walter Benjamin grâce à un très vieux cordonnier de Collioure ami d'Antonio Machado / Celui qui palpe le corps de la mémoire de ses doigts d'aveugle / Celle qui se dirige à la douleur sans trembler vu qu'on a sa fierté chez les Bantous / Ceux dont la mémoire fêlée se réparera comme il en va des pots de chambre de porcelaine ou des Pontiac vintages / Celui qui prend conscience des "petits perceptions" chères à Leibniz se rappelant le toucher de la toile écrue de la chemise de son père sur son lit de mort /  Celle qu'envahit l'immense tristesse du jeune Michael entraîné dans la spirale du meurtre après s'être vengé de son beau-père violeur et qui la regarde fixement à la fin de la bouleversante séquence de la cinquième saison de la série The Wire/Sur écoute / Ceux qui constatent que la télé peut revigorer le cinéma mais c'est rare / Celui qui s'est embarqué dans un livre qui avance come un paquebot sur une mer qui reflue / Celle que frappe le poignard de glace d'une parole qui fond en elle mais que jamais elle n'oubliera / Ceux qui n'ont pas le temps de lire Proust vu qu'ils estiment qu'il n'a pas pris la peine de leur écrire par lettre recommandée / Celui qui lance une fausse enquête pour mener la vraie / Celle qui écoute l'autre l'écouter tandis que leurs deux coeurs battent un peu plus vite / Ceux qui veulent être reconnus mais pas comme on croit /Celui qui n'aspire qu'à la reconnaissance de l'autre en tant que tel avec ou sans bretelles / Celle qui ressent tout à la vitesse des tours de magie / Ceux qui s'interrogent sur la symbolique des notations musicales et le mystère soluble des pots cassés / Celui auquel on a dit qu'il n'était "rien qu'un petit garçon" il y a soixante ans de ça et auquel on dit aujourd'hui qu'il n'est "rien qu'un petit vieux" / Celle qu'on prétend née violoniste ou née femme de ménage selon le quartier et l'immeuble / Ceux qui se retrouvent dans la peau de celui qui écrit sans être sûrs de l'être", etc.

 

Dorra02.jpg(Cette liste a été établie au fil de la lecture alternée des 60 épisodes des 5 saisons de la série The Wire/Sur écoute et du dernier livre de Max Dorra intitulé Lutte des rêves et interprétation des classes paru à L'Olivier)             

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Approximations

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Notes de l'isba (4)

De l'observation. – « Observer c’est aimer », écrivait Charles-Albert Cingria, qui s’y employait sans trace de sentimentalisme, au regard des choses autant que des gens. À la recommandation de Ramuz de «laisser venir l’immensité des choses », il opposait, ou plutôt il ajoutait en nuance: «ça a beau être immense, comme on dit, on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue », ce qui ne contredit pas pour autant l’injonction de Ramuz, sensible au détail autant qu’à l’ensemble.

Chessex19.jpgDes prénoms.– L’idée m’était venue, en parlant des romans de Jacques Chessex aux étudiants de Salonique, que de ses personnages féminins on ne se souvient d’aucun prénom mais seulement de types, de la mère sévère ou de l’amante rousse, de la sainte ou de la catin (ou de la sainte catin dans Avant le matin), de la tentatrice ou de la décorative, de l’adultère à parties fines ou de la jeunote fine branleuse, ainsi de suite mais aucune dont on se rappelât le prénom comme des femmes de Tolstoï, de Jane Austen ou de Kundera. Du moins Maître Jacques, prosateur aux pointes incomparables, usait-il de notre langue en trouvère parfois inspiré, poète de la nature et portraitiste de saisissantes Têtes...

D’un autre point de vue, Vladimir Volkoff me disait un jour qu’un bon romancier se reconnaissait à ses personnages féminins réussis. Intéressante remarque mais limitée, puisque Volkoff, bon romancier à certains égards, n’a pas réussi un seul personnage féminin…

Du roman.– L’intelligence du roman relève à mes yeux de la plus fine science, mais pas du tout au sens pseudo-scientifique où l’entend une certaine critique académique.

Céline1957.jpgCéline ramenait le genre à la «lettre à la petite cousine », s’agissant de la romance à quoi se réduit en effet la plupart des romans contemporains et pas seulement de gare ou d’aérogare, mais Céline n’était pas tout à fait romancier lui-même, plutôt chroniqueur et génial, génie de la transposition musicale, mélodie et rythme, le style au corps, malaxeur du verbe comme pas deux, sourcier de langage mais trop entièrement lui-même, trop exclusivement personnel pour faire ce romancier médium que j’entends ici, tel que l’ont été un Tolstoï ou un Henry James, un Dostoïevski et un Kundera dans de plus étroites largeurs mais à un degré de lucidité créatrice rare.

Ceci n’empêchant pas, au demeurant, une définition modulable du genre, dont la notion d’intelligence n’est qu’un indicateur échappant à toute autre science que celle, surexacte évidemment, des sentiments…

Images: Charles-Albert Cingria au téléphone. Louis-Ferdinand Céline. Jacques Chessex à Ropraz.

Au pain et à l'eau

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Notes de l'isba (5)

Ce bout de pain.– Dans la pénombre veloutée, mon corps mortel se penche sur la vitrine qui s’éclaire alors et révèle ce morceau de pain sec posé sur un mouchoir blanc, et mon âme immortelle  s’incline à son tour en pensant aux millions d’humiliés et d’offensés que rappelle cette relique d’un camp de prisonniers semblable à tous les camps du terrible XXe siècle et de ce XXIe siècle déjà lourd à 11 ans de tout ce poids qui ne cesse de peser partout.


Cette vitrine magiquement éclairée se trouve dans la salle d’exposition souterraine de la Fondation Martin Bodmer, à Genève, au milieu du quartier très huppé de Cologny ; ce bout de pain a échoué sur la grève des milliardaires de ce pays comptant au nombre des plus nantis, et je pourrais en concevoir une pensée grinçante – penser par exemple que cette exposition aurait dû être présentée en priorité aux jeunes Russes, comme l’a sans doute espéré Natalia Soljentitsyne -, et puis non : je me dis que tout est bien.


Isba13.jpgJ'écris ces mots dans une espèce de baraque décatie, au bord du ciel mais d’aspect tout semblable à celles de Buchenwald ou du Goulag, je ne suis qu’un doux rêveur à la Illia Illitch Oblomov et n’ai jamais souffert en ma vie de privilégié que de sentiments sentimentaux, cependant je recueille ce vestige de lumière éternelle que représente à mes yeux ce bout de pain de rien du tout - et de tout ça je remercie Dieu qui n’existe pas sauf à l’instant d’être reconnu dans ce morceau de pain sec dont l’image sera mon icône de ce matin, mon mandala et mon tapis de prière...

1394294897.jpgLa bonne mesure. – La lecture de Gustave Thibon me fait du bien, comme le pain ou l’eau claire. Pas besoin de plus, ou s’il y a plus, car il y a forcément plus et d’un peut tout, je me connais, la base de cette présence paisible et lucide, sensible, aimante, me reste un port d’attache depuis ma vingtaine lointaine, et qu’on le dise réac ou catho souverainiste m’est bien égal à moi le huguenot de moins en moins croyant mais de plus en plus chrétien au sens évangélique paléo d’avant Rome et les sectes, estimant que Thibon Gustave le philosophe paysan n’est pas plus de droite ou de gauche que le pain et l’eau claire.

Monsieur Sénèque. – L’ayant rencontré à un âge déjà pas mal avancé, notre chère K., mère de ma bonne amie à qui je l’avais recommandé en lui offrant ses Lettres sur l’amitié, avait fait de Sénèque son conseiller personnel dont elle me donnait volontiers des nouvelles après avoir « échangé » avec lui dans tel jardin public ou dans tel café et, souvent, sur le bateau d’Evian où elle allait respirer plus largement en douce France d’en face.


4169582830.2.JPGCelui qu’elle disait « ton Monsieur Sénèque » était, à ses yeux, un penseur réellement fréquentable, qui ne mettait pas de majuscules à ses pensées ni d’italiques à ses sentiments, un sage franc du collier, lucide et prudent, mais pas éteignoir pour autant, pour ainsi dire un type bien…  

Images: morceau de pain conservé par un prisonnier du goulag, emporté en Occident par Soljenitsyne quand il fut chassé d'URSS, en février 1974; homme seul sous le ciel plombagin;  Notre amie K.


Vie et destin

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Notes de l'isba (6)
 
Mort de Dimitri. - Il est six heures du matin et je pense à Dimitri. J’imagine son corps gisant là-bas, Dieu sait où. Je pense à tout ce qu’il a été et à tout ce qui fut. Je pense à tout ce qu’il nous a apporté. Ma pensée entière est remplie par la présence de son absence. Je pressens que j’aurai beaucoup à écrire et à dire (à me dire) sur lui. Cette mort si brutale, si violente est plus à mes yeux que l’expression d’une aveugle fatalité : elle figure à mes yeux une conclusion qui, sous couvert d’absurde, comme celle d’Albert Camus, ressemble en somme à Dimitri. Dès que j’ai appris l’horrible nouvelle, j’ai pensé que cette mort avait la force d’un paraphe final. Je n’en parlerai à personne en ces termes, mais j’ai pensé aussitôt à cette fin comme un élément ressortissant au mystère de cette personne. En attendant, j’ai repris mon exemplaire de Personne déplacée dans lequel je vais remplir les blancs de nos souvenirs. Je me rappelle à l’instant nos premières rencontres au Métropole, vers 1970. Son ironie sympathique envers le petit gauchiste plus ou moins repenti déjà fou de lecture. Ses sarcasmes et son attention assez affectueuse, son intérêt à me voir me passionner pour Charles-Albert Cingria, découvrir sans son conseil le Croate Miroslav Krleza et le Serbe Bulatovic (je ne discernai alors aucune discrimination de sa part entre auteurs serbes, croates, bosniaques ou macédoniens), avant Pétersbourg de Biély, premier chef-d’œuvre publié à L’Age d’Homme.
 
Dostoïevski.jpgDe nos fins dernières. - Etait-ce après la mort de sa mère ou après la mort de son père ? Je ne saurais le dire. Toutefois on était près d’une mort proche. Dimitri m’a dit alors qu’il venait de lire, avec saisissement, la Méditation devant le corps de Marie Dimitrievna, de Dostoïevski. Et tout aussitôt je me suis mis à la recherche de cet écrit qui m’a ramené à la question de toujours sur les fins de ce monde, le sens de notre vie et les formes de notre éventuelle survie.
Dimitri est mort mardi dernier et je ne sais si j’aurai l’occasion de me recueillir devant sa dépouille, sans doute exposée selon l’usage orthodoxe, mais je n’ai pas besoin de me trouver physiquement devant lui pour me poser à l’instant cette question : aux fins de quoi tout ça, et quel sens si ça ne se transforme pas en vie éternelle, comme je sens un peu mieux chaque jour que, tout se trouvant raclé, selon l’expression de Ramuz à la fin de Vie de Samuel Belet, qui rappelle aussi le bilan de L’Education sentimentale, quelque chose reste cependant, peut-être, peut-être ouvert à la transfiguration par l’intercession du Christ, synthèse des synthèses de toute l’humanité en nous à en croire Dostoïevski.
 
Czapski13.JPGLumières de Romanov. – Il n’était pas bien ce soir-là, il était mal fichu, il s’était enveloppé le cou d’une espèce de châle, nous étions à l’étage de la Maison sous les arbres, Geneviève était en bas avec le petit Marko, et à un moment il m’a dit : « À présent je vais vous donner quelque chose ». Je devais avoir vingt-cinq ans, je me sentais encore très jeune, il en avait trente-huit et me semblait très déjà vieux, il s’est levé, s’est rendu dans la pièce voisine et en est revenu avec un livre de la collection blanche de Gallimard petit format, fourré de papier pergamine comme c’était notre usage, et Dimitri me dit : « C’est pour vous, Rozanov est un auteur pour vous ». C’était La face sombre du Christ de Vassily Rozanov, avec la préface de Josef Czapski que j’ai rencontré peu après à l’occasion de sa première exposition à Lausanne, et depuis lors le nom de Rozanov a été pour moi l’une des lumières impérissables de mon ciel spirituel sous lequel a été scellé ce que j’appelle notre indestructible alliance, plus forte que toutes nos dissensions.

Rozanov3.jpgRozanov ne m’a jamais quitté. Sa conception de l’intimité et de la voix modulées par l’écriture recoupe la mienne et ne cesse de la revivifier en dépit de nombreuses idées ou positions qui lui sont propres et que je ne partage aucunement, comme il en allait de mes relations avec Dimitri. La somme rozanovienne que représente Feuilles tombées, publiée à L’Age d’Homme en 1984, me suit partout et je sais à l’instant qu’à l’ouvrir je trouverai ce que j’y cherche comme à l’état de murmure à moi seul destiné, et c’est exactement cela, page 398 : « Remercie chaque instant de ton existence et éternise-le »…  

Retour aux sources

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Notes de l'isba (7)

Renouer. - Rien ne se fera sans esprit de suite ni sans acharnement à continuer coûte que coûte, surtout si ça coûte, et d’autant plus que ce qui coûte le plus est gratuit aux yeux du grand nombre. L’art est aussi gratuit que l’air et aussi vital, sauf que l’air est donné et que l’art s’acquiert de haute lutte : mais c’est aussi un don à l’autre sens du terme, et cela aussi m’est cher. Renouer serait donc ce don que nous faisons en reconnaissance de ce jour donné chaque jour que Dieu fait.

L’usage de ce nom me revient sans référence, pur de son énorme charge historique de tradition spirituelle et délesté de toute implication politique ou sociale, que je ne refuse ni ne récuse pour autant. Dieu m’est ce matin la Personne absolue que le Christ incarne évidemment, mais là encore que de fatras d’interprétations et pour dire tout et son contraire, alors disons que Dieu est ce que je pourrais être absolument au-delà de tout ce que je suis, comme il est la lumière et l’aura de toute personne qui en est traversée, ou disons que Dieu et le Christ seraient la Parole absolue qui rendrait compte d’une humanité capable de l’entendre et qui n’en finit pas de faufiler son très mince rayon dans les ténèbres…

Cingria13.JPG
Musiques de Cingria.
– Nous venons d’enterrer Dimitri, j’ai pensé au Christ byzantin d’Alexandre Cingria en assistant à l’office orthodoxe, Olivier Cingria est venu me serrer la main après la cérémonie et voilà : Dimitri ne verra pas paraître la suite en bleu et or des nouvelles Œuvres complètes de Charles-Albert dont la lecture fut notre première passion partagée, dès le début des années 70, et le prélude lumineux à notre amitié. Il me semble que c’est par Musiques de Fribourg que je suis entré dans le  labyrinthe harmonique du génial promeneur que je retrouve aujourd’hui par delà les eaux sombres.


Cingria7.JPGDe la source. - La professeure Doris Jakubec, dans son Introduction professorale à la nouvelle édition critique des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, affirme d’emblée que, pour Cingria, « le monde est un théâtre », mais je ne trouve pas que ce soit aller à la source. D’abord parce que c’est cadrer le monde de manière artificielle et par trop construite ; ensuite parce que Charles-Albert ne s’est jamais borné au rôle de spectateur. Comme le peintre chinois il est lui-même dans le tableau. Toujours il est partie intégrante du décor, qu’il campe et ne cesse de déplacer en bougeant lui-même, et jamais le décor ne fait toile de fond et moins encore panorama. L’univers selon Cingria n’est pas un spectacle mais une donnée essentielle omniprésente au double caractère ondulatoire et corpusculaire dont le chant du poète découle en coulant pour ainsi dire de source. Cela saute aux yeux et à l’esprit et à l’âme dès ses premières lettres de tout jeune homme qui sont l’expression la plus immédiate et la plus lustrale de sa voix, laquelle voix n’est aucunement celle d’un acteur en posture de déclamation.

De la voix et du chant.– Cette question de la voix est essentielle chez Cingria, qui module aussitôt un chant. Mais là encore il serait faux de supposer celui qui psalmodie dans la posture d’un récitant en déclamation. Charles-Albert a d’ailleurs signifié merveilleusement, à propos de Pétrarque, l’origine et la nature de cette voix. « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini ».

Images: Charles-Albert en son jeune âge, et croqué par Géa Augsbourg.

Les yeux fertiles

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Notes de l'isba (8)

 

Regarder. – C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, au sens de zyeuter, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation : contemplation active et consumation.

 

Cingria8.JPGDe la joie. - Le vrai travail est producteur de joie. Non d’euphorie hagarde: tout le contraire. La joie est tout autre que le sot esprit positif des temps qui courent se réduisant à l’exclamation Super ! qui relance le nordisme selon Charles-Albert, c’est à savoir l’affectation de bonne humeur déterminée par un programme.

La vraie joie ne se programme pas mais fuse du corps et de l’âme qui est un aspect subtil du corps, et c’est d’elle et de son énergie fulminante que procède précisément l’écriture de Cingria. Je la ressens dès les premières phrases de la Lettre à Henry Spiess. Immédiatement il y a là quelque chose de prompt, de vif, de savoureux, et c’est cette joie je crois qui m’a sauvé, en quelque sorte, à vingt-deux, vingt-trois ans, quand j’avais encore la tête enchifrenée de vapeurs marxiennes…

Charles-Albert avait vingt-quatre ans lorsque, de Meskoutines, en février 1907, il écrivait ceci au très digne poète genevois: "Cet Arabe m'apporta un petit brasier et nous causâmes en nous chauffant. Il était extrêmement long et pâle, comme un Christ de mise au tombeau, avec une barbe noire bien plantée et des yeux noirs, posés sur deux virgules d'iode qui étaient ses paupières. Il portait un pantalon bleu et un burnous de mousseline. Il me fit voir l'organe, écrit en français, d'une société islamique moderne, dont il était membre et qui avait pour but de ramener au Coran pur l'islamisme obscurci par les pratiques grossières et superstitieuses des mahométans actuels"... 

 

 

BACH. – Je ne sais plus bien qui, il me semble que c’est Enesco, disait que la musique de Bach nous rappelle que parfois l’homme est capable du ciel.

 

 

Unknown-3.jpegAloïse fée timbrée. - Une féerie florale de roses et de mauves et de bleus tendres et de jaunes pâles et de verts pétales compose une toile de fond végétale qu’on dirait un décor peint et qui voit surgir les corps en gloire de solennelles créatures de cinéma ou d’opéra aux yeux pleins de bleu. C’est à la fois suave et terrible. Cela figure un univers de tea-rooms l’après-midi où de très douces rêveries de femme seules se combinent à des projets de meurtres ou de compulsions protectrices. Le Drame couve en coulisses, on le sait, mais sur scène on tiendra son rang décent. Une jeune fille a été trahie à l’origine. Le Prince Charmant n’a pas été à la hauteur. Un délire en découle qui passe par l’impossible ou presque: faute d’épouser civilement et religieusement le Seigneur trop lointain dans le ciel essentiel, on briguera la place de l’Impératrice à la droite de Guillaume II. Or tout cela s’illustre en beauté. La beauté prendra même l’ascenseur au moyen de fresques verticales reliant la terre basse et le ciel haut.  La beauté des couleurs va commander et il y en aura partout sur la feuille, sans une brèche permise au souffle gris de la mortifère platitude. Nulle place pour le prêt-à-porter gris ou l’aliment rapide  à goût de carton ou d’épices industrielles.

aloise03.jpgL’art d’Aloïse, fébrilement sublimatoire, apparaît comme une réponse joyeuse et narquoise à la démentielle agression collective de la Société, au même titre, mais en moins intelligible, que l’écriture de Robert Walser - proche aussi du théâtre pictural d’Adolf Wölfli ou des visions poétiques de Louis Soutter...

 

 

Image: Charles-Albert Cingria enfant; peintures d'Aloïse.

 

De la beauté

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Notes de l'isba (9)

De l'aspiration. -  Il a fait ce matin une aube toute pure à l’isba, toute belle rose et toute belle bleue, transparente, soyeuse, immatérielle, indicible et toute belle, toute bonne et toute vraie.

J’aspire à la beauté. Telle est ma vérité. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Je reste fasciné par les simulacres de la beauté, toujours en proie à une fantasmagorie remontant à l’adolescence, mais je sais que tout ça n’est qu’un leurre sensuel, la beauté n’est pas ça, la beauté n’est pas trouble, la beauté est ailleurs. J’aspire à la sagesse, non pas à l’ataraxie détachée mais à une sérénité vivante et bonne, à une forme de bonté paisible accordée à une paix intérieure excluant elle-même, non sans force et même violence, les simulacres et les consentements bas – j’aspire à cela, ce qui ne veut pas dire que je le vive sans trouble ni lutte. J’aspire à ma vérité. Je sais qu’elle est aussi dans cette lutte continuelle, et je le vis dans la difficulté comme je sais que le vivent à peu près toutes et tous.

Marchands du temple. – Ce que tu qualifies de beauté, ils n’y voient que des reflets illusoires, d’ailleurs tout dépend du critère de beauté, arguent-ils en invoquant les cultures variées, il y a beauté et beauté, et quand tu leur demandes ce qui les touche, eux, en matière de beauté, ils te répondent qu’ils n’ont pas travaillé la question, mais il va de soi que Rothko et Morandi les font vibrer quelque part, et puis ils restent à l’écoute, enfin ta ferveur un peu rétro les amuse, qui leur rappelle ces folles années  où le marché de l’art ne les occupait point autant.

Mehr Licht ! -    Je veux voir le ciel, je veux le voir tout le temps, je vais donc mettre plus de  fenêtres à l’isba et de tous les côtés, cette moche masure va devenir la maison de verre d’où je verrai le ciel de partout jusqu'aux anges et vous verrez ce que vous verrez !

 

Image JLK : L'aube à La Désirade. 

Corps et biens

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Notes de l'isba (10)

Désordre et rigueur. - Mon ami Jean-Yves Dubath me disait l’autre jour, alors que nous savourions la langue de bœuf aux câpres du Café de l’Evêché, suave et poivrée comme notre conversation, que le désordre est en somme le fonds de l’activité créatrice, ainsi qu’il vient de le vivre lui-même en rebrassant les pages de son dernier roman sur Fassbinder, et comme il l’a aussi observé en lisant ces jours la correspondance de Dostoïevski; et c’est exactement ce que je me disais aussi, ces derniers temps où mon propre désordre annonce quelque chose de neuf. Rien là-dedans de la « bohème » pittoresque de l’artiste, mais la base même d’un travail de fou d’une minutie horlogère. Les carnets de Monsieur Ouine de l’immense Bernanos, les ateliers de Francis Bacon et de Giacometti, le bureau de Dumézil en sont quelques exemples, sans parler des travaux préparatoires de romans de Dostoïevski lui-même. Or il va de soi qu’écrire, peindre ou noter de la musique relève de la plus rigoureuse mise en ordre. Ainsi, celui qui entre dans un nouveau roman oublie soudain de mettre de l’ordre autour de lui pour se consacrer au seul ordre de La Chose.

Débordement. – On ne sait pas, et on ne veut pas le savoir, dans le bordel de l’atelier, où commence et finit le corps de l’artiste. C’est ce qui me plaît dans Caravaggio – le dernier jour, de Bona Mangangu, ou dans L’Atelier de Giacometti de Jean Genet : c’est qu’on est à tout coup dans l’atelier poétique de réparation du monde, pour reprendre l’image du poète selon Francis Ponge, qui prend les choses dans son antre pour les réparer. Que Giacometti travaille en cravate ou que Lucian Freud se représente à poil  le pinceau brandi est égal : le corps est bien plus que le corps, mais il faut bien qu’il soit bien là aussi, et tout à coup je me rappelle le corps râblé, groupé, garçonnier de l’artiste vaudoise Lélo Fiaux dans son tablier ruisselant de la matière astrale de ses pinceaux, et ses toiles qui éclatent comme du Rouault, les beaux toreros (Jeannot l’Oiseau !) qui lui tournent autour comme des satellites - corps de femme-mec ou de mec-fée absolument débordé par sa matière…

Construction. – Et songeant à tout ça, lisant en même temps Les solitudes mystérieuse de Pascal Quignard dont les séquences s’agencent comme celles d’un film rêvé, fluides et naturelles apparemment mais qu’on sent pensées-senties au millimètre près, comme la fine brume ou le fin crachin au moment où ils deviennent forme pure; relisant en même temps que celui-là La Valse aux adieux de Kundera et, alternativement, L’insoutenable légèreté de l’être, je me dis qu’il n’est aucune technique du roman qui puisse faire théorie sinon après tout ce désordre de préparation, tout ce micmac des corps, tous ces mouvements nocturnes et ces percées diurnes qui se filent sur tel rythme ou la ligne de  telle mélodie…

Image: l'atelier de Francis Bacon. 

Au bord du ciel

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Notes de l'isba (11)

De la clarté. – J’avais lu quelque part et noté que l’esprit ne créé pas mais qu’il rend clair, et c’est vrai que l’esprit a ça de bien et de bon qu’il éclaire l’objet, d’ailleurs même l’idée devient objet à la lumière de l’esprit, à commencer par cette idée que l’esprit « rend clair » que je retrouve ce matin dans ce livre de 535 pages à couverture blanche et bleu pâle, intitulé Notes ou de la non-réconciliation prématurée, avec un petit portrait photographique de l’auteur, Ludwig Hohl, en couverture, qui a la tête d’un poète des pays de l’Est dans les années 50-70  - l’époque même de la non-réconciliation politiquement entretenue – donc je reprends ce livre tissé de pensées éclairantes, je relis la note 23 du chapitre Ecrire dont l’exergue est de Karl Kraus (« le poète doit vivre davantage ? Mais c’est ce qu’il fait ! »), et je m’arrête ensuite à la note 26 où Ludwig Hohl écrit : « Les poètes méditent ce que médite tout un chacun. Simplement ils sont plus assidus. Ils s’emparent de la chose, Nous sommes dans les choses comme le poisson dans l’eau. Mais le poète saisit l’eau »…  Hohl2.jpg  

 De la réalité.– On sait, on sent très bien ce que c’est, mais on préfère ne pas la voir ou l’avoir trop souvent à l’esprit. Or je ne pense, ici à l’isba, dans cette sorte de position en promontoire au bord du ciel, littéralement qu’à elle. Céline disait qu’elle se réduit en somme à la mort et que tel est notre horizon, mais ça se discute. On peut tout, en effet, juger en fonction de nos fins dernières, qui sont le bout de la nuit d’une réalité purement physique, mais ouvrir une nouvelle fenêtre dans la paroi de l’isba ou dessiner les plans d’un petit clocher à venir, et dessiner la forme de la cloche, comme en Russie où l’herbe a repoussé depuis longtemps sur la tombe d’Oblomov, est aussi un aspect de la réalité plus que physique... La nature est aussi une bonne base continue – et quand je dis nature, à l’instant, je pense autant à la clarté de Voltaire qu’à la poésie de Rousseau.

Bellini01.JPGPar les deux bouts. – Je lis en même temps Les foudroyés de Paul Harding, très émouvante chronique poétique des derniers jours d’un vieil original passionné par les mécanismes d’horlogerie, et l’admirable Enfance obscure de Pierre Péju, qui explore les multiples aspects de ce qu’il appelle l’« enfantin » dans la foulée de Walter Benjamin, de Kafka, de Victor Hugo et de divers autres auteurs qui ont éclairé  le clair-obscur de nos sources, sans compter évidemment ses propres plongées dans l'enfantin – et c’est approcher la vie par ses deux extrémités, souvent en consonance…

Images: Photo JLK d'une nouvelle fenêtre à l'isba. Là-bas en enfance, dessin à la plume de Bellini.

Zapping back 2015

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Ces 66 notes de lecture, limitées à peu de signes chacune , renvoient le plus souvent à des commentaires plus substantiels, lisibles sur ce blog, dont le moteur de recherche est conçu pour les repérer. La cote scientifiquement subjective de chaque ouvrage est indiquée par des *, selon la méthode touristique de pointe de TripAdvisor.

 

0  =   on évite.

*   =   on hésite

**  =  on visite.

*** =  on aime bien.

**** = on aime beaucoup.

***** = on aime passionnément. 

 

Lectures inactuelles

793703_2898203.jpgDante. La Divine Comédie. GF Flammarion. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. *****

Quel sens cela a-t-il de lire,aujourd’hui, La Divine Comédie ? Je me le demande une fois de plus après une relecture complète, et annotée, de L’Enfer, et au moment d’aborder la remontée des pentes de la montagne symbolisant physiquement Le Purgatoire. La lumière de Pâques (à l’aube du 10 avril 1300, plus précisément) éclaire cette matinée nouvelle marquant le début de l’ascension. Jusque-là, le rythme était plutôt à la précipitation, voire à la fuite en avant, dans l’obscurité coupée du temps humain des cercles infernaux. Mais voici que tout bascule vers le haut et que s’annonce cette bonne nouvelle : qu’il y a une vie après les ténèbres et la désespérance, et que ça pourrait se passer là, sur cette île-montagne couronnée d’une forêt merveilleuse. Entre rêve et réalité (le corps de Dante, soit dit en passant, a retrouvé son ombre, et le monde retrouvera ses couleurs tout à l'heure), Le Purgatoire est à lire, aujourd’hui, comme le récit de la transformation possible de notre vie.

images-19.jpegMontaigne. Les Essais, édition de 1595, suivis de  Vingt-sept sonnetz d'Etienne de La Boétie, de Notes de lecture et de Sentences peintes. Bibliothèque de la Pléiade, 2007. *****

Celui qui est sensible à la mélancolie de Montaigne plus qu'à la tristesse sépulcrale de Pascal dont le style surclasse parfois celui de l'autre ça c'est clair / Celle qui prononce Montagne pour rappeler qu'elle a estudié le vieux françois après que son père l'eut autorisée à couper ses nattes / Ceux qui rappellent volontiers que Montaigne traite explicitement de liberté de conscience  à l'époque où le concile de Trente recommande l'instauration de l'Inquisition en France tandis que Calvin fait brûler Michel Servet / Celui qui reconnaît que d'un Michel (de Montaigne) à l'autre (Houellebecq) on ne s'est pas trop élevé / Celle qui remarque qu'au contraire des cathos enragés et des protestants Montaigne considère que Dieu est essentiellement bon / Ceux qui ont toujours Les Essaisà portée de main dans lesquels ils piochent au hasard et sans suite / Celui qui considère Les Essais comme une vaste campagne à explorer sans cesse en de brèves excursions le long des rivières ou par les allées ombragées /  Celle qui sait gré à Montaigne de n'avoir jamais été dupe de la nouveauté non plus que d'aucune utopie fauteuse de désordre en cuisine / Ceux qui ont appris de Montaigne "que philosopher c'est apprendre à mourir", etc.

Lectures actuelles

Michel Houellebecq, Soumission. Flammarion, 300p. ****

C’est une variation de plus sur le thème du vieillissement, déjà présent dans La possibilité d’uneîle. On exagère en y voyant une charge dévastatrice contre l’intelligentsia « collabo », et Soumission n’est pas plus un roman islamophobe qu’islamophile. En tant que roman « politique » on peut sedire, en se rappelant Orwell ou Karel Capek, que c’est assez faiblard, à toutle moins ambigu. Mais le vrai sujet est ailleurs : François se fait chier à l’université, n’a pas d’amis, pas de meuf durable non plus (je parle comme les jeunes lecteurs d’Houellebecq), ne s’intéresse quasiment plus à rien à part la petite secousse sexuelle ou le supplément d’âme gastro, et le Grand Remplacement de sa culture fatiguée par une autre qu’on lui impose ne lui fait pas trop problème quand on lui explique qu’avec l’islam il va avoir son petit harem et des fins de mois assurées. Il faut alors constater qu’en vieillissant Houellebecq a passé de Schopenhauer à un écrivain plus cool en la personne de Joris-Karl Huysmans, le converti de bric et de brocante, Or c’est cela Soumission : c’est le roman des conversions molles aux idéologies mortifères.

Unknown-7.jpegBernard Maris. Houellebecq économiste. Seuil. ***

Bernard Maris, massacré dans les locaux de Charlie-Hebdo, écrit ceci à propos de La Carte et le territoire : «MichelHouellebecq dépeint en visionnaire notre temps, la productivité, l’espace. Il m’a appris des choses que je savais mais que je n’osais pas dire en tant qu’économiste. Il montre, par exemple, des êtres très infantiles qui se comportent en poussins apeurés et toujours insatisfaits. Houellebecq a lu et vu le vrai Keynes, chantre de la décroissance qui prône l’euthanasie des rentiers. Il m’a aussi beaucoup révélé sur les thèmes de l’utile et de l’inutile.Qu’est-ce que le travail utile ? Celui de l’ouvrier qui fabrique unepasserelle ou celui du dircom qui marche dessus et qui est payé 10 foisplus ? »

Sur la même ligne claire, l’essai de Bernard Maris traverse toute l’œuvre de Michel Houellebecq, d’Extension du domaine de la lutte à La Carte et le territoire, en éclairant chaque chapitre par la référence à un économiste (Marshall, Keynes, Schumpeter, Fourier, Marx) non sans fustiger,d’entrée de jeu, la prétendue scientificité du savoir économique et de ses gourous.

antonoff_COUV.jpgLaurent Antonoff, Meilleurs vœux toi-même. Editions D’autre part, 129p. ***

Du genre mauvais genre, ce roman épate par la justesse du regard de l’auteur et la qualité de sa musique verbale. Antonoff va loin dans le crade sordide à la Deschiens, mais sa façon d’en remettre n’est pas pire que celle d’un Bukowski, un peu de poésie en moins. Citons : «On est dans la merde, Ninon a résumé. Elle exagérait toujours. On n’était pas plus dans la merde que lors du vœu précédent, ce n’était pas Ninon qui s’était fait écraser le nœud par Madame Louise ; d’accord, ça sentait le pet foireux, mais pas encore la merde. Il fallait rester positif : rien ne nous serait impossible ce soir » 

La merde peut se raconter avec élégance : question de style, tout est là. Céline en est l’exemple suprême. Et à l’autre bout de la chaîne du langage : Reiser. L’important est que ça corresponde à un habitus et que ce ne soit pas forcé du point de vue de l’expression. De la même façon, la merditude investie par Antonoff, entre le Lausanne-Palace et les terrains vagues du bas de la ville, est d’époque et sonne juste. Il y a de la merditude en Suisse :nous l’avons rencontrée ici

Abdennour Bidar. Plaidoyer pour la fraternité. Albin Michel, 106p. ***

Auteur de L'islam sans soumission et d'une remarquable Lettre ouverte au monde musulman largement diffusée, Abdennour Bidar a composé dans l'urgence le 12 janvier 2015, ce texte d'intervention dont je retiens (notamment) ceci: « Tout ce qui monte converge, disait Teilhard de Chardin. Cette invitation supérieure à répondre au mal par le bien est le point de convergence de toutes les sagesses de l’humanité, qu’elles soient religieuses ou profanes (…) Beaucoup de nos concitoyens de culture musulmane cherchent à élaborer un rapport libre à leur culture, à leur religion – Ils en ont assez des prêchi-prêcha ! (…) Je suis croyant, mais je ne crois pas plus ni moins en un Dieu qui serait celui des musulmans que celui des juifs, des chrétiens ou des hindous. Je crois que tous les chemins mènent à l’homme – c’est-à-dire au divin en l’homme, en tout être humain, et là on n’est pas très loin de la fraternité. »…

Waleed al-Husseini. Blasphémateur ! Les prisons d’Allah. Grasset, 240p. ***

Ce jeune Palestinien, persécuté dans son pays au motif qu’il refuse de « penser musulman » comme ill’a affirmé haut et fort sur Internet, livre un témoignage important. D’aucuns diront que l’auteur, réfugié à Paris, fait le jeu des sionistes. Ses compatriotes ont d’ailleurs amplement relayé la calomnie selon laquelle il était payé. D’autres, fidèles à un islam modéré, lui reprocheront de dénigrer leur religion. Ils auront raison, comme on peut reprocher au biologiste Richard Dawkins (cité par Waleed) de dénigrer le christianisme et toute croyance non fondée scientifiquement, dans son illustrissime Pour en finir avecDieu. Mais a-t-on foutu Dawkins en prison ?  Traître alors que Waleed ? Exactement le contraire : fierté de la nation palestinienne, au même titre que le grand poète mécréant Mahmoud Darwich, vrai croyant à sa façon, comme se dit croyant Abdennour Bidar. Et l’essentiel: que le témoignage du jeunePalestininen dégage cette chaleur humaine, cette fraternité dont Abdennour Bidar déplore la raréfaction dans nos sociétés.

images-18.jpegMélanie Chappuis. L’Empreinte amoureuse. L’Âged’Homme, 171p. ***

Bruno Richard, beau mec journaliste de son état, en couple avec Marion et en ligne sur Facebook, apprend au tournant de sa quarantaine qu’il est atteint d’un cancer du foie,possiblement opérable sans tarder. D’entrée de jeu, cependant, Bruno refuse d’aborder le sujet avec Marion et se cabre à l’idée d’un traitement qui signifierait dégradation physique et perte de dignité. N’empêche que la menace est là, qui le mine : c’est bien « pour lui » et pas un autre, et voici qu’il va se demander quelle empreinte il a laissée au cœur des femmes qu’il a plus ou moins bien aimées. De là sa décision d’en tenir une espèce de journal rétrospectif, de son enfance aux jours qui lui restent.

L’excellence de L’empreinte amoureuse tient à la fois à la justesse sans faille de son observation psychologique, au bonheur de ses évocations de lieux, à sa narration claire et fluide et à la qualité rare de ses dialogues, vifs et naturels. Mélanie Chappuis pratique l’intelligence du cœur, avec humour discret et fines piques au besoin. Où l'amour peut faire la pige à la mort…

1941565_10206467175545032_552232758446146429_o.jpgChristoph Ransmayr. Atlas d’un homme inquiet. Albin Michel, 458p. *****

Ce livre est, à mes yeux, le plus important qui soit paru dans notre langue en 2015. Chaque récit de cet Atlasd’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule « J’étais là, telle chose m’advint », mais c’est ici un « je vis » auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : « Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sudet105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer », « Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près deneuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long  dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde - et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et c’est le monde magnfié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie et, chaque fois, c’est l’amorce d’une nouvelle histoire inouïe.  

Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de pêche de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison ne sont de mise, ou au contraire : des tas de comparaisons et de correspondances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant des nôtres, se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant le projet d’une géo-poétique traversant le temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde :« Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant unlac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dansl’ouest de l’Himalaya ».

Il y a, dans l’Atlas d’un homme inquiet, une qualité de rêverie sans pareille aujourd’hui. Plus que Sebald, Ransmayr a le sens de la narration et du mythe, avec une porosité dans la perception et une poésie expressive sans limite. Ransmayr est plus poète etplus philosophe, mais aussi plus reporter et plus mondialement documentéque Sebald, Thomas Bernhard ou Peter Handke. De ce club germanique, plus particulièrement , il me semble l’auteur le plus complet. 

ob_7721c2_trois-gouttes-de-sang-mouron.jpgQuentin Mouron, Trois gouttes de sang et un nuage de coke. La GrandeOurse, 211p. ***

Le quatrième livre de Quentin Mouron a l’air d’un roman américain, plus précisément d’un thriller comme il en pullule, plus exactement encore d’un roman noir à résonances littéraires : Crime et châtiment de Dostoïevski est cité en exergue, et l’on pense évidemment à Cormac McCarthy, ne serait-ce que parce que  l’un de ses deux protagonistes, shérif, se nomme Paul McCarthy…

Cependant Trois gouttes de sang et un nuage de coke est d’abord un roman de Quentin Mouron, et sûrement le plus abouti à ce jour. Dans la filiation de Notre-Dame-de-la Merci, premier vrai roman de Quentin, ce nouvel opus  développe et approfondit la composante tchékhovienne de son observation, où la tendresse empathique (côté Paul Mc Carthy surtout) le dispute à une vision plus acide de la société des simulacres et des masques. Bref mais dense, sur un scénario bien filé et intéressant par ses observations et ses digressions, ce roman impose une fois de plus, et de façon plus ample et pénétrante que précédemment,l’intelligence d’un regard incluant les désarrois et les dégoûts de notre époque.

Le silence des chrysanthèmes.gifBertrand Redonnet. Le silence des chysanthèmes. Editions du Bug, 176p.***

Le silence des chrysanthèmes de Bertrand Redonnet représente le type même du livre à la fois nécessaire et vrai, mais non moins décalé, au meilleur sens du terme, ou disons : décentré par rapport au vortex médiatico-littéraire actuel ; d’une vérité qu’on pourrait dire hors du temps et de partout en dépit de son ancrage très précis dans une époque (entre les années 50 et nos jours) et une terre particulière (les âpres campagnes de l’Ouest français ouvertes sur l’océan) que le jeune Bertrand a connu en tant que petit prolo de ferme.

Plus précisément, c’est le récit âprement réaliste, d’une écriture vivace et puissante, du rejeton mal coiffé d’une grande fratrie paysanne, avec mère révoltée mais confiante en l’école laïque et dotée d’une voix de chanteuse de cabaret, père aux abonnés absents que le fils réinventera à sa façon, De Gaulle à la radio, meule de foin à laquelle le garçon fout le feu pour marquer sa présence, et salut par l’instituteur et les livres - le savoir qui libère et rend plus habitable la vache de vie.

Sacha Després. La petite galère. L’Âge d’Homme, 204p.***

On ressort sonné de la lecture de La petite galère de Sacha Després, dont le crescendo dramatique aboutit à un dénouement réellement déchirant où réalité brute et folle détresse, violence et désarroi, souffrance incarnée et projections fantasmatiques se bousculent dans une mêlée qui prend aux tripes et au cœur.

Or le plus étonnant est que, d’un imbroglio affectif et psychologique exacerbé par l’abjection d’un des protagonistes – type de pervers narcissique bien cadré -, et par la haine vengeresse qu’il suscite, la romancière parvienne à tenir jusqu’au bout le fil (barbelé) d’un récit concis et cohérent, intelligible en dépit de l'ambiante confusion des sentiments.

Remarquable tableau d’époque, sur fond de crise sociale et de dérives individuelles, La petite galère, se déroule dans une Zone Urbaine Sensible de la région parisienne. Question style, la phrase de Sacha Després, brève et qui claque, vaut aussi par sa concentration de sens et d’émotion. Bref, La petite galère est un premier roman signalant un vrai talent, et cette chose essentielle pour un écrivain, qu’on pourrait dire un noyau dur et doux à la fois.

 

Roland Buti. Le Milieu de l’horizon. Zoé, 180p. ****

Cette histoire, qui se passe non loin de chez nous dans les années 70, aurait pu se dérouler, à la même époque,en Allemagne ou en France profonde. Par la ressaisie émotionnelle des relationsentre ses personnages, elle m’a rappelé les nouvelles des campagnes irlandaisesde William Trevor, autant que les changements de mentalités décrits par Alice Munro. Ajoutant à cela les très puissantes évocations de la nature plombée par la sécheresse, à l’été 1976, ou les rapports entre humains et animaux, dans uneperception fortement empreinte de sensualité et une attention particulière aux êtres fragiles ou en rupture d’équilibre, l’on se rappelleaussi, toutes proportions gardées, l’inoubliable Lumière d’août deFaulkner, sans qu’aucune référence littéraire explicite ne soit décelable pour autant dans ce troisième roman de Roland Buti, complètement dégagé de tout étriquement régional alors même qu’il illustre un enracinement local ettemporel avec une justesse de ton sans faille.
Friedrich Dürrenmatt affirmait qu’un écrivain devrait se tenir « entre le cendrier et l’étoile ». Pareillement, Roland Buti fait le lien entre lacampagne asséchée, « dure comme un biscuit », et le cosmos.

Antoine Jaquier. Avec les chiens. L’Age d’Homme, 184p. ***

La mort d’un enfant constitue,sans doute, la pire épreuve. Cependant il y a des degrés dans l’horreur. Perdreun enfant sous le coup de la maladie ou dans un contexte de guerre ou demisère, est une chose. Mais se voir arracher un enfant par enlèvement, et lesavoir maltraité, peut-être violé avant de le retrouver massacré, ajoute àl’horreur une dimension d’abjection défiant toute explication. L’on s’en tirealors en invoquant l’inhumanité du criminel, et le terme de monstreest prononcé. Mais rien n’est résolu pour autant, et tuer le monstre n’effacepas son souvenir dans les cœurs. Qui plus est, et quel qu’il soit, le monstreaura toujours visage humain.
Du moins est-ce ce qu’on se dit en lisant Avec les chiens d’Antoine Jaquier, qui ose s’approcher dumonstre en question de tout près et le reconnaître humain à proportion de saduplicité perverse et du Mal dont il est lui-même le rejeton humilié, traité en son enfance comme il traitera ses victimes.
Avec les chiens appuie où ça fait mal, pourrait-on dire. Littérairement, la chose pourrait être plus soignée. Lorsqu’on lit « chacune de mes terminaisons nerveuses se précipite dans la même zone de mon corps », l'on se dit : pourrait faire mieux
Mais passons ! Car il y a ici «du lourd » dans un sens plus fondamental, de la matière à réflexion, du cœur etquelle belle énergie.

Martin Suter. Montecristo. Editions Bourgois, 337p. ***

On retrouve avec Montecristo,le storyteller formidable de Small World, premier roman évoquant les vertiges psychiques de la maladie d'Alzheimer. Or Montecristo nous ramène au plus acéré del'observation des mécanismes sociaux, psychologiques et financiers du monde actuel, dans un roman aux rebondissements constants et aux personnages finement détaillés. Sur fond de crise financière mondiale, où deux des plus grandsétablissements bancaires suisses vacillent au bord de l’abîme, Martin Suter imagine les séquelles d'une double bavure monumentale, liée d’une part aux actions à hauts risques d’un brillant trader, et, d’autre part, à la solution désespérée (et hautement illicite) que les banquiers imaginent afin de combler le trou de plusieurs milliards creusé par les menées de cet aventurier de lafinance.
Comme dans les meilleurs romans de Martin Suter, l’intérêt de Montecristo tient à la fois à la rigueur de son observation de plusieurs milieux (ici, la banque, les médias etle cinéma), fondée sur la connaissance et l’expérience de l’auteur, la qualitéde sa dramaturgie et la fine psychologie qu’il montre dans le développement deses personnages, enfin la swiss touch de son univers qui relance lesfables d’un Dürrenmatt en plus soft et en plus glamour. Bref, c’est de la belleouvrage que Montecristo, dont l’intrigue se dénoue d’une façon propre à rassurer tout le monde, non sans ironie cinglante…

Jonas Lüscher. Le printemps des barbares. Autrement,193p.**

On a parlé d’un « coup de maître» à propos du premier roman de l’auteur alémanique Jonas Lüscher, où je vois plutôt, pour ma part, un coup d’épée dans l’eau. Defait, en dépit d’une certaine élégance d’expression, frottée d’un certain chiclittéraire ostentatoire (avec salamalecs convenus à Nabokov, Bowles ou Sebald),cette prétendue « formidable satire de notre époque » me semble plutôt anodinedans ses deux premiers tiers, par invraisemblance gratuite, dès la scène de lacollision d’un car plein de touristes et d’une caravane de chameaux dont treize d’entre eux restent sur le carreau. Le tableau se veut allégorique, mais il estaussi caricatural que, par la suite, le récit du mariage de deux jeunes Anglais très fortunés entourés d’une clique de yuppies londoniens dans un palace tunisien en plein désert, genre oasis de Nefta, s’achevant en chaos babylonienqui se veut représentatif de la décadence occidentale sur fond de crisefinancière. Or, autant le Montecristo de Martin Suter me semblait intéressant, en rapport avec le monde financier, malgré le paradoxe de son argument narratif, autant ce Printemps des barbares m’a ennuyé parson manque de base crédible et sa visée par trop édifiante en son manichéisme àgros traits.


Philippe Lafitte. Belleville Shanghai Express. Grasset, 286p. ***

Avec Belleville Shanghai Express ,Philippe Lafitte emprunte à l’esthétique et à la stylisation des séries télé sans cesser de faire de la (bonne) littérature, en professionnel du scénario et en écrivain à part entière. A propos du travail du protagoniste, jeune photographe « métis » de père vietnamien et de mère française, l’on apprend que ce Vincent, autodidacte, est « quelqu’un qui s’est déjà frotté au réel » et qui a « une dimension sociale » dans sa pratique.Ce qu’on pourrait dire, aussi, du travail de Philippe Lafitte, qui construit le« pilote » de ce qui pourrait faire une série française combinant l’atmosphère « asiatique » des abords de Ménilmontant et l’atmosphère« occidentale » de la mégapole chinoise. On vise le schéma Roméo etJuliette sur fond de rivalités asiates et de préjugés sociaux, mais tout l’art de Lafitte est d’enchaîner les plans sans peser. C’est fin et bien filé, avecde belles lumières dans les mots et les images composées de Paris ou deShanghai; les situations ont quelque chose de« téléphoné » mais c’esten somme le genre qui veut ça, et l’écriture, les dialogues, la découpe desséquences, le crayonné des portraits : tout fonctionne...

David James Poissant. Le paradis des animaux. Albin Michel, 374p. ***

La critique américaine a situé les nouvelles du jeune David James Poissant dans la filiation de Raymond Carveret de Tchekhov, et le fait est que les meilleures des onze nouvelles du recueil intitulé Le Paradis des animaux méritent autant d’attention que d’éloges, même si le rapprochement avec les deux auteurs (surtout Tchekhov) se discute. Ce qui est sûr, au demeurant, c’est que ce jeune auteur a sonunivers propre, avec ses personnages cabossés et une manière bien à lui, âpre et chaleureuse à la fois, de filtrer les émotions et de peser où çafait mal. En outre il y a, là-dedans une charge symbolique et une intensité poétique assez rares chez les auteurs de cette génération. L’observation rappelle en effet celle d’un Carver ou d’un John Cheever, ou encore, du pointde vue des relations entre pères et fils, les premières nouvelles de Bret EastonEllis traduites sous le titre de Zombies.

Philippe Berthier. Saint-Loup. Bernard de Fallois. ****

C’est un bonheur immédiat et sans mélange que nous vaut la lecture du Saint-Loup de Philippe Berthier, relevant de l’approche littéraire la plus généreuse et la plus pénétrante,appuyée par d’innombrables citations opportunes, entre autres mises en rapport,d’un personnage majeur de la Recherche proustienne dont onapprend illico, par l’auteur, qu’il a été positivement « oublié » parles auteurs du récent Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, àsavoir Jean-Paul et Raphaël Enthoven, qui ne lui accordent pas une entrée…
À l’opposé de certains proustologues ou proustolâtres, qui n’enfinissent pas de chipoter sur l’identification ou la non-identification duNarrateur et de Marcel (cité trois fois par ce prénom dans le texte), PhilippeBerthier prend tranquillement le parti de dire que Marcel le Proust et Marcelle Narrateur lui parlent de la même voix - même si le Narrateur est lacristallisation de trente-six Marcel divers et même changeants à travers letemps - et qu’autant que les deux avatars de l’écrivain et de la personne, letouche le personnage de Saint-Loup composé, lui-même, de plusieurs« modèles » et se transformant radicalement du début de la Recherche au Tempsretrouvé
En ce qui concerne Saint-Loup, le personnage a été inspiré à Proust par divers de ses amis, mais l’important n’e st pas tant là, car Robert occupe une place tout à fait singulière et privilégiée, dans le cercle des proches de Marcel, incarnant à la fois unmentor, tout au moins au début de leurs relations, un objet de fascination sociale et esthétique, mais aussi une sorte d’ami unique qui ne deviendra jamais vraiment un amant :l’incarnation de la beauté et de la noblesse, de la France chevaleresque et du courage, de la séduction sous l’aspect d’un« homme à femmes » et de la complexité quand Marcel découvrira les nouvelles mœurs (jamais avouées) de son ami.
L’amitié selon Proust est un des thèmes abordés par l’auteur, et avec toutes les nuances et la luciditérequises ; et l’homosexualité, bien entendu, avec une compréhension de cequi échappait complètement au pauvre Gide : à savoir que le déni deMarcel, qui s’offusque bruyamment de ce qu’on puisse le taxer de pédérastie,autant que la morgue avec laquelle Saint-Loup répond à Marcel quand celui-ci lesonde à ce propos, jurant que ce ne sont pas « des choses dont il a lemoindre souci », ne procèdent ni de la peur conformiste du jugementbourgeois, ni non plus du refus de tout coming out, mais du refusorgueilleux d’être classé et réduit à cela, soumis à cette détermination stricte et au sempiternel jugement moral ou social, sans parler de la visionproustienne des homosexualités, aussi complexe, paradoxale voire délirante que la vision des juifs selon Céline…

Frédéric Pajak. Manifeste incertain IV. Noir sur Blanc, 221p. ****

Ecrivain et artiste d’un talent et d’une originalité reconnus bien au-delà de nos frontières (son dernier ouvrage a été consacré par le Prix Médicis étranger 2014), Frédéric Pajak poursuit sa démarche de chroniqueur-illustrateurhors norme dans le quatrième volume de son formidable Manifeste incertain,entremêlant journal « perso » et découverte de tel ou tel grand personnage.
En l’occurrence, une ouverture assez fracassante sur la malbouffe précède l’embarquement de l’auteur, aux Canaries, sur le paquebot titanesque Magnifica,à destination de l’Argentine. Pour meubler l’ennui mortel signifié par la formule « la croisière s’amuse », Pajak lit crânement L’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau, en lequel il découvre un auteur bien plus intéressant qu’on ne le croit, déjà célébré par Nicolas Bouvier.
Au demeurant, le récit de Pajak déborde de vie et de détails captés au fil d’une attention vive et restitués par le verbe (de plus en plus élégant dans sa simplicité ) et le trait d’encre, jusqu’à l’irrésistible évocation de la pension libertaire de Dieulefit dans laquelle, ado, il a appris à désobéir aux éducateurs foutraques…

Nicolas Verdan, Le Mur grec. Bernard Campiche éditeur, 252p. ****


L’actualité dramatique des crises européennes et des migrations trouve,dans Le Mur grec de Nicolas Verdan, une projection romanesque exacerbée,sur fond de roman noir économico-politique très bien documenté, humainementprenant.
Le protagoniste en est un flic sexagénaire, Agent Evangelos, dont les tribulations existentielles recoupent celles de son pays en déglingue. Chargé d’une mission dont il découvrira finalement les tenants crapuleux, liés à lacorruption ambiante, Agent Evangelos vit à la fois une rédemption personnelle par la venue au monde, en cette nuit de décembre 2010,du premier enfant de sa fille.
Dix ans après Le rendez-vous de Thessalonique, son premier livre,Nicolas Verdan retrouve sa source grecque (sa seconde patrie par sa mère) avec un roman âpre et bien construit, tissé de constats amers et de questions non résolues.
Nourri par les reportages sur le terrain de Verdan le journaliste, Le Mur grec illustre le talent accompli d’un vrai romancier qui prend le lecteur « par la gueule ».

Jean Prod’hom, Marges.Antipodes, 164p. ***


Jean Prod’hom est un promeneur solitaire attaché à notre terre et à sesgens, un rêveur éveillé, un grappilleur d’émotions, un poète aux musiquesdouces et parfois graves, un roseau pensant (sur l’époque) et un chêne pensif(sur nos fins dernières).
Un an après la parution (chez Autrepart) de Tessons, recueild’éclats sauvés d’un paradis pas tout à fait perdu, ces Margesconfirment l’évidence que « l’inouï est à notre porte ».
Souvenirs d’une enfance lausannoise de sauvageon, flâneries dansl’arrière-pays vaudois ou au diable vert napolitain, vacillements (« je tremblede rien, je tremble de tout ») et riches heures (Boules à neige, Àl’ombre du tilleul) constituent un kaléidoscope enrichi par le contrepoint d’images photographiques. Miracle actuel: ce trésor de sensibilité a été tiréd’un blog (lesmarges.net) par l’éditeur Claude Pahud, enfin éclairé par unelumineuse postface de François Bon.

Christophe Bataille. L’Expérience. Grasset, 85p. ***

Ce petit roman de Christophe Bataille tire sa poésie paradoxale et son impact émotionnel de sa brièveté et de son caractère hyper-elliptique. En évoquant une réalité déjà largement documentée - dont il cite d'ailleurs la bibliographie en fin de volume -, liée aux premiers essais nucléaires français dans le Sahara, en avril 1961, l'auteur de L'élimination (écrit avec Rithy Panh en 2012, à propos du génocide cambodgien), se met ici dansla peau d'un des jeunes "irradiés de la République", au fil d'une espèce de récit diachronique alternant les notes sur le vif d'un ancien carnet et les ajouts plus récents, multipliant les points de vue et les sources. Le point de fuite du livre, on pourrait dire: le trou noir, rappelle la fin terrifiante du film En quatrième vitesse, suggérant la déflagration nucléaire dans sa dimension cosmique, tenant à la fois de l'expérience indicible et de la traversée du miroir ou d'un "au bout de la nuit" physique et métaphysique à la fois. En 85 pages, Christophe Bataille est parvenu, par la concentration-déflagration des mots, à restituer le sentiment profond lié à ce qu'on pourrait dire, au-delà du bien et du mal moralement ou théologiquement répertoriés, le péché mortel définitif.


Edwy Plenel. Pour les musulmans. La Découverte. **

Pour les musulmans d’Edwy Plenel constitue un utile rappel des fondements de la séparation de l’Etat et de l’Eglise en France, telle queVictor Hugo l’avait appelée de ses vœux, et une incitation à la réflexion surles origines et les composantes actuelles du malaise vécu par la France et sacommunauté musulmane. De toute évidence, les séquelles du colonialisme restentun élément majeur dans la relation entre les Français « de souche »et leurs compatriotes immigrés, la France continuant à se tenir pour le parangon de la civilisation européennevoire mondiale. À cette suffisance s’ajoute évidemment le problème social descités où, régulièrement, les « incivilités » se manifestent, et d’oùpartent aujourd’hui les écervelés djihadistes. Bref, ce petit manifeste mesemble plutôt équilibré et de bonne foi, même si Plenel minimise le cancer quironge bel et bien l’islam, comme l’ont écrit et décrit Abdelwahab Meddeb ouFouad Laroui, entre autres opposants au totalitarisme religieux.


Virginie Despentes. Vernon Subutex. Grasset, 396p. *

Au fil des cinquante premières pages de Vernon Subutex, j’ai la sensation de glisser à la surface d’un univers aussi convenu que branché, porté certes par la dynamique d’une expression chic et choc, mais tournant en somme à vide même si Vernon, irrésistible (a-t-il longtemps pensé) tombeur de meufs (c’est comme ça qu’on parle), commence à craindre après avoir été radié du RSA,et plus encore en voyant plusieurs poteslui fausser compagnie alors qu’on se croyait immortel en écoutant d’affilée ledouble live de Stiff Little Fingers et les Redskins ou le premier EP des BadBrains, etc. Je prends une phrase au hasard (« Jean-No avaitépousé une meuf chiante. Il y a beaucoup de garçons qu’un contrôle strictsécurise ») et je me demande à moi-même en personne : est-ce que vraiment je dois m’intéresser à ça ?

Kamel Daoud. Meursault contre-enquête. Actes Sud, ****

Consacré l’an dernier par le Goncourt des lycéens, Meursault,contre-enquête revêt aujourd’hui une signification multipliée par laterrible actualité récente en cela qu’il y est question, pour l’essentiel, dela relation entre deux cultures (la France et son ex-colonie algérienne) incarnées par des personnages hautementsignificatifs dont Kamel Daoud modifie, subtilement et fermement, le jeu de rôles. Donner la parole au frère del’Arabe sans nom sur lequel Meursault tire avant d’enjamber son ombre demanière combien symbolique, est bien plus qu’une idée romanesque opportunistecomme il en a pullulé ces derniers temps : c’est ajouter la part manquanted’un roman vivifiant notre réflexion, d’abord en nommant l’innommé puis enprenant langue, littéralememt, avec l’Histoire, l’Indépendance, la Langue française, Camus qu’on aime et qui se discute, un Dieu là-haut qui pèse mêmeabsent et qui se discute aussi, la Vie et la Littérature qui continuent…


Philippe Sollers. L’Ecole du mystère. Gallimard, ***

La lecture de L’école du mystère, le nouveau « roman » de Philippe Sollers, m’est à la fois une stimulation tonique, sous l’effet de sa liberté d’esprit et de ses multiples curiosités, de sa vivacité et de son écriture parfaite, et un sujet d’agacement récurrent chaque fois que le cher homme se félicite ou se console en se flattant de ne pas être assez félicité. Mais bon : passons sur son solipsisme orgueilleux, voire condescendant, pourl’apprécier tel qu’il est, extraordinairement présent et à son affaire depoète. Je l’entends dans un sens profond, rapport à son rapport à la langue et à la joie, à sonbonheur d’être et à la musique verbale qu’il en tire - à ce qu’on pourrait direchez lui la musique du sens et de la mise en mots. Surtout je trouve, chez cetauteur, une gaieté communicative, à la fois dans la célébration de ses préférences (ici, par exemple, les chanteuses de jazz) et dans la formulation de ce qu’il exècre, qui recoupe souvent ce que j’apprécie ou vomis.


Ivy Compton-Burnett. Hommes et femmes. Gallimard, Folio. ****

Ivy Compton-Burnett, que Nathalie Sarraute tenait pourune romancière génialement novatrice, est en effet d’un culot monstre. Soit unefamille anglaise en principe soumise à la bienséance religieuse, dont la mèrerègne sur son monde sans cesser de geindre pour mieux imposer ses vues à sonpleutre d’époux, à ses trois fils et à sa fille, jusqu’au jour où l’aîné, quilui résiste avec ses velléités de préférer la recherche scientifique pure à lamédecine plus philanthropique qu’elle appelait de ses voeux, la défie, la déstabilise, la fait exploser puis imploser.
Presque entièrement tissés dedialogues, le romans d’Ivy sont d’étranges pièces de théâtre sans indicationsde déplacements de lieux en lieux, sans pour autant qu’on se perde dans lajuxtaposition voire l’imbrication des séquences, comme si les didascaliescascadaient dans la conscience du lecteur. Dans la foulée, et avec un humourravageur, la romancière fait dire aux gens ce qu’en général ils gardent poureux, avec des effets de saisissement immédiatement réfrénés par la feinte politesse ou la crainte d’un scandale.

Michel Onfray. Cosmos. Flammarion, 565p. *

Passée l’attention sympathisante que suscite son premier hommage au père disparu dont est célébrée la noblesse discrète de sage paysan, la lecture de Cosmos cède vite à l’agacement devant la présentation ronflante du projet « cosmique » de l’auteur, évoquant Bouvard et Pécuchet en leur plan de jardiner l’univers. Le long chapitre introductif, consacré à la quête « biographique » des millésimes ponctuant la vie et les œuvres de Michel Onfray, assomme par sa surabondance de « notes » gustatives, et d’autant plus que manquent une langue et un style. Ensuite, son chapitre à la gloire des Tziganes, dont il oppose la « grande civilisation » au calamiteux christianisme coupable d’ethnocide, nous ramène en pleine logomachie des années 60-70. À en croire notre « philosophe », l'on ne sortira du temps mort de notre civilisation que par la porte de secours du « temps hédoniste ». Et le pompon: à savoir que nous n’accéderons vraiment à la présence au monde qu’en « supprimant les écrans qui s’interposent entre le réel et nous », à commencer par « la quasi totalité des livres », jouant ce rôle d’écran, et « les trois livres du monothéisme, bien sûr ». À souligner, à côté de l’insurpassable prétention du polygraphe : son ridicule pyramidal dès lors qu’il s’essaie à la poésie…

Anna Todd. After, Saison 1. Hugo Roman, 593p. 0

La jeune Texane Anna Todd, qui est à Barbara Cartland ce que la lavasse de fast food est à la guimauve britiche, évoque les relations de Tessa, étudiante fadasse en mald’encanaillement et d’un mauvais garçonde pacotille, le craquant Hardin. Testé sur le smartphone d’Anna, aussitôt boosté sur la Toile (plus d’un milliard de téléchargements sur le site wattpad)et recyclé sous forme de pavé broché aux bons soins du grand éditeur américainSimon & Schuster, ce feuilleton débile illustre la nouvelle catégorie dessex-sellers, d’une sensualité évoquant l’érotisme des laitues cuites à l’eau bromurée. Or une chose fascine dans la vie de Tessa, et c’est sa façon de tout planifier, du choix des panties qu’elleportera demain à la couleur du vernis à ongles prévu pour le surlendemain. Question sexe, les ligues de vertu américaines auront été rassurées de constater queTessa ne dispose un condom sur le hardonde Hardin qu’au-delà de la 400e page de la première saison, au cours d’une scèneriche en adjectifs tumescents et autres superlatifs extatiques.


John Cheever. Une Américaine instruite. Folio. *****

Le meilleur du talent de John Cheever se concentre dans ce petit recueil de deux nouvelles. La première, Adieu mon frère,évoquant une réunion de famille plombée par la morosité puritaine d’un desfrères, est d’une acuité d’observation et d’une justesse, dans la modulation des sentiments doux-acides, qui m’a rappelé les nouvelles d’Alice Munro. Comme celle-ci, d’ailleurs, John Cheever a été comparé à Tchekhov pour son mélange d’humour tendre et de mélancolie douce-amère. Adieu, mon frère, ainsi,brocarde la méchanceté d’un vertueux avec une finesse d’observation sansfaille, où la scène finale, d’une violence inattendue, se justifie a proportionde la monstruosité du puritain jugeant sa mère et les siens avec un manque decœur absolu. Or Cheever est à la fois un peintre des sentiments et des lieux,un scénariste virtuose dans l’ellipse dramatique et un moraliste conséquent quia l’air de se demander si c’est « ainsi que les hommes vivent ». Mêmesqualités dans Une Américaine instruite,qui brosse le portrait d’un autre monstre significatif, dans le genrefemme hyper-lettrée et militante tousazimuts, insupportablement cultivée (elle écrit un livre sur Flaubert) et soumettant son conjoint à une domination tissée de morgue et de mépris non sans passer à côté de la simple vie et des demandes de son enfant, dont la mort vabousculer son planning. S’il y a du Tchekhov là-dedans, c’est du plus indigné devant l’imbécillité des gens peut-être très intelligents mais sans cœur (on serappelle L’envie de dormir ou Volodia), et par la façon de John Cheever, comme son aîné russe, de ne jamais s’en tenir à une seule version ou un seul jugement àl’observation de la vie où chacun, d’une façon ou de l’autre, porte unecertaine responsabilité. Enfin il y a l’art du narrateur, sans pareil. On comprend que Nabokov, Bellow et Updike aient placé John Cheever au top desécrivains américains de la deuxième moitié du XXe siècle. Avec Flannery O’Connor et Alice Munro, c’est en effet sa place…

Pierre Boncenne. Le parapluie de Simon Leys. Philippe Rey. 264p. *****

Dans Le Parapluie de Simon Leys, PierreBoncenne, l’ancien rédacteur en chef de Lire, rend le plus bel hommage à la mémoire de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, mort en août 2014 et dont l’œuvre de sinologue et d’essayiste-pamphlétaire n’a pas encore été reconnue à sa juste valeur. Or Pierre Boncenne a entretenu avec lui, pendant des années, une correspondance amicale qui paraît en même temps que son essai, sous le titre de Quand vousviendrez me voir aux Antipodes, et c’est donc en complicité, mais sans complaisance, qu’il revient sur la trajectoire de cette très grande figure de l’intelligentsia contemporaine que je ne me lasse pas, pour ma part, de lire et relire depuis des années.
La première partie de l’essai fait une large part, évidemment au plus fameux des livres de Simon Leys, Les Habits neufs du Président Mao, tant pour le rappel de son contenu, des circonstances de sa publication et de l’accueil souvent peu glorieux qui lui fut réservé par le milieu intellectuel, médiatique et universitaire parisien, où certains thuriféraires du maoïsme, notamment dans Le Monde, le firent passer pour un agent d’influence de la CIA, entre autres énormités. En outre, Pierre Boncenne rappelle que Pierre Ryckmans, alias Simon Leys n’était pas qu’un grand sinologue mais un passionné de littérature tous azimuts, anthologiste des écrits sur la mer et remarquable commentateur d’Orwell, de Chesterton (lui-même était catholique), de Gide (pour le meilleur et le pire) ou de maints auteurs contemporains, dont il faut lire Le studio de l'inutilité, Protée ou L'ange et le cachalot, entre autres recueils majeurs.

9782940523238_1_75.jpgVassily Rozanov. Dernières feuilles. Les Syrtes, 411p.

Je me demande souvent pourquoi, depuis 40 ans, je n’ai cessé de revenir à Rozanov, que Dimitri et Czapski m’ont fait découvrir au tournant de mes vingt-cinq ans.« Voilà, ce livre a été écrit pour vous », m’avait dit un soir Dimitri en me faisant cadeau de l’édition Gallimard de La Face sombre du Christ, assortie d’une longue préface de Josef Czapski. Or, les page de Feuilles que je viens de lire est la réponse à cette question : à cause de cette âme, à cause de la musique de cette âme, à cause de ce que filtre cette musique, en moi, de l’âme du monde. Rozanov n’a jamais écrit de poème, mais la poésie qui émane de ses pages est incomparable, que je retrouve chez Annie Dillard, pas plus « poète » que le penseur russe. Mais je reprends presque tous les jours Au présent et je retrouve ce même flux de l’âme d’une personne qui participe de l’âme du monde le plus physique qui soit en apparence. Il n’y a pas de grande critique, me semble-t-il, sans poésie. Rozanov cesse d’être poète quand il ferraille dans les domaines politique ou théologique, mais son âme est ailleurs. Dès qu’il donne dans l’idéologie, il s’empêtre, alors que la parole songeuse, affective et tâtonnante, filtre son génie.


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Simenon. La boule noire.E-books. *****

Dans La boule noire, roman de la série dure et, plus précisément, de l'époque américaine, participant donc de ce que le romancier appelait ses "romans de l'homme", l'on trouve un véritable concentré des thèmes de cet incomparable médium de la condition humaine. De fait, ce roman d'une forte densité psychologique, très nourri de la souffrance personnelle de l'écrivain dans son rapport avec sa mère, et débrouillant merveilleusement les relations complexes d'un "petit homme",venu de tout en bas, avec le milieu bourgeois snob auquel il aimerait se trouver intégré, symbolisé par le country club de cette petite ville du Connecticut. Comme dans Le Bourgmestre de Furnes, l'un des rares romansbalzaciens de Simenon, qui évoque l'ascension sociale d'un personnagejamais adapté à la "haute" qu'il rejoint, le personnage de La Boule noire pourrait basculer d'un moment à l'autre dans ces états defuite, de rejet violent ou même de criminalité qui marquent, chez beaucoup de personnages de Simenon, ce qu'il appelle lui-même le « passage dela ligne ». Après son humiliation, le protagoniste est tenté de« tous les tuer », puis il devient une sorte d'ennemi de classe des nantis qui ont refusé de l'accueillir, avant de se trouver confronté, après la mort misérable de sa mère, kleptomane et pocharde perdue, à son enfance désastreuse, et de rebondir finalement contre toute attente, non du tout pour un happy end mais dans une sorte d'acquiescement pacifique préludant en somme à la dernière philosophie du vieil écrivain des Dictéesà Teresa...  


Unknown.jpegJoël Dicker, Le Livre des Baltimore. Editions de Fallois ,476p. *

La lecture attentive du Livre des Baltimore, dont j’attendaisquelque chose, m’a plus que déçu : catastrophé après les cent premières pages.Je n’en croyais pas mes yeux à la découverte de cette vacuité saturée desuperlatifs creux, devant ces personnages réduits à l’état d’ectoplasmes, cessituations « téléphonées » et ces dialogues filés comme dans quelquephoto-roman ou autre sitcom dévertébrée. Or les 376 pages suivantes ne sontpas faites pour corser la plate romance. Au vrai,  tout le Livre des Baltimore accumule,à grand renfort d’adjectifs outrés, les situations attendues et les clichés àn’en plus finir, émaillés de dialogues d’une complète indigence. Malgré lessuperlatifs qui font du narrateur « l’étoile montante de la littérature américaine», d’Alexandra la chanteuse à succès « la nouvelle icône de la nation », de leurs formidables cousins et de leurs incomparables parents des figures d'éternité : pas la moindre épaisseur humaine, la moindre touche de personnalité non formatée, le moindre frémissement de réelle émotion - pas  la moindre raison concrète de s’intéresser à ces stéréotypes de papier glacé ou de carton-plâtre.


Pascale Kramer. Autopsie d’un père. Flammarion, 210p. ****

Que s’est-il passé ? Dans quel monde nous retrouvons-nous ? Qu’est-il arrivé aux gens ? Est-ce bien ainsi qu’ils vivent ? nous demandons-nous en traversant le dernier roman de Pascale Kramer, Autopsie d’un père, où se trouve rendue, avec précision et quelle justesse, la déroute vécue par beaucoup de nos contenmporains, à l’enseigne d’un malaise de société latent voire lancinant, avec une attention particulière et constante portée à ceux qui, a priori, semblent mal dans leurs mots plus encore que dans leur peau. En l’occurrence, la situation d’Autopsie d’un père est explicite puisque le thème central du roman implique l’incompréhension fondamentale qu’un père, brillant intello narcissique prénommé Gabriel, manifeste envers sa fille Ania moyennement douée et vite intimidée, voire paralysée par l’ironie et les sarcasmes paternels, dès son enfance. Peut-on concevoir que quelques mots « qui font mal », ou qu’un seul regard de dédain, un rire entendu, un geste de rejet suffisent à plomber une relation entre un père instruit, « grande gueule » de surcroît, et sa fille peu sûre d’elle et inquiète de déplaire ?
L’originalité des romans de Pascale Kramer tient à ce que, sans effets de style, les voix de ses personnages se fassent entendre hors de tout dialogue explicite ordinaire, où prime le discours indirect. Or ce discours « implicite » pallie le non-dit des relations non verbalisées. On est tendu, on explose soudain, on exprime par des mots quelques chose de trop, puis on se reprend, on soupire une vague excuse, mais le geste compte plus que ce qui est dit. Pas plus qu’elle n’est psychologue ou sociologue, Pascale Kramer ne pose à la moraliste d’époque, mais sa contribution à une meilleure compréhension de la vie des gens, dans le monde ébranlé qui est le nôtre, tient au fait qu’elle les aime, sans trace de sentimentalité ou de sensiblerie pour autant, et restitue leur univers par la magie d’une espèce d’hyperréalisme sensible à valeur quasi médiumnique.


Karel Capek. La Fabrique d’absolu. La Baconnière, 293p.****

Cette contre-utopie presque centenaire du génial Karel Capek, auquel on doit (notamment l’invention du terme de robot – du verbe « travailler », roboti), trouve aujourd’hui une portée nouvelle puisqu’elle traite du double thème des énergies renouvelées et des guerres de religion. Plus concrètement, l’ingénieur Marek invente une machine révolutionnaire capable de briser les atomes du charbon et de tirer de celui-ci une énergie si prodigieuse qu’une seule noix de charbon permet d’éclairer la ville de Prague, non sans dégager du même coup des particules d’essence divine identifiées sous le terme d’Absolu. Ainsi le Carburateur (c’est le nom de la machine) assure-t-il un approvisionnement en énergie qui a l’avantage de ne produire aucun déchet, si l’on excepte la foi religieuse qui se répand bientôt en proportion exponentielle dès que l’invention de Marek se trouve commercialisée par l’industriel Bondy. Les hommes étant ce qu’ils sont depuis les débuts de Sapiens (et même un peu avant), la possession (si possible exclusive) d’un Carburateur devient un impératif aussi catégorique que la définition dogmatique de l’Absolu, qui va les dresser les uns contre les autres avec la fureur que nous observons toujours à l’heure qu’il est, entre clochers et minarets. Contemporain des débuts du nucléaire, écrit en 1922 mais se déroulant en 1943, ce roman prophétique et sombrement hilarant, agrémenté de charmants dessins du frère (Josef) de Capek, a été réédité en novembre 2014 dans la collection d’Ibolya Virag, du nom de la spécialiste hongroise des littératures d’Europe centrale bien connue de nos amis de Facebook et à laquelle on doit également la réédition de la mythique Guerre des salamandres, du même Capek, et la découverte de plusieurs ouvrage du délicieux Gyula Krudy, traduit du hongrois par elle-même.


Jacques Vallotton. Jusqu’au bout des apparences. Editions de L’Aire, 304p. ***

Jacques Vallotton, journaliste de longue expérience bien connu du public romand pour son travail dans la presse écrite autant qu’à la radio et à la télévision, signe un récit très personnel constituant le premier bilan de quarante ans d’activités, sous la forme d’une autofiction. S’il se défend d’avoir fait œuvre littéraire, l’auteur de Jusqu’au bout des apparences n’en a pas moins eu recours à un artifice de narration en troisième personne, relevant de la mise à distance. Le temps du récit est celui d’un parcours nocturne en voiture entre les studios de la Maison de la radio, àLausanne, que le journaliste quitte après son dernier flash, et les hauteurs valaisannes de Saint-Luc, où il va rejoindre sa compagne. Le ton est au défoulement, parfois à l’invective, car le journaliste, souvent tenu à la réserve par les conventions du service public, peut enfin dire tout haut ce qu’il a si souvent gardé pour lui. De la génération des soixante-huitards (il est né en 1942), et le cœur accroché à gauche, Vallotton n’a rien pour autant d’un idéologue psychorigide, tenant plutôt du pragmatique conséquent, attaché au concret mais reconnaissant à la fois la complexité des choses.


Yuval Noah Harari. Sapiens. Une brève histoire de l’humanité. Albin Michel, 500p. ****
La lectrice ou le lecteur peu ferrés en matière de connaissances paléontologiques récentes, ignorant peut-être même les avancées significatives vécues par nos ancêtres Sapiens entre la révolution cognitive (il y a 70.000 ans et desbricoles) où se constitua le langage fictif et les premières colonies de peuplement marquant la révolution agricole (vers 12.000 ans, après l’extinction de l’Homo florensiensis) apprendront immédiatement beaucoup de choses relevant du quotidien de l’Adam et Eve fourrageurs dont les migrations coïncidèrent, par exemple, avec l’extinction de la mégafaune australienne du grand paresseux américain (six mètres au collet) après la descente du prédateur bipède des frimas de l’Alaska aux grandes plaines du futur Far-West. Entre autres, car celivre très très documenté et d’une lecture aisément captivante, brasse large même si l’histoire de l’humanité se réduit à un battement de cil dans legrand ballet galactique. De la partie au tout repérable, contre préjugéstenaces (il ne se passe rien avant Lascaux et Sumer) et croyances ethnocentrées, évidences réaffirmées (il n’y a pas de justice dans l’histoire, le progrès a toujours saface d’ombre, les croyances cimentent les sociétés et fondent les guerres) etmystères éventés ou se démultipliant (par delà la révolution scientifique), ce récit saisit à la fois par sa réserve honnête (on n’est souvent sûr de rien, ni des bases du patriarcat ni du pourquoi du caractère autodestructeur de Sapiens, notamment) et son art des rapprochements diachroniques, qui relève d’abord d’un grand talent de conteur. Qui a (peut-être) séché sur les essais magistraux d’un Yves Coppens ou d’un Stephen Jay Gould, se laissera (peut-être) charmer plus volontiers par le gai savoir de Yuval Noah et sa joyeuse équipe d'enseignants et d'étudiants de l'Université hébraïque de Jérusalem...

 

AVT_Simon-Leys_5991.jpegSimon Leys. Quand vous viendrez me voir aux Antipodes. Lettres à Pierre Boncenne, Philippe Rey, 188p. *****

À l’ère des courriels et des texti (un texto, des texti), la pratique plus lente et réfléchie de la correspondance, dont la Littérature a été enrichie par des œuvres à part entière, a quasiment disparu, à de notables exceptions près. 

Ainsi des lettres de Simon Leys (Pierre Ryckmans de son vrai nom) à son ami Pierre Boncenme, témoignant de plus de trente ans de complicité et d’échanges épistolaires ou de visu, dont la substantifique moelle enrichit ce livre d’une formidable densité, véritable abécédaire de curiosités et de sagesse, de salubres coups de gueule et de non moins roboratives fusées d’enthousiasme. Pierre Boncenne, auteur en outre d’un remarquable ouvrage de synthèse sur l’œuvre et la personne de Pierre Ryckmans, intitulé Le Parapluie de Simon Leys (Philippe Rey, 2015)ne s’est pas contenté de publier un choix de lettre de son ami : il en a tiré une suite alphabétique merveilleusement variée, illustrant les passions de l’essayiste-érudit-humaniste, immense lecteur et navigateur à la voile avec ses fils. 

D’Amitié (suivi d’anti-américanisme) à Wittgenstein (précédé de Simone Weil et Evely Waugh), les lettres de Simon Leys oscillent entre admiration et décri (contre George Bush qui lui fait se demander sur quelle planète il faudra se réfugier pour lui échapper, ou Régis Debray radotant sur Venise), Cioran et Garcia Marquez, le désordre chez soi (le sien qu'il dit « épouvantable) et les idées des autres, dont il a tiré une anthologie non moins recommandable (chez Plon, 2015), ainsi de suite, ce livre nuance magnifiquement , et comme en creux, le portrait de cet essayiste-passeur de haute volée, doublé d’un homme combien attachant.

Unknown-4.jpegBoualem Sansal. 2084. Gallimard, 2015, 273p. ****

Une sensation d’immédiate oppression s’empare du lecteur de 2084 de Boualem Sansal, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté et de menace latente. Le lieu initial en est, au bout de nulle part, un vaste sanatorium de montagne décati et surpeuplé évoquant à la fois le fort isolé du Désert des Tartares de Dino Buzzati et le palais des rêves d’Ismaïl Kadaré, avec quelque chose de tout à fait original particulier, dans le récit, qui rappelle les contes orientaux. En outre, le roman rappelle autant un dédale kafkaïen que la fourmilière humaine du 1984 de George Orwell, à cela près que Boualem Sansal invente un pays, l’Abistan, et sa langue tissée de formules telles « Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué », reprises par dix mille ou dix millions de gosiers étreints par l’émotion. La vie en Abistan est ainsi entièrement soumise à la dévotion universelle que scandent les saintes paroles de Yölah et d’Abi. Or il y a, dans la verve satirique déchaînée de Boualem Sansal, quelque chose du délire amplificateur d’un Alexandre Zinoviev, dans L’avenir radieux, ou du Swift des Voyages de Gulliver. Est-ce à dire qu’il exagère ? Comment ne pas se rappeler alors les très récentes échauffourées mortelles survenues lors des « saints » pèlerinages de La Mecque ? Et comment ne pas faire de parallèle entre les flagellations de femmes en Arabie saoudite (notamment) et le sort de cette jeune femme traquée ici par le Conseil de Redressement, entre autres abominations très actuelles. Avec la fin de 2084, culmine la charge satirique, amère et drolatique, d’un livre à la fois terrifiant et libérateur qui associe le talent vif et l’imagination débordante du conteur aux vues cinglantes de l’écrivain révolté par l’obscurantisme massifié.

Etienne Barilier. Vertige de la force. Buchet-Chastel, 117p. ****

Le contraire de la violence n’est pas tant la non-violence que la pensée, écrivait Etienne Barilier dans La ressemblance humaine, et le nouvel ouvrage qu’il vient de publier sous le titre de Vertige de la force, bref mais très dense, et surtout irradiant de lumière intelligente, en est la meilleure preuve, qui conjugue la pensée de l’auteur et celles de quelques grands esprits européens, de Simone Weil à Thomas Mann ou de Goethe à Jules Romains ou Paul Valéry, notamment, contre les forces obscures du fanatisme religieux ou pseudo-religieux. Les thèmes successifs de Vertige de la force sont la définition du crime de devoir sacré, le scandale d’une idéologie religieuse faisant de la femme une esclave de l’homme et de l’homme un esclave de Dieu, la difficulté pour les intellectuels musulmans de réformer leur religion « de l’intérieur », la conception particulière du temps musulman, la typologie du guerrier djihadiste et, faisant retour à l’Occident, l’étrange fascination exercée sur les meilleurs esprits (tel Ernst Jünger devant la guerre, ou Heidegger devant l’abîme) par la force et les puissances obscures ramenant au «fond des âges ». Le thème le plus vertigineux de cet essai, à savoir la fascination de l’abîme, concerne d’ailleurs le rapprochement du culte de la force sacrée chez les terroristes islamistes et la pensée du philosophe qui affirmait qu’il faut « faire du sol un abîme », à savoir Martin Heidegger.

Parce qu’il est aussi artiste, romancier et musicien, Etienne Barilier sait d’expérience que la liberté est forme, qui doit certes accueillir la force pour exister. Mais « la force de la forme n’est plus force qui tue. C’est la force domptée par la forme, qui n’en garde que l’élan. Ou encore : la forme c’est la patience de la force ». Tel étant le trésor de mémoire, et de pensée revivifiée, que nous pouvons redécouvrir et transmettre, au dam de ceux –là qui pensent que nous n’avons plus « rien à donner »…

 

 

Lambert Schlechter. Le Fracas des nuages. Le castor Astral, 397p. ****

Avec Le Fracas des nuages, troisième volume de l’ensemble intitulé Le murmure du monde, (très beau titre qui fait écho au mémorable Bruit du temps de Mandelstam), Lambert Schlechter poursuit une suite kaléidoscopique majeure dont la forme composite évoque, toute proportions gardées, les Essais de Montaigne et le Zibaldone de Lepoardi, qu’il présente lui-même en ces termes approximatifs : « Cela pourrait être un journal métaphysique, un petit traité eschatologique, un grimoire de commis-voyageur, cela pourrait être un reportage sur les choses du siècle, une description du continent bien tempéré, un compte rendu d’inoubliables lectures – ce n’est rien de tout cela. »

Or son fabuleux fatras -nullement chaotique au demeurant, mais dont tous les points de la circonférence sont reliés au même noyau vibrant -, procède à la fois d’un recommencement de tous les matins et d’une expérience reliant « le cendrier et l’étoile », selon la belle expression de Dürrenmatt, le très intime (la geste infiniment délicate, en dépit de ses saillies érotiques, de l’amoureux à genoux devant la « fleur » féminine) et le très fracassant et récurrent orage d’acier des temps qui courent.

Il y a du mystique chez cet iconoclaste, du philologue nietzschéen chez ce brocanteur de formules poétiques à la Gomez de La Serna ou à la Jules Renard, du chroniqueur intimiste proche parfois d’un Rozanov (« Sous la couette dans l’hivernale chambre, je me tiens au chaud dans & par ma propre chaleur, c’est un bonheur élémentaire ») ou de l’observateur du corps autant que du fantastique social rappelant un Guido Ceronetti et nous ramenant souvent, aussi à sa propre lecture d’un Pascal Quignard.

Peter Sloterdijk. Tu dois changer ta vie. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Libella / Maren Sell, 653p. *****

Sur le ring de la pensée contemporaine, Peter Sloterdijk me semble le coach mondial le plus stimulant en matière de fitness propice à l’entretien de notre multiforme, dont je me réjouis particulièrement que le titre du dernier livre puise à la double source de la poesie et de l’art. Quoi de neuf persistant après Marx, Freud et même Nietzsche ? Rilke et Rodin. De fait, après une entrée en matière assez fracassante sur le caractère de revenant du « spectre de la religion » qui hante le monde occidental, rappelant (faussement) le spectre du communisme désigné par Marx en 1848 dans son Manifeste, Sloterdijk rebondit sur les constats de La Folie de Dieu (2008) selon lesquels ce qu’on appelle la religion se réduit de plus en plus à un grand marché de l’Illusion spéculant sur le salut des élus ou l’accès fantasmé aux vierges sans voiles, violence économique ou militaire à l’appui – après l’exposé de son projet d’une refondation de nos immunités vitales, l’artiste penseur interroge le poème de Rilke intitulé Torse archaïque d’Apollon, mise en abyme de la Question par ce fragment de faux Antique et nouveau départ d’une ascétologie impliquant, corps et esprit, chaque membre du Club Hyperforme où l’Exercice irradiera. Dans son commentaire de La Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique, Sloterdijk avait rebondi une première fois, dans Le Le penseur sur scène (Bourgois, 1990) sur la formule de Nietzsche selon laquelle « nous avons l’art afin de ne pas périr de la vérité », proposant de lui-même une sorte d’autoportrait anticipé « en creux » en rappelant que Nietzsche, spécialiste exclusif de rien, ne fut pas seulement philosophe et poète, théoricien et écrivain, moraliste et contempteur du christianisme, mais « musicien en tant q’écrivain, poète en tant que philosophe, polémiste en tant que musicologue, exerçant une chose en faisant l’autre de même que Sloterdijk lui-même fait de la politique en réfléchissant sur les nouvelles formes de l’apprentissage, développe une nouvelle approche de l’immunologie spirituelle en revisitant Aurobindo , ou encore interroge les modalité de l’impôt sans cesser de mettre en relation Héraclite et Sénèque, le bouddhisme ou l’habitus selon Bourdieu et les avancées ou impasses d’un Heidegger, le prestige millénaire de la vertueuse escalade verticale et l’éloge des horizontales, ainsi de suite. Rien d’un éclectique foutoir là-dedans, ni d’un bazar grand surface à la Michel Onfray, mais un appel à l’Exercice, ascèse jouissive s’il en est. Dans la clairière philosophique de notre Université buissonnière, en connexion diachronique avec la première Abbaye de Thélème, c’est que du bonheur comme on dit…  

Henning Mankell. Sable mouvant. Seuil, 348p. ****

En janvier 2014, le maître du roman noir suédois Henning Mankell, inquieté par une douleur à la nuque, apprend à l’hôpital de Göteborg qu’une tumeur cancéreuse lui ronge les poumons, dont les métastases ne pourront être combattues que par une chimio sévère, qui ne lui vaudra qu’une brève rémission avant sa mort en octobre 2015. « La vie a brutalement rétréci, écrit-il au lendemain du diagmostic, en un flétrissement accélléré ». Et de remarquer que sa mémoire l’a aussitôt ramené en son enfance. Or dès celle-ci il fut hanté par la peur de mourir sous la glace, avant de craindre une autre mort dans le sable mouvant. Avec le sous-titre de Fragments de ma vie, ce grand vivant que fut le créateur de l’inspecteur Wallander, voyageur au long cours (notamment en Afrique) et homme de théâtre, entreprend une chronique alternant présent (avec les tribulations liées aux soins requis par sa maladie) et passé, où le grand thème de notre présence sur terre et dans l’Univers scande ses réflexions, notamment sur le thème de la destruction de la nature par l’homme et, plus précisément, des déchets nucléaires qui en témoigneront au-delà de la prochaine glaciation. À l’opposé de la déploration enragée d’un Fritz Zorn, dans son mémorable Mars, Henning Mankell n’accuse ni son éducation ni la société du mal dont il craint l’issue fatale, et son récit, pourtant marqué par « le courage de la peur », reste essentiellement du côté de la vie, s’achevant sur une page magbnifique évoquant son rêve récurrent d’un éveil au milieu d’innombrables inconnus – « avec tous je partage ce qu’aura été mon existence »…

 

(À suivre...)

 


Le sel des jours

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Notes de l'isba (12)


Au cours du jour. - Une chance nous est donnée chaque matin de se refaire une jeunesse, et c’est vrai au moment où le jour se lève, on est frais et dispos, on fait de beaux projets, on en oublie les heures et c’est midi, on devient un peu plus lourd, et l’après-midi passe, on se tasse, on n’a plus vingt ans maintenant et ce qu’on voit se voit de moins en moins vu qu’on a la vue qui baisse, et de fait on baisse aussi et ce sera bientôt la fin du jour et la vieillesse mais on trouve que c’est trop tôt pour se coucher, donc on couche encore ça sur le papier…


Ziegler.jpgViatique de l'amitié.– Je reçois une bonne lettre, ce matin, de notre Jean Ziegler national, qui me touche beaucoup : «Cher Jean-Louis, je viens de terminer la lecture de L’Enfant prodigue. C’est puissant et magnifique. Ta dialectique entre « moi l’un » et « moi l’autre » est formidablement efficace. Le poète et le léniniste…et tout cela dans un bonheur évident de vivre qu’on respire à chaque ligne. Ta langue est merveilleuse. J’aime aussi tes portraits – si sentis, inoubliables : Charles Ledru, Lesage – je les reconnais. Et puis les femmes : Ludmila, Galia, Merline, Lena. La beauté, la justesse de leurs portraits me fascinent. Reçois, cher Jean-Louis, ma vive, affectueuse amitié et ma profonde admiration ». Voilà qui fait du bien un lundi matin, même si ce fou de Jean attige la moindre en me taxant de « léniniste »…

Ici et maintenant. - J’aime bien rester couché durant ces toutes premières heures du jour, à lire et écrire. On est là comme un bœuf dans son œuf, au vrai travail naturel et fluide, précis et détendu, intense et vif, à fleur de pensée et à la pointe de son expression, à fleur de réel. Et du coup je me rappelle la réponse de Ludwig Hohlà la question de savoir ce qu’est le réel. Je ne trouve plus à l’instant la page des Notizen, mais je me rappelle la substance de l’observation, selon laquelle le réel est cette chambre-ci et pas une autre, dans cette lumière de ce matin, en ce moment précis – ce lieu de n’importe où qui me permet de vivre, de lire et d’écrire hors de toute sollicitation extérieure, pour être mieux perméable, précisément, à cet extérieur que je vais ressaisir et tâcher d’exprimer.

Image: Philip Seelen


Le Vocabillard

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medium_PaintJLK29.2.JPGAmbiglu. - Substance physiopsychique indéfinissable, dont on ne saurait établir le genre non plus que la fonction, qui explique cependant certain état, ou qualité d'indétermination chez le sujet. "Où en est Dominique ? Va-t-il (elle) enfin se décider entre la jupe et le pantalon, ou marinera-t-il (elle) encore longtemps dans cette espèce d'ambigu ?

Amouroir.– Maison de retraite destinée aux séducteurs décatis et aux courtisanes chenues.

Anarchevêque.– Dignitaire ecclésiastique prônant la libération sexuelle dans les couvents et les jardins d’enfants, l’abolition des dogmes et l’hostie à la mescaline.

Barthouse. – Partie fine rassemblant de jeunes sémiologues et de vieux lotophages. Par extension: sauterie durant laquelle des individus des trois sexes échangent force propos sémiorotiques en toute alacrité ludique.


Boudisme. – Religion faite de bouderie et de quiétisme, où se sont réfugiés certains chrétiens déçus de leur Eglise.

Bourdieusard.– Variété germanopratine et/ou provinciale du bondieusard, également signalée dans les universités d’Amérique du Nord et du Japon urbain.


Chalumette. - Bergère pleine de grâce.

Chaordre. - Etat dans lequel s'est trouvé le monde après que la première paire humaine eut fauté "Les événements ne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement des individus. Le malheur est un marchepied pour le génie, une piscine pour le chrétien, un trésor pour l'homme habile, pour les faibles un abîme. Tantôt nous nous croyons au ciel, et tantôt en enfer. En éalité, nous sommes en plein chaordre."

Chômerie. - Situation sociale endémique et perdurante de chômage et de mômerie.

Crédulerie. - "L'oisiveté de certains peuples n'a d'égale que leur crédulerie". (Guizot, Le Protestantisme en Navarre)

Croulettes (patins à) .- Escarpins munis de talons à ressorts et dispositif roulant, qui accélèrent les successions en régime monarchique. 

Dandillero.– Jeune élégant de naissance bourgeoise, très soucieux de sa chère personne et poussant néanmoins le raffinement pervers jusqu’à faire croire, dans les salons où il fréquente, que rien ne lui importe tant que le sort des damnés de la terre.

Dégauche. - Excès pendable dans la déliquescence égalitaire. Saturnalesvérolutionnaires."Le grand plaisir du dégauché est d'entraîner dans la dégauche" (André Gide, Mes Autocritiques, encore inédit). 

Démophilie. - Maladie de langueur qui atteint les principautés exsangues.

Freudaine.– Ecart de conduite d’un genre à la fois ancillaire et scabreux, quoique sans conséquence connue.

Gobiner. - Cultiver les différences, les inégalités, les cloisonnements; redresse les barrières de classes et de races.

Happy Fuel.– Appellation dont s’affublent les parvenus de l’or noir. « L’arrogance des ces happy fuel nous fait sourire de commisération, nous autres, quand la véritable aristocratie ne se chauffe qu’à l’antique bûche ». (Mémoires de Monsieur du Foyer).

Informer. - Rendre les populations informes et leur ôter toute jugeote personnelle par contamination massive de l'opinion. 

Kafkan.– Grand manteau d’ombre.

Lacancaner. - Se dit d'une façon de clabauder en termes à la fois précieux et obscurs, dans les milieux où se distille le snobisme intellectuel.

Léninifier.– Endormir par de belles paroles. Dorer la pilule. Faire passer les lendemains qui déchantent pour des lanternes vénitiennes, etc.

Luthernaire. - Lucarne si étroite qu'elle ne permet pas même de deviner la couleur diu ciel. "L'Eglise réformée, outre qu'elle doit s'élever sur une roche aride et darder vers les cieux un clocher tout sec de l'allure d'une trique, sans le moindre ornement, n'aura la toiture percée que de lurhernaires afin que les fidèles s'exercent à distinguer le Bien du Mal dans la ténèbre. (Calvin, De l'esprit de clocher).

Prince-sans-rire.– Monarque souriant en permanence lors même qu’il se distingue par la rigueur souveraine de sa justice et de son gouvernement. Jules Renard, dans son Journal, donne un exemple démocratique de certaine mesure typiquement prince-sans-rire : « Au moment où le condamné a la tête dans la guillotine, il devrait y avoir un silence avant que le couteau ne tombe. Un garde républicain sortirait des rangs et remettrait au bourreau une enveloppe et celui-ci dirait au condamné : « C’est ta grâce » ! » Et il ferait tomber le couteau. Ainsi le condamné mourrait dans la joie ».

Puteau.– Adolescent vierge encore, en lequel sommeille un gigolo.

Putine. - "Oui, répondit Julie, avec cette grâce putine qui ne la quittait point". (Marcel Schwob, Julie jolie)

Rococotte. - Courtisane aux atours tarabiscotés, et posant à la sainte flagellée de bonbonnière, qui se rencontre parfois, encore, dans certains salons de thé de province et, à l'étrat de représentation idéale, sur la jaquette des romans à l'eau de rose se distillant dans les kiosques du Levant.

Sartrose.– Dégénérescence des articulations cérébrales de l’entendement diurne.

Sauciologie (ou sotciologie). - Procédé de réduction culinaire des conflits sociaux.

Sodomythe. – Théorie nouvelle selon laquelle l’homoparentalité masculine serait une résurgence naturelle des pratiques arcadiennes décrites dans les mémoires perdus du Béotarque Epaminondas.

Stucre. - Variété de stupre dans sa version édulcorée.


Suceau, sucelle. – Jeunes gens qui ont encore un peu d’innocence.


Théophobe. - "Elle était à ce point théophobe que de gros boutons verts lui venaient au nez si quelqu'un, devant elle, en arrivait à parler de la Vierge, voire de l'Enfant", (Marquis de Sade) 

Tyranarchie. - Mode de gouvernement qui consiste à tout balayer d'autorité. Après leur séjour en Macédoine, les janissaires acquis à la tyranarchie firent de Constantinople une salade.

Tolérance. – « Nous n’aimons rien de ce qui est rance ». (Monsieur de Rancé, confidences inédites).

Urbanité. - "Il y a deux formes d'urbanité: celle qui creuse les distances et celle qui les diminue" (Ninon de l'Enclos).

Ventripotence. - Gibet tout spécialement dévolu à la pendaison des ventripotentants.

Vérolution. - Maladie honteuse affectant les sociétés. "Les meurtres juridiques, les entreprises hasardées, les choix extravagants, et surtout les guerres civiles fondées sur l'envie d'un chacun sont éminemment l'apanage des vérolutions (Joseph de Maistre, Propos de table d'un réac savoyard

 Image: Le billard de Bilbao, aquarelle de JLK.

Dostoïevski romancier de l'absolu

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Notes de l'isba (13)

Connaissance par les gouffres. - Un préjugé débile de bourgeois repus voudrait que les romans de Dostoïevski ne concernent que des jeunes gens exaltés capables de s'identifier à ses protagonistes, alors que plus on va - et surtout aujourd'hui où la maturité tarde à s'affirmer-, plus il faut admettre que les chefs-d'oeuvre de l'immense romancier russe, à savoir principalement L'Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov, requièrent une connaissance d'expérience des grands fonds de la psychologie humaine. Bien entendu, l'on ne peut que se réjouir de voir une jeune fille ou un jeune homme s'atteler à la lecture des Karamazov (et j'ai hâte d'en parler bientôt avec mon ami youngster Quentin Mouron, qui en est à sa seconde lecture !), mais je constate pour ma part que jamais, jusque-là, je n'avais eu le sentiment, comme à l'âge approximatif du romancier à sa composition (FD est mort à 60 ans mais avec un savoir humain de centenaire...), de sonder vraiment les profondeurs psychologiques et spirituelles de ce roman-somme. Dostoïevski est le plus grand romancier qui existe en cela qu'il a ressaisi toutes les formes de la passion, du plus infâme des scélérats (l'ignoble et néanmoins pitoyable père Karamazov) aux figures christiques du jeune Aliocha ou du vieux starets Zossima. La grille de lecture d'un René Girard m'aide beaucoup, aussi, à démêler les vertigineuses embrouilles des rivalités mimétiques entre hommes de même sang, convoitant la même femme, autant que celles qui opposent les sexes et les classes, mais c'est en soi-même, je crois qu'il est le plus important de trouver, en premier lieu, les échos de cet extraordinaire roman traversé par toutes les tempêtes de l'hystérie amoureuse et lesté par la douleur autant que par le désir d'une vie meilleure.

 

Powys.jpgLe "cinquième évangile". - John Cowper Powys, critique génial, du genre mystique païen, a consacré des pages incomparables de ses Plaisirs de la littérature (L'Age d'Homme, 1995) à Dostoïevski, en lequel il voit le plus grand romancier de tous les temps, que n'égalent qu'un Homère dans le poème épique et Shakespeare au théâtre du monde. Des quantités de livres remarquables ont été écrits sur FD, et le seul chapitre de la Légende du grand Inquisiteur, chapitre mythique des Frères Karamazov, a suscité des exégèses sans pareilles (La Légende du Grand Inquisiteur, paru à L'Age d'Homme en 2005, réunit ainsi des textes de six penseurs russes de haute volée, dont Rozanov, Berdiaev, Soloviev et Leontiev), mais Cowper Powys l'agnostique va jusqu'à comparer la passion dostoïevskienne à la passion du Christ au point de voir en lui un cinquième évangéliste...

Crainte et tremblement. - Léon Chestov a lui aussi sondé les profondeurs et les tourments hallucinants vécus par les personnages de Dostoïevski, dans La philosophie de la tragédie (Flammarion, 1966) où il le rapproche de Nietzsche, mais ces grandes visions d'ensemble devraient rester un horizon, pour le lecteur abordant cet univers, comme je m'y efforce à les tenir à distance en restant seul et nu devant le texte et les personnages. Henry James dit quelque part que, dans un grand roman, tous les personnages ont raison. Et c'est aussi ce que je me dis face à l'ignoble vieillard rivalisant avec ses fils ou en passant d'une femme à l'autre, chacune ressaisie dans sa complexité, de l'hystérique petite Lise handicapée à la terrible Grouchenka ou à la fascinante et insaisissable Katerina Ivanovna, sans parler des trois frères...

Dosto04.jpgNul roman contemporain ne vous prend à la gorge, aux tripes et à l'âme, au coeur et à l'esprit autant que Les Frères Karamazov. Dans ses Carnets éminemment révélateurs, rédigés à la même époque, Dostoïevski remarque à un moment donné que la Bible est un ensemble de textes valables pour toute l'humanité, croyante ou mécréante. Or on pourrait, toutes proportions gardées, en dire autant des romans de Fiodor Mikhaïlovitch qui disent "tout l'homme", du plus abject au plus lumineux...

Notre maison

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Cabane.jpgNotes de l'isba (14)

Un jeu de mots de Zinoviev. - Débarquant à Lausanne en 1977, le grand satiriste russe Alexandre Zinoviev, auteur notamment des géniales fresques des Hauteurs béantes et de L'Avenir radieux, gratifia son ami Vladimir Dimitrijevic, alias, Dimitri d'un jeu de mots bonnement inspiré en qualifiant sa maison d'édition, L'Age d'Homme, de "Nach Dom", notre maison en russe.

Je n'ai pas encore déchiffré la dédicace (en russe également) du cher homme sur la page de garde des Hauteurs béantes (13e exemplaire de l'édition de tête sur Ingres vergé), mais je me rappellerai à jamais l'immense émotion ressentie à son arrivée en gare de Lausanne, avec son épouse et leur fille, et les centaines d'heures passées à lire ses livres et à les commenter par écrit ou avec des amis.

Zinoviev4.jpgA ces souvenirs lumineux se mêlent des ombres. L'incroyable égocentrisme de Zinoviev. Sa façon de liquider toute la littérature russe contemporaine, à commencer par Soljenitsyne qu'il conchia jusqu'au dernier jour. Son anti-occidentalisme sommaire, pendant enragé de son antisoviétisme.

N'empêche: je reprends n'importe quelle page de L'Avenir radieux, je me rappelle la voix de l'écrivain saluant au téléphone la naissance de notre première petite fille et je m'y retrouve: Nach Dom !

 

Des nôtres ? - Je me le suis dit et répété maintes fois et cela m'a coûté, beaucoup: que je suis incapable de sacrifier ma liberté intérieure à une amitié qui me demande de trahir mon sentiment de la justice et de la vérité.

Celui-ci m'a fait défendre longtemps les littérature slaves, et plus précisément serbe, pain quotidien de L'Age d'Homme, jusqu'aux limites du tolérable, lorsque l'Institut serbe devint officine de propagande.

Mais ce n'est pas une raison politique qui m'a fait m'éloigner de "notre maison" pendant quinze ans: c'est un motif plus profond, lié à un rétrécissement de l'horizon que je voyais des fenêtres de L'Age d'Homme. D'une année à l'autre, l'expression "celui-là est des nôtre", que répétait le plus cher de mes amis de l'époque, a marqué pour moi le début d'une séparation.

Dans le livre que nous avons écrit ensemble, Personne déplacée, Dimitri m'expliquait que ce qui caractérisait somme toute les auteurs de L'Age d'Homme était de se tenir toujours "à côté", et c'est ce que je continue, trente après, à faire dans mon isba de bois pleine des livres de L'Age d'Homme.

Or ce "des nôtres" mes semblait par trop restrictif, autant que les notions à jamais honnies de "peuple élu", de "fille aînée de l'Eglise" et autres "Christ des nations".

Bref je me méfie comme de la peste de l'hybris dans ses acceptions personnelle, familiale ou nationale, et voilà pourquoi j'ai préféré poursuivre mon chemin de traverse "à côté", du moins fidèle à la Maison Littérature échappant à tout chauvinisme et toute exclusivité, Nach Dom au sens universel.

Plus pur que les autres ? Nullement. Aussi tordu, possiblement démoniaque ou lumineux autant que tous les personnages de Dostoïevski, tels mes amis disparus Dimitri, Zinoviev ou Haldas, à jamais présents en leur aura...

LDimitri70001.JPG'île au trésor - Un jour qu'il était peu bien, dans sa maison sous les arbres des hauts de Lausanne, Dimitri me confia ce qu'il estimait un trésor: ce livre de Rozanov qu'il me disait "écrit pour vous", préfacé par Joseph Czapski et qui m'a suivi partout.

Or je lis aujourd'hui, en marge des Frères Karamazov, le long chapitre de Rozanov consacré à Dostoïevski en me rappelant qu'une autre fois Dimitri m'avait parlé de L'île au trésor comme d'un des plus beaux livres du monde, cristallisant tous les rêves de l'enfance de tous les âges.

Et telle est la littérature pour ces naufragés que nous sommes: c'est l'île au trésor, au milieu de laquelle j'imagine un cabanon plein de livres, avec la malle fameuse dans laquelle nous attendent tous les manuscrits non publiés du vivant de leur auteur - telle est notre maison...

Pensées d'hiver

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12647112_10208532079246334_855393418117431088_n.jpgNotes de l'isba (15)

De l'infinie Personne. - J'use du nom de Dieu par commodité, au risque de ne pas être compris. Cela m'est égal. C'est parfois dans l'esprit de Goethe ou de Voltaire que je pense Dieu, et d'aucuns me taxent alors de déiste ou de théosophe, mais déjà je leur ai échappé en pensant au Dieu de ma mère ou de mes aïeules Agathe et Louise, ou de Pascal ou de Montaigne.

Du coup certains me reprocheront de tout mélanger en fourrant Montaigne et Pascal dans le même sac, mais déjà je me retrouve dans l'esprit philosophique du juif russe Chestov ou de la juive française Simone Weil campant tous deux sur le parvis de l'église, auxquels j'associe naturellement les cathos américaines Flannery O'Connor et Annie Dillard, le catholique royaliste Gustave Thibon et le catholique mimétiste René Girard. Telle étant ma façon de toupiller dans l'esprit de cette Personne infinie que je reconnais sous le nom de Dieu.

12654225_10208623853180625_6303800238126132029_n.jpgDu travail. - Héraclite écrivait à peu près que la parole (l'intelligence du monde) qui s'augmente elle-même est le propre de l'homme, et tel est aussi le propre d'une forme de travail qu'on ne peut plus interrompre quand on en a goûté le plaisir et l'intérêt.

Or ce qui me passionne réellement découle de la métamorphose, après l'avoir produite. Ainsi tout faire pour que le connaître aboutisse au faire, et vice versa. Car faire donne un Sens à l'exercice des sens, le travail devenant orchestration sensible qui transforme ce qui disparaît en ce qui continue.


12661862_10208623853900643_6542641557322929106_n.jpgDe l'inattention.
- Le manque d'attention fait qu'on se détache des gens, tout simplement comme ça, faute d'amour ou faute de simples égards, faute d'intérêt ou faute de présence. Comme s'il n'y avait plus personne on s'en va voir ailleurs...

Ou bien on s'exaspère, à la longue, de subir sans cesse cet obsédant regard de chien répétant à l'envi son "et moi ?".

Et bien pire: que cet "et moi ?" de chien devienne le fait de chacun, qui refuse au monde tout autre intérêt que son pauvre soi, alors que seul le monde est intéressant au contraire de cet "et moi ?" qu'on a tous en soi...

Ils en appellent tous à la reconnaissance, mais se sont-ils seulement reconnus eux-même, absolument uniques ?

Images: l'isba d'été en hiver, dehors et dedans...

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