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Avatars du Grand Inquisiteur

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Notes de l'isba (16)

Actualité des Karamazov. - Le chapitre le plus célèbre des Frères Karamazov est consacré à la légende du Grand Inquisiteur, racontée par Ivan, présumé athée, à son jeune frère chrétien Aliocha. Les pages en question évoquent la confrontation du Grand Inquisiteur d'Espagne et du Christ revenu sur terre, que le potlentat clérical arrêté pour le faire taire et peut-être l'exécuter une seconde fois. Cette scène fameuse oppose apparemment la vérité première de l'Evangile incarné et de ce que l'Eglise de Pierre en a fait à travers les siècles, de persécutions subies en persécutions infligées. L'argument massue du Grand Inquisiteur, en face du Christ taiseux, est que l'enseignement de celui-ci serait resté lettre morte si l'Eglise n'en avait pas inscrit l'Esprit dans la Lettre du monde par le truchement du césaro-papisme romain à vocation universelle d'inspiration divine et reconnue de gré ou de force, vouant aux fers et au feu toute hérésie.

Berdiaev03.jpgLe débat pourrait sembler dépassé, obsolète voire surréaliste. Et pourtant, nous rappelle (entre beaucoup d'autres) le penseur russe Nicolas Berdiaev, qu'on a souvent rapproché des personnalistes français, le personnage historique du Grand Inquisiteur aura changé maintes fois de masque et de costume à travers les siècles et jusqu'en nos temps actuels. Ainsi Berdiaev propose-t-il une nouvelle interprétation de cette figure, parangon du totalitarisme clérical tuant au nom de Dieu, mais aussi de toute autorité ou pouvoir terrestre s'opposant à la liberté spirituelle fondée par le Christ, comme le ferait toute philosophie de l'histoire de type positiviste ou matérialiste. Il y aurait donc, pour Berdiaev, du Grand Inquisiteur non seulement dans les théocraties ou les pouvoirs monothéistes exclusifs que nous connaissons aujourd'hui encore, mais dans toute idéologie matérialiste et ses dérivés actuels noyant l'Esprit dans le marshmallow de la consommation abrutie, ou de la vénération des idoles multitudinaires assimilables au culte de l'Argent.

dostoievski3.jpgLa pensée des écrivains. - La grande littérature russe des XIXe et XXe siècles, actuellement dénaturée par une espèce d'américanisation rampante voire parfois galopante - tout au moins à ce qu'en révèlent les traductions de ces vingt dernières années -, reste un extraordinaire trésor de pensée vivante, bonnement incarnée par des personnages aux sentiments et aux comportements à caractère universel, notamment chez un Dostoïevski. Chestov02.jpgRozanov affirmait que les plus grands philosophes russes de son tournant de siècle étaient des écrivains, et de même pourrait-on dire que le dernier des grands penseurs russes, Léon Chestov, est d'abord un admirable prosateur. Or c'est en lecteur de romans qu'il faudrait réfléchir aujourd'hui à la signification actuelle de la légende du Grand Inquisiteur, en particulier, et à la portée des romans de Dostoïevski en général. Ou plus exactement: en lecteur du monde actuel considéré comme un roman s'écrivant au jour le jour. Il ne s'agit pas tant, en effet, de savoir si l'on va "choisir" entre Rome, Athènes ou Jérusalem, ni d'établir la supériorité de l'islam sur le christianisme, l'agnosticisme ou l'athéisme, le port de la barbe ou l'interdiction du string sous la burqa - il s'agit moins de répondre que de questionner à partir des positions humaines incarnées que représente la Littérature universelle en général et le roman russe en particulier. Bref il s'agit, contre l'universel papotage "autour" des livres, de lire vraiment ceux qui en valent la peine et de réagir en son âme et présence.

Dimitri8.jpgUne question de Dimitri. - Notre ami Dimitri, alias Vladimir Dimitrijevic, éditeur-sourcier de La Légende du Grand Inquisiteur, recueil d'essais réunissant les réflexions de six penseurs russes sur le chapitre fameux des Frères Karamazov (L'Age d'Home, 2004), se demandait à la fin de sa vie si l'on verrait bientôt advenir le temps où le public se détournerait du superflu pour lui préférer la lecture d'un bon livre ?

Je me pose cette question tous les matins, j'y repense tous les jours en me baladant sur la Toile à l'écoute de voix possiblement amies, j'y réponds à ma façon en lisant et en écrivant et telle est ma façon, somme toute, de m'opposer à ce Grand Inquisiteur omniprésent de notre temps qui m'évoque un démon lubrique et jouisseur plus qu'un exécuteur prestigieux. L'Inquisiteur actuel est, à mes yeux, bien moins que l'Imam furieux de la paroisse voisine, de quelque confession qu'il soit au demeurant, que le sectateur sans visage du Superflu, fauteur séduisant de l'illusion stérile des temps qui courent.

Or comme le disait Dimitri: "On continue !". On lit ainsi les livres de Svetlana Alexievitch,à côtés desquels tout paraît un peu frivole et superflu. On lit Les cercueils de Zinc, et ce sont les voix des soldats rescapés de l'infernale guerre d'Afghanistan; on lit La supplication, et ce sont les voix des martyrs morts ou survivants de Tchernobyl; on lit La fin l'homme rouge, et ce sont les voix désenchantées de la Russie d'aujourd'hui où renaît le culte de Staline au nom de la "sainte" orthodoxie...    

 


Jean Ziegler en vérité

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Notes de l'isba (18)

 

Mystères.- Quatre caisses scellées, sous l'appellation Affaire Ziegler, reposent aux Archives de la ville de Zurich où elles furent déposées après la mort de la philosophe Jeanne Hersch, en 2000. Leur contenu, verrouillé par le secret sur la volonté de la défunte, pourrait éclaircir le mystère lié à l'extraordinaire acharnement que Jeanne Hersch manifesta en 1976, au lendemain de la parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon, dans la campagne de dénigrement qu'elle mena, elle socialiste et prof de philo à l'Université de Genève, en sorte d'interdire la nomination de Jean Ziegler en cette même institution. Délation au plus haut niveau, affirmations mensongères sur le cursus académique de Ziegler et sa fiabilité "scientifique", insinuations des plus insultantes engageant frauduleusement des personnalités de haut vol (dont un Georges Balandier, spécialiste de l'Afrique, qui fut le premier à démentir), ont été surabondamment relayées par les médias de l'époque sans parvenir, finalement, à infléchir la décision finale du Conseil d'Etat, en février 1977, concluant à la nomination de Ziegler sur recommandation de l'Université.

Hersch02.jpgAprès la mort de Jeanne Hersch, celui qu'elle avait conspué et voué à l'interdiction professionnelle lui rendait hommage en ces termes: "Pour moi, Jeanne Hersch reste, en dépit de ses inconciliables contradictions, une femme extraordinairement énergique, intelligente et courageuse qui aura fait honneur à notre université et à notre pays". Ainsi Jean Ziegler surmontait-il ses propres contradiction pour montrer son vrai visage d'homme non moins extraordinairement énergique, intelligent et courageux, auquel nombre de ses "ennemis" politiques rendent souvent un hommage relevant lui aussi du mystère. Ledit mystère est d'ailleurs omniprésent dans la vie de ce fils de bourgeois plutôt militariste en ses jeunes années, fils de protestants bernois austères converti au catholicisme et au marxisme non matérialiste, fasciné par l'animisme et pratiquant régulier, à Salvador de Bahia, du culte afro-brésilien du candomblé...

Mystérieux, Jean Ziegler ne l'est donc pas moins que le comportement de Jeanne Hersch à son égard, probablement à rechercher dans les blessures originelles de la philosophe juive socialiste d'origine polonaise.

Or le mystère côté Ziegler, défiant toute explication scientifique, se trouve bel et bien éclairé par l'ouvrage très documenté du journaliste économico-politique Jürg Wegelein, qui vient de paraître sous le titre de Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Clair et franc de collier, nourri sans fouillis par une enquête approfondie auprès des proches de l'intéressé, dans sa famille autant que dans les milieux politiques et universitaires, chez ses amis mais également chez ses adversaires, ce livre en impose par son souci d'équité et de vérité. Le résultat est un récit passionnant, qui recoupe un demi-siècle de nos vies à tous, des années 60 jusqu'aujourd'hui, dans la foulée du fameux rebelle.

 

Des "questions d'éternité"... - Dans le chapitre des Frères Karamazov marquant la première vraie rencontre, personnelle, du jeune et pur Aliocha et d'Ivan, son aîné de cinq ans, celui-ci situe leur conversation comme au-dessus du monde ordinaire et des ses tribulations, au-dessus des têtes de leur vieux jouisseur de père et de leur frère Dimitri le passionné, parce que, dit Ivan, "nous, c'est les questions d'éternité que nous devons résoudre avant tout, le voilà notre souci"...

Quel rapport avec Jean Ziegler ? Pas évident, mais bien réel, et le faisant plus proche d'une Jeanne Hersch que de beaucoup d'autres qui l'ont adulé. De fait, comme le rappelle Jürg Wegelin, qui aura plus souvent parlé avec lui de Dieu et de "questions d'éternité", au Café des Cheminots de derrière la gare de Genève, que de problèmes sociaux ou politiques momentanés, le Ziegler public et mondialement connu en cache un autre, plus secret, plus tourmenté, plus profond. De la même façon, chaque fois que j'ai rencontré l'auteur du Bonheur d'être Suisse, le livre qui nous a rapprochés personnellement une première fois, et plus encore dans ses lettres nombreuses ou ses téléphone, c'est de ce côté là, du côté des livres et des humains, du côté des "questions d'éternité" que j'ai perçu le "vrai" Ziegler, dont Wegelin a également raison de souligner le caractère souvent simpliste, voire caricatural, des interventions médiatiques, soumises le plus souvent à la nécessité, d'ailleurs légitime, de faire "passer le message".

 Czapski13.JPGZiegler en "homme nu"- Un souvenir personnel me revient, en lequel je vois également ce "vrai Ziegler". Un soir à Paris, sur un quai de métro de la porte de Versailles. Tard le soir, à l'écart des voyageurs attendant la prochaine rame: cette silhouette affaissée d'un type en vague pardessus à la Simenon - un clodo me dis-je avant de me rapprocher et de le reconnaître, puis de l'embrasser ! Sacré Jean ! Lui qui aura passé l'après-midi à signer des centaines d'exemplaires de son dernier livre ! Lui qui aura sûrement repoussé vingt propositions de dîners en invoquant son agenda surbooké, seul et défait en apparence, en tout cas vanné, mais immédiatement chaleureux et disponible à l'instant !

Dès lors les "pinailleurs" peuvent me dire ce qu'ils veulent de Jean le fou, comme je l'appelle avec toute mon affection non sans penser évidemment que sa folie en appelle à la vraie sagesse refusant ce qu'on appelle l'aliénation - je ne l'en aimerai que plus; mais j'aime aussi que Jürg Wegelin nous apprenne encore mieux , avec plus de détails, qui est cet homme et comment il vit, ses faiblesses sans doute et ses défauts mais aussi son incomparable présence au monde, sa femme Erica, sa secrétaire Arlette Salin et son fils Dominique (autre cinglé) sans compter tant de gens qui le connaissent bien mieux que moi quand bien même je nous sens, pour l'essentiel, sur la même ligne qu'Aliocha et Ivan les jeunes rebelles... 

Jürg Wegelin. Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Favre, 172p.

 

Raison des intempestifs

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Notes de l'isba (19)

Qui est traître à la patrie ? - Au nombre des attaques les plus dures que Jean Ziegler ait encaissées au long de son combat, l'accusation de haute trahison lancée contre lui à la suite de la publication de L'or, la Suisse et les morts, incriminant l'attitude de notre pays durant la Deuxième Guerre mondiale, en relation avec la spoliation des victimes de l'Holocauste, mobilisa des pontes de l'establishment économico-politique bâlois qui visaient une condamnation au pénal du procureur de la Confédération.

L'accusation, assimilant Ziegler à "un agent d'organisations juives", était proportionnée au discours sans nuances de l'auteur du brûlot, qui "aurait attaqué et noirci l'image de la Suisse de la manière la pus grossière et la plus indécente". Le hic, c'est que les constats de Jean Ziegler contenaient un fond de vérité indéniable qu'il n'était au reste pas le premier à pointer, mais le grand débat qui s'ouvrit alors, prélude à un rapport officiel, lui doit sans doute une forte impulsion.

C'est de la même façon d'ailleurs, à travers les décennies, que ses coups de boutoir contre le secret bancaire, l'accueil des fortunes de moult dictateurs, le blanchiment d'argent sale ou la complaisance envers certains barons de la drogue et autres seigneurs du crime organisé, ont bel et bien porté après avoir été taxés d'exagération.

En 2010, ainsi, le peu gauchiste conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz reprit le terme de "bandits" pour qualifier les représentants de l'UBS aux Etats-Unis. Dès la parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon, son auteur fut considéré par beaucoup de Suisses comme une Netzbeschmutzer, salisseur de nid qui avait le premier tort de critiquer notre cher pays dans les médias étrangers.

Or le paradoxe est que ce "traître" présumé a souvent trouvé de forts appuis chez des politiciens de droite également écoeurés par les menées scandaleuses qu'il dénonçait. Dans la population, le dégoût croissant provoqué par les affaires très louches d'un Hans Kopp, avocat d'affaires époux d'une ministre (contrainte ensuite de démissionner) et lié de très près à la firme Shakarchi Trading spécialisée dans les trafics douteux et le blanchiment, la déroute de la Swissair ou les multiples scandales bancaires de ces dernières années n'aura pas manqué de déplacer cette accusation de traîtrise sur les vautours en question (pour parler le langage de Ziegler) sanglés de leurs parachutes dorés...

Artiste en exagération. - Dans le phénoménal Extinction, l'imprécateur par excellence que fut Thomas Bernhard se présente, par la voix de son narrateur, comme un "artiste de l'exagération", et tel est aussi Jean Ziegler, qu'il est en revanche faux et mesquin de réduire à un politclown, selon l'expression de certains.

Parce que l'artiste n'exagère, évidemment, qu'en réaction de défense vitale à l'exagération monstrueuse de la réalité. Jürg Wegelin montre bien, au demeurant, que c'est surtout dans ses interventions médiatiques que son discours se schématise, parfois jusqu'à la caricature et la langue de bois. Or l'homme est d'une tout autre trempe et d'une fibre infiniment plus sensible et nuancée. Derrière la façade publique de l'intellectuel marxiste pur et dur (en qui son fils Dominique plus dur et pur que lui  voit plutôt un chrétien d'ultragauche) au langage de tribun rappelant parfois celui de son cher ennemi politique Christoph Blocher, se rencontrent un humaniste raffiné et un homme de foi, un digne émule de l'Abbé Pierre (son premier mentor, avant Sartre) et un travailleur intellectuel à l'ancienne (il refuse tout recours à l'ordinateur et vomit le cyber-espace), un père sourcilleux et un grand-père amoureux de son petit-fils - un homme de coeur enfin.

Réalisme helvétique. - Jean Ziegler rit comme un paysan bernois. Lui qui tutoie Kofi Annan et le Président Lula, mais aussi le grand avocat d'affaires genevois Marc Bonnant (son ami anar de droite autant que Charles Poncet le libéral), les anciens conseillers fédéraux Adolf Ogi ou Micheline Calmy-Rey, entre tant d'autres grandes figuresdu Nord et plus encore du Sud, est resté, tout disciple de Che Guevara qu'il fût, ce Bernois à l'accent à couper au couteau suisse qui me disait un jour que le vrai révolutionnaire de sa famille était sa grand-mère... Telle étant la démocratieterrienne et directe de ce drôle de pays, qu'un film tel que Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron a merveilleusement illustrée et à laquelle beaucoup de nos amis français n'ont encore rien compris !

Son compère Régis Debray voit en Jean Ziegler un "prédicateur calviniste". Il y a du vrai. Ses exagérations sont apparemment d'un utopiste, mais sûrement plus "réaliste" et plus conséquent que tant de ses détracteurs se flattant d'avoir "les pieds sur terre". Le terme de rebelle pourrait jurer, s'agissant d'un combattant à dégaine de Monsieur toujours bien mis et cravaté, au dam de ses jeunes émules altermondialistes.

Guevara02.jpgUn jour, de passage à Genève, Che Guevara fut le premier à la lui coller, sa cravate de rebelle. Alors que le jeune Ziegler révolutionnaire rêvait de suivre le Che à Cuba, celui qu'il avait voituré plusieurs jours durant dans sa petite Morris noire lui opposa cette rebuffade en lui désignant la ville du huitième étage de l'Intercontinental: "C'est ici que tu es né, c'et ici qu'est le cerveau du monstre, c'est ici que tu dois te battre"...

Or le "monstre" n'en finit pas d'exagérer, et c'est ainsi que Jean Ziegler a plus que jamais raison d'en remettre une couche...

 

ABC du voyage

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Chapelle-dans-les-Cyclades.jpg 

Nous avions vingt ans et des poussières et nous étions heureux à nager dans les criques des îles bienheureuses, entre Cyclades et Sporades, mais autant que nos élancements de chair ou de chère (le soir au-dessus des moulins dans les fumées de poissons grillés que nous arrosions de vin de Samos), me restent mes errances au-dessous d'un certain volcan mexicain, sur les pas chancelants d'un consul enivré se perdant en sa Selva oscura...

Ramallah117.jpgLire et vivre. - Lire en Grèce, à vingt ans,  Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou LeGai savoir de Nietzsche, vivre bonnement à l'unisson de Zorba dans le sillage des dauphins, se retrouver à Delphes au temps des fulminants oracles et courir ensuite à l'autobus bondé de gens du coin et de tendres étudiants de tous les sexes - lire et vivre aura toujours été, pour nous autres de l'université buissonnière, ce voyage à travers le temps et les lieux - et l'étude joyeuse n'en finira jamais... 


hechizo_flamenco_farbe_m.jpgÀ Séville, cette nuit-là
. - Longtemps je n'ai pas su voyager: vraiment pas bien, ou parfois pire, trop seul ou trop mal dans ma peau ou fermé aux ailleurs. Ou disons que je croyais voyager en ne faisant qu'imiter et sans partage: ainsi filais-je écrire absolument un livre à Sienne dans la foulée du Condottiere, dont je revenais les mains vides; ou à Grenade retrouver Lorca qui m'échappait non moins dans les enfilades et les illusions; à Vienne au Prater ou au Café Diglas, à Cracovie ou à Sorrente dont, à tout coup, je ne voyais à peu près rien non sans poétiser à l'avenant.


Mais la vie ? Or, à Séville elle déborda cette nuit-là, je ne sais comment ni pourquoi mais je m'étais retrouvé là, dans cet obscur caveau débordant d'exubérance piaffante et lancinante, dans ce tourbillon de danseuses et de chanteurs et de chanteuses et de danseurs - mais où était-ce encore, cette Totcha ? Très à l'écart je me le rappelle au moins, loin des estrades fréquentées mais où ? je ne saurais le dire.

Me reviennent seulement, montés du tréfonds humain, ces litanies gutturales et ces appels virulents du cante jondo et ces répons, ces croupes ondulées et ces oeillades, cette comédie des regards et ces parodies des trop vieilles ou des trop jeunes - tous ces rites de la séduction dressée dans cet affrontement constant de l'effronté et de la fatale ou de l'enjoué relançant la soumise. Or la transe n'est rien sans être partagée, aurai-je appris cette nuit-là d'un voyage esseulé où, tôt l'aube revenue, comme un nouveau désir de rencontre me fut inspiré.

À l'encre verte de tes yeux

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Ramallah84.JPGNotes de l'isba (22)

 

Fait main. - Le camarade Jean Ziegler me fait sourire avec son refus de tout usage des nouveaux outils d'écriture ou de communication, et pourtant je lui donne raison à divers égards. Selon lui la pensée se pense moins bien à la machine qu'à la main, mieux accordée à la lenteur et de l'esprit et de l'acte d'écrire, et je le pense aussi dans la partie la plus personnelle de ce que j'ai écrit à l'encre verte dans une centaine  de carnets manuscrits et dans la composition de vingt livres. Cependant quarante ans de journalisme m'ont rompu à un autre rythme et à un autre rapport au texte sans exclure pour autant une certaine magie à marteler les claviers mythiques de la vieille Underwood ou de la Remington, de l'Hermès Baby pour voyager léger ou de l'Olivetti à chariot bien huilé, avant la passage à la boule de l'IBM électrique puis au silencieuses machines à imprimantes intégrées préludant à l'acquisition du premier Mac (pour moi du premier Atari, comme l'évoque aussi le compère François Bon dans son épatante Autobiographie des objets) en attendant les connexions aussi soudaines que mondiales du Réseau des Réseaux - tout cela ne pouvant manquer, fonction aidant, de modifier l'organe sinon la façon de penser. Ainsi, dans ma seule modeste expérience, ai-je déployé de nouvelles formes d'écriture (dont mes listes quotidiennes témoignent autant que mes notes panoptiques) inimaginables avant la disposition de ces nouvelles trames sur lesquelles tisser et broder...

N'empêche: je n'en finis pas de constater qu'un quelque chose de matériel, ou plus exactement de corporel me manque sans le recours récurrent à la main et à l'encre verte.

Fétichisme véniel. - Le repli sur sa propre main, et le recours à l'encre verte ne sont-ils pas, ainsi que ne manquera de le relever je ne sais quel psy, le double signe d'une régression à l'enfance (les verts paradis, etc.) à coloration narcissique ?

Très probablement y a-t-il de ça, Doktor Sigmund, comme il y a de la nostalgie dans l'encre bleue de Philippe Sollers, ou de la compulsion scolaire dans les infinies recopies des manuscrits de Friedrich Dürrenmatt - et les petits marquis de la nouvelle critique "génétique" s'en donneront à coeur joie en détaillant les types de becs (Sergent-Major ou Caran d'Ache, Lamy ou Mont-Blanc) des plumitives et plumitifs écrivant encore à la main, même si rien ne s'en voit à la fin sur le fichier remis à l'éditeur ou la page imprimée.

Enfin "rien", pas tout à fait, une fois encore: car la pensée se module différemment, que la main ralentit juste ce qu'il faut d'une hésitation ou d'une correction poussée parfois jusqu'à l'appel de béquet à la Proust, mais ce frein de la main n'exclut pas le saut d'idée ou d'image de la poésie quand la voix passe le geste d'écrire et que telle fusée passe à son tour toute machinerie mécanique ou numérique. Cingria7.JPG

 

De la marche et du bond. - Il en va d'ailleurs de l'écriture comme de la peinture, qui se partagent entre le mouvement de l'avancée régulière et celui de l'envol. On voit cela très bien chez un Charles-Albert Cingria, qui passe de longs marmonnements à tâtons et de longs piétinements à la subite illumination qui voit son verbe génial irradier. Et de même certain peintres se partagent-ils entre contemplation et fulgurance, tels un Bonnard et un Soutine, un Josef Czapski ou un Thierry  Vernet  dont les travaux respectifs évoquent tour à tour la contemplation recueillie ou le geste fulgurant du voyant subit.

IMG_1530.jpgOr nulle pratique n'est exclusive, me semble-t-il, quand tout enrichit l'expérience dont on voit bien aujourd'hui qu'elle n'est plus soumise à l'illusion du progrès technique, pas plus qu'à son refus. Donc allons-y comme ça, chacun à sa façon: là je pianote sur mon épinette à écrire à processeurs intégrés et tout à l'heure, salut je t'ai vu, je retourne au fil vert de mes carnets...

Ralentir: chef-d'oeuvre

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Notes de l'isba (22)

Retour de l'égoïste. - Un livre absolument épatant, non moins qu'exaspérant à outrance, souvent pertinent et plus encore impertinent à bon escient, mais aussi péremptoire en ses jugements par trop expéditifs, et pourtant attachant par sa subjectivité souvent lestée de bonne mauvaise foi : tel est l'essai  de Charles Dantzig intitulé À propos des chefs-d'oeuvre.

Comme je suis (toujours) en train de (re) lire Les Frères Karamazov, et que je connais un peu l'auteur du mémorable Dictionnaire égoïste de la littérature française, (Grasset, 2005), je m'attendais aux vues simplistes à la française que Charles Dantzig débite à propos de Dostoïevski, dont il fait un propagandiste religieux gâchant son talent en grimpant sur une chaire pour prêchi-prêcher, passant sous silence la substance extraordinairement complexe et vivante, contradictoire, infiniment émouvante et révélatrice des très grands livres que sont Crime et châtiment,L'Idiot, Humiliés et offensés, L'Adolescent, Les Démons, Les Frères Karamazov, mais aussi les romans et récits moins connus tels L'Eternel mari ou Les pauvres gens, et l'inoubliable Douce.

Or quel chef-d'oeuvre là-dedans ? J'aurais envie de répondre: toute l'oeuvre !

Dantzig, lui, chipote et prend la tangente, pour déclarer chef-d'oeuvre La Mort d'Ivan Illitch de Tolstoï, nouvelle assurément admirable, avant de se rappeler que le frère ennemi de Dostoïevski a aussi écrit La Guerre et la paix et Anna Karénine, chefs-d'oeuvre s'il en fût selon lui.

Charles Dantzig est un grand connaisseur de la littérature, un immense lecteur depuis l'enfance (qui ne fut pas une enfance, selon son aveu, et que les livres sauvèrent) avec tout ce que cela implique d'engagement personnel, de passion jalouse et de goût égoïste, comme il en a fait son parti pris. Or on peut chipoter à son tour en le lisant: il n'en est pas moins entier et entièrement lui-même, et donc intéressant à tout coup, et c'est un vrai plaisir, en somme, de ne pas être d'accord avec lui. Qui plus est, son bonheur d'écrire est à proportion de son bonheur de lire, et sa lecture devient langage de parfait écrivain vif et inventif en son écriture fine et diaprée, comme il en fait le constat à propos du chef-d'oeuvre: que celui-ci est essentiellement un fait nouveau, inédit, abasourdissant, de langage.

 

Dantzig03.jpgL'"ouvrage supérieur". - Albert Cohen écrit quelque part "sans couilles, pas de chef-d'oeuvre". Restriction peu délicate à l'égard des génies féminins du roman universel ou de la poésie, mais la remarque désigne assez le "chef-d'oeuvre voulu" qu'a été Belle du Seigneur, qui semble admis comme tel par Dantzig et que je trouve, pour ma part, complètement surfait.

Du moins peut-on discuter à partir de là, et c'est un des mérites de cet ouvrage: qu'il titille, agace, intrigue, incite à curiosité. Ce qu'on appelle chef-d'oeuvre participe souvent d'une convenance d'époque. Le roman de Cohen est sûrement appréciable à beaucoup d'égards en dépit de son enflure lyrique et de son ruissellement verbal: il y a là-dedans de la savoureuse satire sociale - le mémorable portrait du fonctionnaire international Adrien Deume - et un bel aperçu des horreurs de l'amour, mais chef-d'oeuvre ?

Par contraste, Dantzig réduit Voyage au bout de la nuit,à mes yeux chef-d'oeuvre par excellence de la prose française de la première moitié du XXe siècle, avec Le Temps retrouvé de Proust, aux dimensions d'un prurit ressentimental exalté par des cryptofascistes et autres antisémites. Et l'auteur de convenir qu'on ne saurait juger d'une oeuvre par ceux qui la portent aux nues, alors quil ne fait que ça !

Mais au fait, qu'est-ce qu'un chef-d'oeuvre ?

On sait qu'à l'origine médiévale, c'est l'ouvrage "supérieur" qu'un artisan compagnon présente à sa confrérie pour en être admis: la somme avérée de son savoir-faire. En littérature, Voltaire serait le premier à avoir introduit la notion dans Le siècle de Louis XIV, en 1752: "Mais on ne juge d'un grand homme que par ses chefs-d'oeuvre, et non par ses fautes". Et quels chefs-d'oeuvre attribuera-t-on alors à Voltaire ? Candide, Zadig ou son Dictionnaire philosophique ?

Dantzig02.jpgRossignol contre les boeufs. - Charles Dantzig est un énergumène dont la passion profonde pour la littérature est aujourd'hui plutôt rare, surtout à Paris. Presque aussi insupportable qu'un Philippe Sollers par ses partis pris, il n'a peut-être pas la puissance d'analyse et de synthèse de celui-ci, mais il pratique lui aussi l'art de la pointe, avec un art tout à fait original.

Il y a en lui du baroque et du classique, du romantique mais aussi du quasi punk. Ainsi, quand il dit préférer les vers du poète beatnik Allen Ginsberg, dans Fall of Amercica, à ceux des Fleurs du mal, ne le prend-on pas comme une provocation mais comme un élément vivant de son goût très éclectique, qui va des Anciens à Mary Poppins ou de Rabelais à Gatsby...

Le chef-d'oeuvre serait alors, essentiellement et sous de multiples formes, l'ouvrage supérieur qui nous protégerait de la médiocrité sans nous donner aucune recette; notre vie elle-même pouvant parfois accoucher d'un chef-d'oeuvre sous la forme d'une histoire d'amour.

En quelques belles pages, Charles Dantzig raconte comment une prof aigrie, teigneuse, méchante, forte de ses préjugés de maoïste à chignon, a incité ses camarades à le torturer au motif qu'il n'était qu'un fils de bourgeois fauteur présumé d'"arrogance sociale". Et lui de se rappeler l'acharnement de cette "harpie froide" contre le jeune garçon n'aimant que lire et rire, en invoquant l'oposition des boeufs et des rossignols."Le sait-on, que c'est un des combats de la vie, celui des boeufs contre les rossignols? Les seconds n'ont pourtant rien fait aux premiers ! Mais si. Ils chantent. Ils ne prennent pas la mine modeste. Ils sont réfugiés dans les chefs-d'oeuvre où ils chantent encore plus étourdiment, comme s'il n'y avait que leur saleté de littérature au monde"...

Charles Dantzig. À propos des chefs-d'oeuvre. Grasset, 274p.

Des anges passent

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Ange.jpgNotes de l'isba (23)

 

Angelus novus. - Tout entretien sur les anges paraît une lubie futile en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamin au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse à son lecteur d'aujourd'hui le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé.

Benjamin11.jpgWB appelait de ses voeux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme sans rien d'angélique, au sens commun, est ailleurs: dans la fuite, et la perte, et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré.

L'inspecteur angélique . - Si la discussion sur le sexe des anges paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge. L'ange en manteau de pluie Columbo, dans Les ailes du désir, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher. Benjamin5.jpgJe revois aussi Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pourvoir dire: "et maintenant", et "maintenant", "et maintenant", au lieu de dire "depuis touours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux; quand on sert du vin dans les tente du désert, enfin,on simule"... Bacon01.png

À la mort, à la vie. - À l'angélisme béat, voire inepte, limite obscène (genre "nos petits anges" des mères américaines) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois. Or Bacon relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique (en sa face sombre évidemment) qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystiques tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius. Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor-amant de l'époque, le peintre Roy de Maistre rallié de plus en plus au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond d'explosion de couleurs extatiques. Or, le même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrisant de la prose célinienne. Mais ces messages extrêmes n'ont pas, pour autant, à nous détourner des anges de Rabelais, dont les choeurs nous ramènent incessamment à ce qu'on pourrait direl'état chantant de l'angéologie poétique...

Contre la soumission

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Notes de l'isba (24)

Du viol voilé .- Le terme d'abus, à la fois précis et vague, désigne aujourd'hui toute une série d'actes à caractère également sexuel mais de gravité très variable quoique également punissables, de l'attouchement au viol qualifié. Des gestes, qu'on dit aujourd'hui "inappropriés", relèvent ainsi de la justice en nos sociétés dites évoluées, qui faisaient partie naguère du comportement "normal" du dominant, le plus souvent masculin. Alors la liberté du dominant ne s'arrêtait pas à la frontière de celle du dominé, comme les nouvelles lois l'y obligent, mais elle s'imposait selon son désir et son plaisir. Cette soumission de force est encore en vigueur un peu partout dans le monde et ce n'est pas demain, ni par les seules lois, qu'on y changera vraiment quelque chose si le désir de liberté ne se fait pas plus dominant. On voudrait croire que ce soit un beau progrès que les dominés soient aujourd'hui mieux protégés par des lois condamnant les "gestes inappropriés", entre autres manifestations de la force, mais la défense de la liberté n'est-elle qu'une affaire de lois formelles et de contrainte extérieure ?

C'est l'une des questions fondamentales que pose La Folie de Dieu, remarquable essai de Peter Sloterdijk qui aborde tous les aspects religieux et sociaux, psychologiques et familiaux du monothéisme sous ses trois formes principales (judaïsme, christianisme et islam) et leurs dérivés universalistes, tel le communisme et antérieurement ce qu'on pourrait dire l'Eglise de l'homme, issue des Lumières et reproduisant les modèles hiérarchiques verticaux et la référence à l'Unique, comme on le voit chez Rousseau. Dans la foulée, et jusqu'à ses avatars les plus triviaux, telle la publicité et sa "persuasion clandestine", la logique de la soumission et le viol voilé de notre liberté reste toujours en question.

De l'agenouillement. - Dans son approche des rites de maintien en forme des croyants (genre fitness physico-spirituel), Sloterdijk rappelle que le musulman pratiquant, à raison de dix-neuf inclinaisons et deux prosternations répétées cinq fois par jour, accomplit vingt-cinq inclinaisons et dix prosternations quotidiennes soit, par année lunaire, 29090 inclinaisons et 3540 prosternations, avec les récitations d'accompagnement. Et le philosophe de rappeler que seuls les ordres monacaux, au Moyen Age, exigeaient de tels exercices des seuls moines aux heures canoniales, sept fois par jour.

Or, y a-t-il de quoi s'extasier d'admiration ou de quoi se moquer ? Sauf à se moquer aussi des rites collectifs plus ou moins massivement grégaires des sectes multiples et des groupes sociaux adonnés à l'adoration du ballon de cuir ou du puck, de la performance tous azimuts ou de la compétition élevée au rang de culte, gardons-nous de juger. Cependant cet exemple de la prière collective obligatoire pratiquée par les musulmans, et la question que pose ce zélotisme qui intègre de force la soumission à l'Unique dans le quotidien, ne peut manquer de nous faire réfléchir sans offenser pour autant les fidèles. Pour ma part en tout cas, moi qui ai toujours été viscéralement rétif au drill militaire ou à toute forme de biribi, je m'interroge.

Et comme je comprends mieux, maintenant, la révolte enragée de mon ami l'écrivain tunisien Rafik Ben Salah devant les agenouillés encombrant la rue de Marseille, l'année dernière à Tunis où nous nous trouvions ensemble, avant la victoire qu'il redoutait du parti Ennadah...

Rafik.jpgDu terrorisme sacré - Rafik s'est fait menacer de mort pour avoir attaqué, dans nombre de ses romans et de ses nouvelles, la triple domination du père, de l'imam et de l'Unique. Or je vois, mieux aujourd'hui, à la lumière aussi d'un abus survenu dans notre propre famille, réglé en justice et conduisant le prédateur en prison, en quoi la domination du mec, pour parler vulgairement, participe de cette soumission volontaire au Dominant absolu justifiant, explicitement ou inconsciemment, guerres et mains au cul. Lorsque l'acteur noir Forest Whitaker, pour se féliciter publiquement à la réception de son Oscar, déclare qu'il remercie Dieu d'avoir toujours cru en lui, il ne fait en somme, ainsi que le souligne Sloterdijk, que proclamer tout haut ce que son narcissisme dicte tout bas au mec dominant. Quant à moi, je veux croire que le Christ fout la pagaille dans ce délire vertical, même si l'Eglise lui colle une épée à son corps défendant et le trahit en instaurant l'ordre super-dominant du Grand Inquisiteur. Le Christ ne me demande pas de me soumettre, sauf à mon désir de liberté, qui ne va pas sans l'amour porté à la liberté de l'autre.

Peter Sloterdijk. La Folie de Dieu. Pluriel 187p


Puanteur et bonté

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Notes de l'isba (25)


Un fanatique. - Il faut relire aujourd'hui le récit du trouble extrême provoqué chez les gens par la mort du starets Zossima, au début de la troisième partie des Frères Karamazov, pour mieux comprendre l'obstination persistante de l'homme à réclamer des miracles à un Dieu plus fort que les lois de la nature. Ce qui peut sembler aujourd'hui superstition grossière, s'agissant de provinciaux russes d'un temps déjà lointain (les années 80 du XIXe siècle...) reste à vrai dire très actuel à l'heure des nouvelles idolâtries frottées de religion, sans parler des croyants avides de signes matériels de la divine Administration, miracles et compagnie.
Parce que le corps d'un défunt saint homme avéré se met à puer, conformément aux lois de la nature, voici que ses ennemis, les jaloux et les chafouins, les mesquins et, plus encore, les plus durs d'entre les purs en viennent à le dénigrer, le rabaisser et le conspuer avant même sa mise en terre, assimilant l'odeur de décomposition à l'expression du rejet divin.
Or nous savons, par les chapitres précédents, la réelle sagesse et la grande bonté acquises par le starets à travers ses tribulations de jeunesse et les épreuves successives qui l'ont confronté à toutes les formes de la déréliction humaine, entre la rédemption de son frère blasphémateur et l'expiation d'un crime longtemps non avoué par un homme apparemment au-dessus de tout soupçon.
Mais voici que l'ascète du monastère, l'ombrageux Féraponte, commence d'invectiver la compagnie en affirmant que le prétendu saint homme "se laissait séduire par le bonbon" et "prenait plaisir au thé" des dames. Et ses vociférations de nourrir la basse rumeur tandis que les proches de Zossima s'efforcent de ramener un peu de dignité autour du cercueil.
Mais que signifie cette prétendue pureté de l'ascète furibond, évoquant évidement celle d'autres fous de Dieu actuels ? Que masque cet absolutisme ravageur ? Quelle tentation (c'est Dostoïevski qui souligne) cela cache-t-il ? Ces questions ne cesseront d'accompagner Aliocha dans sa quête à venir, à mesure que ses convictions s'incarneront dans la pleine chair très impure de la vie.

Dimitri8.jpgDe la bonté russe. - À une question que lui posait Jil Silberstein dans leur entretien enregistré de février 2008, sur le trait qui pourrait caractériser la littérature russe, notre ami Dimitri répondait que, peut-être, une certaine conception de la bonté se manifestait dans ce qu'on appelle "l'âme russe", passant avant le souci occidental de distinguer et opposer le Bien et le Mal.
On voit cela chez Gogol, initiateur d'un premier inventaire des tares humaines, autant que chez ses héritiers dont le plus génial est évidement Dostoïevski, et jusqu'à Vassili Grossman chez qui cette valeur supérieure de la bonté humaine s'incarne dans les préceptes simples et limpides du vieil Ikonnikov, figure la plus lumineuse de Vie et destin.

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Une bonne femme.-
L'observation s'avère, en outre, à la lecture des Mémoires d'une vie d'Anna Grigorievna Dostoïevskaïa, dont la bonté très douce et très ferme à la fois, trempée par des années de vie commune parfois très éprouvantes, éclaire son récit dès la première rencontre de la jeune sténographe de vingt ans et du romancier de vingt-cinq ans son aîné lui dictant Le joueur sous la menace d'un éditeur-exploiteur et reconnaissant bientôt, dans la bonté, précisément, de la jeune fille, la part de sérénité et d'équilibre qui lui faisait alors si cruellement défaut, lui qui titubait entre crises d'épilepsie et passion du jeu, délire jaloux et conflits incessants avec ses proches le pillant.

Or ce qui impressionne, au fil du récit d'Anna Grigorievna, c'est la bonté, aussi, de Fiodor Mikhaïlovitch "au quotidien", mélange de fragilité et de candeur juvénile qu'on retrouve évidemment dans le personnage d'Aliocha, et que les ombres terrifiantes de ses démons ne parviendront jamais à réduire à néant.

Fédor Dostoïevski. Les Frères Karamazov, vol. II. Traduction d'André Markowicz. Babel, 2010, 790p.

Vladimir Dimitrijevic - Lettres russes. Entretien de Vladimir Dimitrijevic avec Jil Silberstein. Avec un livret de Gérard Conio. Editions Héros limite, 2011.

Ana Grigorievna Dostoïevskaïa. Mémoires d'une vie. Mercure de France, coll. Le Temps retrouvé.

Tintin et le Penseur

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Tintin04.pngNotes de l'isba (26)

Monsieur Je-sais-tout. - On aime bien, c'est entendu, le philosophe Michel Serres, qu'on pourrait dire l'honnête homme complet par excellence: penseur et grimpeur, marin ferré en histoire des sciences et en angéologie, spécialiste en un peu tout et jusqu'à l'analyse fine de Tintin. Or il arrive à l'académicien de radoter, comme nous radotons tous, et peut-être est-ce cela même qui nous le rend encore plus sympa ? Tintin02.jpgL'idée m'en en est venue en l'entendant affirmer, dans un entretien avec une jeune fille à l'accent légèrement étranger (Américaine ou mieux: Sud-Américaine) consacré précisément à Tintin, que la personne de l'écrivain n'a aucun intérêt en littérature, et notamment dans le cas de son ami Hergé qui, selon lui, ne serait en rien impliqué dans ses récits. Alors que le dit Hergé affirme au contraire que Tintin est bonnement nourri de toutes ses expériences personnelles, évidemment modulées par le truchement de ses multiples personnages incarnant les multiples aspects de sa personnalité forcément positive (Tintin) ou râleuse (le capitaine Haddock), folâtrement rebelle (Milou) ou portée à la rêverie délirante (Tournesol), foncièrement bonne (le yéti) ou carrment mauvaise (Rastapopoulos), Michel Serres s'enferre dans l'affirmation que le "moi" est sans importance dans la littérature, comme le prouve l'inanité des confessions (il en excepte Augustin et Rousseau) et l'évidence de la supériorité du récit objectif. Tintin03.jpgIl y a bien sûr du vrai dans cette vision des choses, mais le ton catégorique du savant dans son exclusion d'une grande part de la littérature, surabondamment nourrie de confessions et d'éléments autobiographiques, confine au radotage du spécialiste ne voyant du monde que ce que lui laisse entrevoir son microscope ou son préjugé esthétique. D'ailleurs il n'est pas seul à entretenir celui-ci, à l'ère même où l'on camoufle, sous l'appellation de "roman" ou d'"autofiction" tant de confessions mille fois moins substantielles que les pages d'Amiel ou du Journal de Tolstoï, des carnets de Pavese ou d'innombrables autres écrits "subjectifs".

 

De l'universalité. - Si la méfiance envers toute forme de confession non modulée par une fiction ou un récit est largement partagée, la réflexion sur laquelle je tombe à l'instant, signée par le philosophe hongrois Andreas Ronai, me semble digne d'attention: "La plupart des auteurs croient que s'ils coupent tous les liens qui rattachent leurs livres à leur expérience personnelle, ils donnent à leur oeuvre une garantie d'universalité. En fait d'universalité, ils n'aboutissent qu'à l'abstraction. L'universalité, c'est la métamorphose de la vie en connaissance".

 

De la connaissance. - Je lis quelque part que la connaissance ne se transmet pas sans être reconnue, et cela me semble l'évidence. L'aplomb de celui qui se prévaut de ses connaissances, avec le ton supérieur de Monsieur le philosophe qui-sait-tout, pour aligner des lieux communs de café du commerce, m'en impose aussi peu que la bienveillance paterne de celui qui prétend me transmettre telle ou telle vérité "pour mon bien"... Qu'en dis-tu, cher Milou ?

 

Tintin et moi, d'après les entretiens d'Hergé avec Numa Sadoul. Avec un entretien de Michel Serres. Tintino1.jpgDVD, Moulinsart Multimedia

Vialatte et son émule

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Salem02.pngNotes de l'isba (27) 

Comme le temps passe.- Il est toujours bon de s'absenter quelque temps de son domicile ordinaire, n'était-ce que pour constater une fois de plus que, si les choses continuent d'exister en notre absence, notre retour semble à chaque fois leur rendre un surcroît de présence - il semble même qu'elles nous attendaient et se trouvent comme soulagées de nous retrouver; et puis de nouvelles couleurs sont apparues: du vert aux feuilles des arbres et des constellations blanches sur le pentes à narcisses; enfin quelque chose, peut-être un drame muet, s'est passé dans l'isba dont le plancher est jonché des débris d'un nid défait - probablement commencé par des oiseaux profitant de notre absence, puis arraché des poutres par la tempête ou les fouines et retombé là sans trace pour autant de combat.

Et voici qu'il neige sur l'isba, mais pourquoi s'en ombrager et conclure que rien ne va plus ? On sait de source sûre que ce mois-là reste sous la protection d'Apollon et que le soleil va se confier bientôt aux Gémeaux nés d'un oeuf de cygne. L'excellent Alexandre Vialatte nous rappelle qu'on sème en mai, neige ou pas, la tétragone et le trique-madame, qu'on s'apprête à rejeter ses flanelles après avoir planté les oreilles d'ours et la postophe d'hiver. Le 25, l'Almanach des Quatre Saisons nous rappelle qu'on fêtera Philipe Néri, ce saint charmant entre tous.

 

Widoff17.JPGDe l'escargot vorace. - Pour pallier tout assaut de morosité lié aux humeurs atmosphériques, la lecture des almanachs rappelle à chacune et chacun que les caprices saisonniers remontent à la plus haute Antiquité, et que si votre sangsue reste lovée au fond de son bocal avec un air de tristesse c'est, par esprit de contradiction, pour annoncer la beau temps prochain. L'ancestrale sagesse terre à terre  vous le garantit d'ailleurs: "Froid mai et chaud juin / Donnent pain et vin".

Et Vialatte de rafraîchir une vieille recette à propos de l'escargot, qui s'épanouit au mois de mai: "Faites-le jeûner au cas où, dans son imprudence, il aurait mangé de la ciguë. Hâchez-le avec des noix fraîches après cuisson au court-bouillon: persil, pointe d'ail; fourrez-en une omelette. Mangez. Arrosez d'un bourgogne. Prenez ensuite des pilules pour le foie".  

 

Salem01.pngLe Vialatte vaudois. - Alexandre le Bienheureux n'en aura pas été informé de son vivant, mais son esprit ne se perpétue pas que par ses livres (aux soins longtemps de l'irremplaçable Ferny Besson), mais par un sorte de partielle réincarnation en la personne de notre ami Gilbert Salem, chroniqueur délicieux de 24Heures, écrivain de grand talent et, par surcroît, véritable mémoire du pays de Vaud et environs comme Vialatte le fut de l'Auvergne et de ses faubourgs mondiaux.

Le 20 mai dernier, notre ami évoquait, dans la foulée du philosophe Michel Serres, l'"universelle solitude de Mademoiselle Poucette". J'en aime beaucoup la conclusion qui eût ravi son mentor occulte: "Si Miss Poucette égare son portable, elle se sent «débranchée», privée d’amitié, aux abois comme jamais elle ne l’a été lorsque c’est à domicile qu’elle était connectée à la Toile. A cette époque, elle prenait le temps de réfléchir avant de tripoter son clavier fixe. S’il n’y avait pas de réponse immédiate à ses courriels, elle ne se rongeait pas les sangs. La pause était encore un art, une hygiène."

Mais la lectrice et le lecteur s'impatientent de lire l'entier de la chronique de Gilbert Salem, qu'ils trouveront sur la Toile (http://salem.blog.24heures.ch ) avant de se régaler à la lecture de la précédente consacrée à l'éternelle indécision du Vaudois disant plutôt oui quand il pense plutôt non, et inversement...

 

 Alexandre Vialatte. Almanach des Quatre Saisons. Préface de Jean Dutourd, Editions Julliard, 1981.

 

De cela simplement qui est

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De ce cadeau.– Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

 

De l’aveuglement. – Et maintenant que j’ai tout quelque chose me manque mais je ne sais pas quoi, dit celui qui ne voit pas faute de regarder alors que tout le regarde : les montagnes et la lumière du désert – tout serait à lui s’il ouvrait les yeux, mais il ne veut plus recevoir, seul l’impatiente ce tout qu’il désire comme s’il n’avait rien…

 

Des petits déjeuners. – Les voir boire leur chocolat le matin me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité, ce moment où il n’y a que ça : que la présence de l’enfant à son chocolat, ensuite l’enfant s’en va, on se garde un peu de chocolat mais seule compte la vision de l’enfant au chocolat…

  

Du premier souhait.– Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne… 

 

De la pesanteur.– On dirait parfois que cela tourne au complot mais c’est encore plus simple : c’est ce seul poids en toi, cela commence par ce refus en toi, c’est ta fatigue d’être et plus encore ta rage de non-être – c’est cette perversité première qui te fait faire ce que tu n’aimes pas et te retient de faire ce que tu aimes, ensuite de quoi tout ce qui pèse s’agrège et fait tomber le monde de tout son poids…

  

Du bon artisan.– Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer les jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles…

 

De la beauté.– Il n’y a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais, et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit…

 

De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon, tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon…

 

De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est ce lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

 

 

Humour de saison

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Notes de l'isba (28)

Retour à Chaval. - Il fait gris, il neige en février, on caille, bref c'est le bonheur: ainsi parlerait Chaval.


D'ailleurs la façon suppliante de notre fox Snoopy de nous réclamer une première miette matinale nous y pousse après vingt jours de séparation : il faut revenir au chien, donc à Chaval. Ensuite on pourra revenir à Chardonne, pour le style, ou à Scott Fitzgerald pour les moires de bonheur et pour Gatsby qui reste magnifiquement stylé lui aussi.

Désespoir de façade. - Jacques Chardonne, qui emprunta son nom de plume à un village vigneron de nos environs, fut le styliste par excellence, évitant l'adjectif et toute fioriture ou pittoresque, toute boursouflure romantique surtout, pour mieux filer l'ellipse et la formule. Ainsi: "Les hommes ne sont pas désespérés. Ils jouent au désespoir". Valable pour beaucoup de nantis repus. Et Vialatte d'ajouter: "Parce que c'est excitant".

AVT_Chaval_1659.jpegChaval était, pour sa part, un authentique désespéré, comme souvent les vrais humoristes, et d'autant plus drôle alors qu'il a payé de conséquence. S'est-il pendu ou tiré une balle ? Je ne me le rappelle pas, mais ce qui compte est le paraphe.
Ah oui je me le rappelle pourtant: Chaval s'est suicidé au gaz dans sa cuisine quatre mois avant Mai 68, non sans avoir averti l'éventuel visiteur par ce billet punaisé à sa porte: Attention, danger d'explosion. Question de style, là encore...

Et Dieu là-dedans... - Chaval a su montrer le Chien se retenant d'uriner devant un palais présidentiel. Or notre fox Snoopy atteint l'âge où l'on peut commencer de s'inspirer de bons exemples en matière de civisme, avant d'accéder à la ferveur religieuse que manifeste parfois l'autruche, parfois contrariée aussi comme le montre Chaval dans son Prêtre refusant la communion (Dieu sait pourquoi) à une autruche sincèrement catholique.

Chaval 7.jpgÀ ce même propos, Chaval montre un Envoyé de Dieu renvoyé à l'expéditeur, avec la caisse ad hoc conçue à cet effet. On voit par là combien il lisait dans l'avenir, tant les envoyés en question se multiplient de nos jours.
C'est en tout cas ce que remarque Benoît Duteurtre dans ses épatantes Polémiques, où il fait le compte de ses camarades de lycée ou d'université naguère indifférents ou sceptiques, en matière religieuse, et soudain se découvrant envoyés du Seigneur monothéiste à triple visage. Et cet autre humoriste, plus débonnaire à vrai dire que Chaval mais non moins sérieux, de se demander tranquillement, en voltairien peu porté à l'anathème à l'envers, ce que tout cela peut bien signifier.

Ce qui est sûr est que l'autruche sincèrement catholique d'aujourd'hui, loin d'être snobée par le prêtre, est en passe d'en être bénie avec d'autres espèces, comme certains de nos pasteurs bénissent les animaux de compagnie et autres hamsters.

Or c'est ainsi, conclurait Alexandre Vialatte, qu'Allah est grand...


Alexandre Vialatte, Critique littéraire. Arléa.

Benoît Duteurtre, Polémiques. Fayard.

Image: Chaval, Pharmaciens fuyant devant l'orage; Envoyé de Dieu renvoyéà l'expéditeur.

Temps présent

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Notes de l'isba (29)

Le bunker. - J'ai regardé hier, pendant dix minutes, une émission de télé consacrée aux sociétés de surveillance privées en Suisse alémanique. Tout de suite j'ai été saisi, et saisi de rage aussi, devant ces figures de l'Ordre et de la Propreté, tant clients de ces sociétés que responsables ou collaborateurs plus ou moins armés. Vraiment l'horreur: tout ce que je déteste !

Par exemple ce couple genre posé, avec un enfant se tenant droit à la table d'une espèce de grand living entièrement vitré et donnant sur un paysage lacustre (sans doute l'horrible Côte dorée des alentours de Zurich-City), ces trois personnes sagement assises autour d'une table de verre au milieu de leur bunker top moderne dominant les eaux du lac: les deux adultes assis proches l'un de l'autre pour bien montrer l'union sacrée du couple tellement menacé de nos jours, et l'enfant comme un mannequin immobile tout à côté, tout ça respectueux de la caméra de la Télévision nationale, et ce discours du couple, ce discours d'adultes responsables, ce discours précis et inquiet, précisément inquiet de la situation d'insécurité actuelle, le profil de couteau de cuisine de l'épouse et cette ride de conscience spécialement inquiète du Chef de famille - l'idée d'avoir à vivre avec de telles gens, l'idée d'être un teenager dans cette prison vitrée et d'avoir à répondre à cette mère sûrement prévenante mais encore plus surveillante: non et non cela ne se peut pas sans finir dans une clinique ou par la fuite au Brésil !

En tout cas je l'ai dit à ma bonne amie également effrayée: la seule chose que je leur souhaite et d'être cambriolés, ou que la terre tremble et casse leur bunker en deux, enfin qu'il leur arrive quelque chose à ces malheureux !


Webcams & Co. - C'est un phénomène nouveau, mondialement répandu à l'heure qu'il est, et qui m'intéresse par tout ce qu'il révèle. Les gens se voient donc par ce nouvel oeil. Rien à voir avec la photo: parce qu'ils se montrent en même temps qu'ils se voient, et que c'est en temps réel. Les gens peuvent communiquer par la webcam et, par exemple, échanger avec leur fils étudiant à Brisbane ou leur fille en ménage au Nigéria, par le système dit Skype, dont un verbe est déjà dérivé: on reste en contact - tu me skypes, etc.

Cependant l'usage de la webcam s'est tellement banalisé qu'elle fait partie de la vie des gens au même titre que le téléphone ou l'ordinateur, non sans conséquences il me semble.

3749433730.jpgL'autre soir à la télé, dans un reportage de Temps Pésent consacré aux mariages plus ou moins trafiqués entre l'Afrique et l'Europe, une jeune Camerounaise bien en chair et au sourire niaisement candide, prénommée Augustine, communiquait avec un type, un Suisse je crois, avec lequel elle rêvait de faire bientôt plus ample connaissance en vue de l'épouser alors que lui, de son côté, se bornait à lui demander de voir son derrière et à l'interroger sur l'entretien de la pilosité de sa "foufoune". C'est le terme précis qu'il a utilisé, on voyait pour ainsi dire le lascar dont le reste des propos était à l'avenant, et c'était en somme triste et touchant de penser qu'Augustine croyait, ou faisait semblant de croire devant la caméra, que quelque chose pourrait se passer à partir de là.

Le reste du reportage, non sans un certain voyeurisme - mais comment montrer quoi que ce soit sans imager de tels faits ? -, situait bien cette relation particulière dans un contexte d'extraordinaire frustration propice à tous les malentendus, renvoyant évidemment à un passé terrible et à un présent qui ne l'est guère moins, et défiant tout jugement moral. Or, dès les première séquences de ce reportage, concernant tout particulièrement le Cameroun, j'ai envoyé un SMS à mon ami le Bantou, qui m'a répondu, en fin de soirée, qu'il avait vu le chose et en savait gré aux gens de Temps Présent.


1634203791.jpegFaits et fiction. - Or, comment parler de tout ça ? Que peut dire un écrivain de tels faits actuels (le repli sécuritaire, les nouveaux moyens de communication et les fantasmes qu'ils entretiennent, le désarroi des damnés de la terre informés tous les jours du gaspillage mondial, etc.) et comment les évoquer pour dire les choses autrement que les journalistes ou les sociologues et autres faiseurs d'opinion ?

Mon ami le Bantou, alias Max Lobe, a précisément répondu en écrivain à cette question, et cela m'a rempli de gratitude. Une semaine auparavant, il me parlait de sa lecture de Jean-Luc persécuté de Ramuz, que je lui avais filé, et ses observations précises et personnelles, comme celles que lui a inspiré la lecture d'Aline, dont le sort tragique l'a également touché, m'ont rendu courage sur fond d'indifférence généralisée ou de platitude littéraire chez nos gendelettres .

Et voilà que Max m'envoyait une nouvelle pleine de tendre rage, intitulée La couleur du malheur et directement inspirée par l'émission de Temps Présent qui traduisait, de l'intérieur, le désarroi et la colère de la fille d'une Noire marquée au sceau du mépris et de la maltraitance, en prenant le contrepied du discours lénifiant des belles âmes compatissant pour se donner bonne conscience, afin de mieux nous confronter, de l'intérieur, à la réalité des faits ressaisie par l'émotion...

Dixit Staro

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littérature

Entretien avec Jean Starobinski. 

Evoquant sa longue amitié avec Jean Starobinski, Yves Bonnefoy écrivait il y a quelques années que le grand critique genevois était de ceux qui ne cessaient de lui prouver, dans une «continuité chaleureuse», que «la raison et la poésie ne sont pas ennemies, bien au contraire». Le poète disait aussi la part prépondérante du simplement humain chez le penseur, n’oubliant jamais la «priorité du mot ouvert de l’exister quotidien sur la lettre close du texte». Or c’est à ce double point de rencontre, de l’intelligence claire et des fulgurence intuitives, mais aussi de la vie et de sa ressaisie par les oeuvres, que nous ramène incessamment, en effet, cette parole d’expérience intime approfondie et de connaissance englobante
- Vous souvenez-vous de votre premier actequi puisse être dit «créateur» ?

- Ce furent d’abord des envies de traduire. Du grec ancien (L’éloge d’Hélène), de l’allemand (Kafka, Hofmanstahl)... Mon goût d’écrire s’est éveillé moins à l’appel des textes quà celui du monde. J’ai fait ma petite classe d’écriture, cahin-caha, en écrivant des chroniques de la poésie dans Suisse contemporaine, entre 1942 et 1945. J’essayais d’être à la hauteur des circonstances. J’attribuais sans doute trop de pouvoir à la poésie.

- Qu’est-ce qui, selon vous, distingue fondamentalement l’écrivain de l’écrivant ? Et quand vous sentez-vous plutôt l’un ou plutôt l’autre ?

- Je ne me sens pas concerné par l’opposition, établie par Barthes, entre ceux qui écrivent sans souci de la forme littéraire (les «écrivants«) et les écrivains préocupés par l’effet esthétique. Mon propos n’est pas de manifester une singularité littéraire., Je cherche à transmettre ma réflexion le plus nettement possible. Il y faut un très sévère travail sur le langage. Et il faut savoir effacer les traces du travail. A quoi ai-je abouti ? Je n’en sais trop rien.

- «Création et mystère forment le trésor de Poésie», écrivait Pierre-Jean Jouve. Or la critique peut-elle saisir et dire le mystère ?

- Le propos de Jouve est lui-même de la critique. La fonction du critique est d’aviver la perception du «mystère» poétique, d’apprendre au lecteur à mieux s’y exposer. Au reste, savoir quelles ont été les règles du sonnet, ou celles de la fugue, ce n’est pas faire outrage au mystère de la poésie ou de la création musicale. Bien au contraire.

- Avez-vous essayé ce qu’on dit «la fiction», ou la poésie, avant ou à côté de votre oeuvre d’essayiste ?

- Sporadiquement. L’essai en prose m’a convenu. Je suis fermement convaincu qu’une espèce de beauté peut résulter de l’invention d’une recherche - du parcours et des justes proportions de l’essai. Le grand livre de Saxl et Panofsky, Saturne et la mélancolie, ne donne-t-il pas l’impression quîl peut exister un lyrisme de l’érudition ?

- Vous sentez-vous participer d’une filiation littéraire ou scientifique ?

- Les exemples de Marcel Raymond, de Georges Poulet, de Roger Caillois, de Gaston Bachelard, de Georges Canguilhem, d’Ernst Cassirer, etc. ont compté lors de mes débuts. Puis j’ai tenté d’inventer mon parcours. J’accepte qu’on dise que mon désir de comprendre s’inscrit dans la filiation de la philosophie des lumières. Je n’éprouve en tout cas aucun attrait pour l’irrationalisme raisonneur si répandu à notre époque.

- Y a-t-il un livre particulier, ou des auteurs, auxquels vous revenez régulièrement comme à une source ?
- Je suis beaucoup revenu à Rousseau. Mais sans le considérer comme ma source. C’est un irritant.

- Y a-t-il à vos yeux, malgré les formes d’expression variées, un «noyau» central commun à l’expression artistique ?

- Je tente plutôt d’écouter le son particulier de chaque voix, de percevoir le caractère particulier de la relation au monde et à autrui que chaque oeuvre (ou groupe d’oeuvres) établit. Nous unifions aujourd’hui sous la notion moderne d’art, des manifestations dont l’intention était très diverse: magique, religieuse, fonctionnelle, didactique, ou dégagée de toute finalité.

- Dans quelle mesure la littérature et la peinture peuvent-elles se vivifier mutuellement ? Et peut-on définir le «moment» où la première tendrait plutôt à parasiter, voire à stériliser la seconde ? Y a-t-il un «pur moment» de la littérature ou de la peinture ?

- Assurément, la lettre (que ce soit celle de la Bible, des mythologistes ou des historiens) a longtemps précédé et commandé l’image.La peinture d’histoire a survécu jusqu’à notre siècle, en se renouvelant et se métamorphosant, jusque dans l’art surréaliste. D’autre part tout un secteur de l’art d’avant-garde, qui ne suscite que peu de plaisir sensoriel, est inséparable des dissertations, souvent des boniments, qui l’expliqent et le légitiment. Avec un mode d’emploi sophistiqué, on peut proposer les pires pauvretés. C’est là que j’éprouve le plus vivement l’impression de «parasitage». Mais il y a, heureusement, des oeuvres de peinture qui établissent un rapport au monde et au spectateur sans passer par des relais intellectuels arbitraires. Je ne veux donc en rien jeter l’interdit sur une peinture qui «pense». Ce fut le cas de Poussin, de Delacroix, de Cézanne, de Klee...

- Les écrivains forment-ils une catégorie à part dans la critique d’art ?

- En France, la critique d’art est née avec le discours des artistes eux-mêmes, et avec Diderot. La ligne de crête de la critique d’art passe par Baudelaire. Ce sont des écrivains, et parfois des philosophes qui ont su poser, mieux que d’autres, le problème du sens de l’art. L’admiable Giacometti de Bonnefoy en est la preuve la plus récente.

- Comment un thème cristallise-t-il dans votre processus de réflexion ? Qu’est-ce qui vous a fait, par exemple, vous intéresser particulièrement aux rituels du don ? Pourriez-vous désigner le fil rouge courant à travers votre oeuvre ?

- Les thèmes qui me retiennent sont des composantes simples de la condition humaine: la perception que nous avons de notre corps, la succession des heures de la journée, l’acte du don, l’opposition du visage et du masque, etc. Je les considère à travers la diversité des expressions concrètes que j’en puis connaître, selon les moments de l’histoire. Ce qui me met en alerte, ce sont les contrastes, les différences, les mises en oeuvre qui varient à travers les divers moments culturels. Il s’agit donc de thèmes qui sont d’un intérêt très large, et dont les expressions révolues, les évolutions récentes pourront, si possible, mieux mettre en évidence notre condition présente. Pour ce qui concerne le noyau originel du livre sur le don (Largesse), mon attention s’est éveillée en constatant la répétition d’une même scène d’enfants pauvres qui se battent, en se disputant des aliments qu’on leur jette, chez Rousseau, Baudelaire et Huysmans. Il a fallu interpréter, déveloper une explication historique, réfléchir sur le système de rapports violents qui se manifestait dans ces textes. Des avenues s’ouvraient de toute part, avec, à l’horizon, les pauvres de l’âge moderne.

- Votre expérience en psychiatrie a-t-elle constitué un apport décisif à votre travail d’interprétation ?

- L’expérience du travail psychiatrique a été brève (à Cery, en 1957-1958). Mais j’en ai beaucoup retenu, pour mes activités ultérieures. La maladie mentale se manifeste en altérant la relation vécue. Ce qui est mis en évidence par la maladie, ce sont les états-limites, les souffrances de la relation. Mais il ne s’agit pas d’une relation différente de celle qui entre en jeu dans la vie normale, ou dans l’imaginaire de la fiction. La perturbation mentale révèle l’édifice de l’esprit humain (sa fragilité, ses excès, ses déficits).

- Avez-vous le sentiment d’écrire en Suisse et de participer de la littérature romande ?

- Je me sens Genevois, donc Romand, donc Suisse, donc Européen. J’avoue (en ce qui me concerne) ne pas bien savoir où commence et où finit la littérature romande. Mais il y a une cause à défendre: celle de nos compatriotes qui sont de grands écrivains de langue française (Ramuz, Cingria, etc.) et qui ne sont pas encore suffisamment reconnus et lus en France.

- La critique a-t-elle une fonction particulière à jouer dans l’univers de «fausse parole» que représente souvent la société médiatique ?

- L’analphabétisme gagne. Et l’antiscience (ou la pseudo-science). Il faut que des critiques, «littéraires» ou des «philosophes», s’obstinent à protester. Au temps du nazisme, la revue Lettres, à Genève, a pris pour épigraphe cette phrase que j’avais trouvée dans vauvenargues: «La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer». On peut le redire des diverses dégradations de notre temps qui se propagent au nom du «goût du public», de la «liberté d’expression» ou (en d’autres pays) de l’«identité nationale».

- Quel est selon vous, et particulièrement aujourd’hui, l’honneur de la littérature ?

- L’honneur de la littérature ? C’est de viser plus haut que le succès littéraire.

- Y a-t-il un jardin secret personnel dans votre oeuvre ? Ecrirez-vous des Mémoires ou nous cachez-vous un monumental Journal intime ?

- Mon seul jardin secret: des textes autrefois publiés en revue, qui ne me satisfont pas, mais que je n’oublie pas, et que je garde en instance de révision en attendant de les publier pour de bon... Parmi ceux-ci, quelques rares poèmes.

- Pasternak disait écrire «sous le regard de Dieu». Avez-vous le sentiment d’écrire sous un regard particulier ?

- Ecrire sous le regard de Dieu, quelle garantie ce serait ! Je n’ai pas cet orgueil. «Tu ne prononceras pas en vain le nom du Seigneur»...


Retour à Montparnasse

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Chemin faisant (126)

D’un rêve l’autre.– Rien n’aura été noté de ce premier séjour, mais ce doit être autour de Pâques 1961 que, pour la première fois, j’ai découvert Paris avec mes parents et un oncle sémillant, réalisant un début de rêve bohème dans la foulée de ces adultes à la fois timides (surtout mon père), inquiets de la dépense (ma mère en particulier) et plus ou moins décidés à s’en payer une tranche (mon oncle y poussant) à telle ou telle table ou dans quelque caveau de chansonniers – seul l’oncle se risquant à évoquer le Moulin Rouge, sans trop insister. Or je pensais déjà, quant à moi, à un tout autre Paris.
Des fenêtres de la seconde classe du train, le spectacle de la France de l’époque m’avait impressionné par ses derniers vestiges de destruction de la guerre, et la chambre qu’avait réservée mon père à Suresnes n’était guère du genre romantique, réalisant le genre de la thurne pour commis-voyageurs à la Simenon, aux fenêtres donnant sur un canal malodorant et dont ma mère avait relevé la propreté douteuse, en tout cas sous les lits...

Utrillo_Lapin agile-sous-la-neige.jpgUtrillo, poète des vieux murs.- Cependant le Paris dont je rêvais alors tirait bel et bien son charme de ces aspects décatis qu’avait évoqués « mon » peintre préféré d’alors, ce Maurice Utrillo dont les toiles chantaient les murs lépreux ou noircis, les humbles ruelles ou les rampes poussiéreuses ou verglacées des hauts de la Butte que sommait la coupole vaguement hindoue du Sacré-Cœur.
Tel était aussi bien le vrai Paris à mes yeux :le Paris de Verlaine et du Lapin agile, de Cendrars à Montparnasse et des rapins de la Grand Chaumière dont ma première veste en velours côtelé marquait mon désir encore discret de leur ressembler…

6db1c17a077a60a32e2853c3bd2eca74.jpgMon Paris rêvé s’était nourri, en outre, entre douze et treize ans, des milliers de vers de Baudelaire et Verlaine, Rimbe aux semelles de vent, Jammes avec deux m et Laforgue, Apollinaire et autres Torugo, que j’avais mémorisés le Diable sait pourquoi et qui me revenaient à travers Brassens et Léo Ferré dont mes chers parents s’effarouchaient de la verdeur mal peignée - enfin quoi l’Artiste à mes yeux se devait de crever la dalle et se répétait, à l ’instar du Rodolphe de La Bohème,« Dans ma soupente /on a la gueule en pente »…

Villa des artistes.– Un siècle plus tard le cliché du Montparnasse bohème peut sembler aussi éculé que celui de Montmartre, mais je n’en démords pas quant à mon rêve, et je me réjouis de retrouver ce soir, rue de la Grande chaumière, dans les couloirs de l’hôtel aux motifs recyclant tous les grands noms de l’art et de la poésie, de Magritte à Nicolas de Staël en passant par Man Ray et Modigliani, Miller et Fitzgerald, ma carrée anthracite au plafond stellaire annonçant la couleur sur la porte avec cette citation de René Magritte : « Rien n’est confus sauf l’esprit »…

C’est pourtant l’esprit clair que nous aurons passé la soirée, avec mon compère le Savoyard, rencontré sur Facebook et avec lequel nous échangeons depuis de semaines par Messenger, à une table de cet autre mythe survivant que figure la Brasserie La Coupole où nous nous sommes retrouvés pour la première fois en 3 D avant de nous régaler de foie de veau au Banyuls arrosé de Brouilly, en parlant du New York de Céline et de tant de nos lectures (je lui ai fait découvrir Christoph Ransmayr et il m’a révélé Antonio Moresco) qui n’en finissent pas de revisiter les mythes millénaires et de le revivifier - de nous faire vivre les 5000 vies, ajoutées à la nôtre par les livres, qu'évoquait un certain Umberto Eco...

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Déchéance et rédemption

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Chemin faisant (127)

Le clodo et la fille merveilleuse. - Comment ce pauvre type en est-il arrivé là ? me demandais-je hier soir, sur le quai du métro à la station Montparnasse-Bienvenüe, en observant un vieux béquillard en pauvre camisole trouée et le bas du corps dissimulé par une espèce de méchant pardessus, sous lequel j’entrevis bientôt des fesses nues tandis que se répandait une immonde odeur d’aigre pissat dont le filet s’étendait au pied du personnage.

Mais quelle histoire était donc la sienne ? me dis-je à l’instant en pensant au protagoniste de la Fable d’amour d’Antonio Moresco,vieil homme perdu, autre « déchet humain » en guenilles et à la rue, qui ne se rappelle même plus ce qu’il a été avant sa déchéance : armateur ou champion automobile, savant ou grand écrivain ?

Georges Simenon, qui les connaissait bien, affirmait que nombre de clochards, notamment à Paris, se retrouvent à la rue par choix et parfois plus que par nécessité. J’y resongeai ces jours en croisant plusieurs fois le regard éperdu d’un tout jeune SDF à quelques pas de la brasserie La Coupole, auquel j’ai filé la pièce sans penser un instant, pour autant, qu’il était là par choix. Une chose est en effet de se trouver au bout du rouleau après une vie plus ou moins ratée, et tout autre chose d’être down and out à vingt ans et des poussières…

12517031_10153393462053105_495534322_o.jpgCe qui est sûr, c’est que le béquillard compissé de Montparnasse-Bienvenuë, hier soir, n’attirait que des regards dégoûtés ou réprobateurs, tandis qu’un ange a été envoyé au désespéré de Fable d’amour, sous l’aspect d’une « fille merveilleuse » qui l’aborde un jour et l’enjoint de la suivre, l’emmène dans son petit chez elle et s’affaire longuement, après l’avoir aidé à se dépouiller de ses hardes puantes, à le laver et le rincer, gratter ses croûtes et traquer ses poux et autres morpions, tout ça au fil d’une scène d’une saisissante pureté – mais ou frères et sœurs CELA existe...

Panopticon.jpgLe voile et le sabre.– Ce qui est moins sûr, à mes yeux en tout cas, c’est que le Dieu des islamistes radicaux existe.
Du moins est-ce ce que j’aurai pensé, une fois de plus, en assistant hier à la projection du film Salafistes, rue Monsieur-le-Prince où vécut un certain Blaise Pascal, n’y entendant parler que d’un potentat céleste ordonnant surveillance et punition, dénonciation du moindre péché des autres (les pécheurs sont toujours les autres, surtout quand ils sont de nature intrinsèquement impure, tels les femmes ou les homos) et châtiment sévère mais juste : la main du voleur tranchée pour son bien, les femmes fouettées ou lapidées en public, les homos précipités du haut des murs et pour tous autres mécréants aux yeux de ce Dieu-là (ou plutôt à ceux de ses prétendus fidèles), pour leur bien aussi cela va sans dire : le sabre ou la balle dans la nuque.

Or on l’aura remarqué dans la foulée : pas une femme dans Salafistes, saufquelques-unes aussitôt sommées de se voiler, ou cette unique maligne Malienne sûrement sorcière - mais que deviendrait en ces lieux la « fille merveilleuse » du vieil Antonio ?

La voix de Maliga . – La vieille Maliga, du fond de sa cambrousse camerounaise, pourrait peut-être répondre à cette question vu qu’elle a gardé, sous son cuir tanné par les années et les épreuves, son coeur de « fille merveilleuse ».

Cette Maliga-là, qui ponctue ses discours de « voiiiilààà ! » comme personne, je l’ai d’abord rencontrée dans un manuscrit que m’avais fait lire mon piaffant poulain littéraire connu sous le nom de Max Lobe - alias Maxouille dans les bas-quartiers et autres mauvais lieux de la cité de Calvin, ou pour moi Maxou l’Bantou -, et voici que sa voix me revient, au détour des rues de Paris, ou sur l’esplanade des Tuileries où ses frères ou cousins vendent des petites Tours Eiffel et autres colifichets, par ces Confidences qui mêlent vie bonne et colère, douleur profonde et chansons, pleurs et zumba…

La voix de Maliga, c’est la voix de l’humanité dépouillée des trop beaux atours de la rhétorique et des masques jetés sur les faits avérés, des mensonges des idéologues et des histoires arrangées au nom des Grandes Idées non incarnées et autres dieux manipulés par les pouvoirs divers.

Citant L’énigme du retour de Danny Laferrière, Max le Bantou fait sienne cette observation qu’à mon tour je fait mienne en errant dans mes souvenirs parisiens d'une cinquantaine d'années, avant de regagner le bord de ciel où m’attend ma bonne amie Lady L : « On naît quelque part, si ça se trouve, on va faire un tour dans le monde, voir du pays comme ondit, y rester des années parfois, mais, à la fin, on revient au point de départ »…

Antonio Moresco. Fable d'amour. Traduit de l'Italie par Laurent Lombard. Verdier, 124p.
Max Lobe. Confidences. Zoé, avec une lettre d’Alain Mabanckou en postface, 284p. ,2016

Images: Philip Seelen et JLK

Ceux qui font révérence à la vie

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littérature

Celui qui se convertit tous les matins / Celle qui attire la lumière / Ceux qui méditent jusque dans les encombrements du Centre des Affaires / Celui qui active ses glandes salivaires en songeant à l'avenir de son fils adoptif Zébulon / Celle qui pense en termes de cycles / Ceux qui en ont assez de s’abaisser / Celui qui ressent à fleur de peau les ondes néfastes diffusées par les voyageurs de l'autobus de ceinture No 33 / Celle qui se met dans la peau des autres / Ceux qui ont des problèmes de peau / Celui qui vit Cézanne comme une polyphonie silencieuse / Celle qui va découvrir Naples / Ceux qui se sont enfin rencontrés / Celui qui gère son angoisse (dit-il) / Celle qui cherche toujours un petit coin de ciel bleu / Ceux qui ne se remettent pas d’une séparation / Celui qui égrène son chapelet devant le Temple du Sexe / Celle qui pense être libérée à mort / Ceux qui font régner le froid dans les assemblées paroissiales et les clubs de bridge / Celui qui ne sort jamais sans son carnet de notes / Celle qui appelle Paul Eluard : grain d’elle / Ceux qui se positionnent au niveau du groupe / Celui qui ne signe jamais ses tableaux / Celle qui aime les vieillards pensifs / Ceux qui se retiennent de moucher les idiots / Celui qui sent l’indulgence le gagner dès 5h. du matin / Celle qui chante toute seule / Ceux qui économisent pour leurs petits-enfants / Celui qui se sent prêt à LA rencontre de sa vie / Celle qui savait que Jean-Marcel la suivrait au bout du monde / Ceux qui errent entre les tombes / Celui qui pense sérieusement que la vie est un gag / Celle qui va de musée en musée / Ceux qui voient partout l’Ennemi, etc.    

Un autre Paris

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Pour un plat de lentilles.- J'étais censé me montrer un peu social ce soir à Paris, n'était-ce qu'à participer une heure durant à une festivité littéraire en un Centre culturel officiel de l'espèce que j'exècre viscéralement depuis et pour toujours, et pourtant non: mes ailes n'ont pas voulu m'y porter, mes rotules rouillées ont gémi et mon âme s'est rebiffée, de sorte que je me suis fait porter pâle en termes évasifs pour mieux repartir de par les rues et les quais et les places et les jardins et les cours et les galeries, de librairie en librairie et d'une fontaine à l'autre, revenant à la rue de la Félicité de mes jeunes années ou les cafés algériens sont devenus chinois, traversant le parc Monceau plein d'enfants à gouvernantes stylées, redescendant vers la Seine puis la rue de Seine en suivant imaginairement en fin de journée la claudiquante silhouette de Paul Léautaud aux cabas remplis de pain sec et de tripes variées pour ses vingt chiens et ses trente chats, jusqu'à cette brasserie jouxtant le jardin du Luxembourg où j'ai fait station et me suis commandé un petit salé au lentilles qu'arroserait bien un pichet de Brouilly - je me rappelai le "haricot bien gras de Molière", et bien assis, loin de nos sociables gendelettres du Centre culturel fameux, je repris la lecture des Divertissements de Marcel Jouhandeau consacrés notamment au plus fraternel des grand écrivains de France non pédante, à savoir Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière.

L'oeil du peintre. - Le même Jouhandeau note, à propos de La Bruyère, ceci qui m'a rappelé, en 1974, la découverte du peintre polonais Josef Czapski à la Galerie Lambert, et ce choc précisément décrit: "Quand on a visité une exposition de peinture et que le peintre, dont on vient d'admirer les toiles, a une grande personnalité disons une optique à lui, une vision des choses et des gens qui lui est propre, longtemps (c'est plus fort que soi) on en reste imbu, au point que tout ce qu'on voit se déforme, se conforme à la mode, disons, se modèle sur ce qu'il verrait à notre place".
Or c'est, très exactement, ce que j'aurais ressenti après avoir vu cette première exposition du peintre polonais aux cadrages tellement inhabituels et aux couleurs si véhémentes nous révélant comme une nouvelle image de la réalité la plus ordinaire, à commencer par celle des rues et des quais de métro de Paris.

Floristella7.jpgLe réel transfiguré.- Depuis lors nos regards se sont multipliés, puisque ma bonne amie partage ma passion pour Czapski et son ami Thierry Vernet: les toiles que nous possédons de ces deux-là nous font mieux voir par leurs regards et, chaque fois que nous sommes à Paris ou en Provence, en Italie ou dans nos régions lémaniques où tous deux ont passé, nous voyons des Czapski et des Vernet, sans compter les Stephani que nous a laissés la compagne de Thierry.
Enfin voici que, revenant ce soir de la Brasserie du Luxembourg, je croise un passant solitaire à longue pèlerine rouge et lourde écharpe vert électrique dans le plus pur style Czapski, avant de découvrir une brumeuse enfilade de rues nocturnes dont l'ombre bleu sombre est comme mouchetée de flammes oranges, tout à fait dans la manière de Vernet - et je me promets dans la foulée de me pointer demain au Jardin des plantes, où je sais que m'attend une vision de Floristella...

Peintures: Thierry Vernet, Josef Czapski, Floristella Stephani. Portrait de Paul Léautaud.

Ceux qui font révérence à la vie

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Celui qui se convertit tous les matins / Celle qui attire la lumière / Ceux qui méditent jusque dans les encombrements du Centre des Affaires / Celui qui active ses glandes salivaires en songeant à l'avenir de son fils adoptif Zébulon / Celle qui pense en termes de cycles / Ceux qui en ont assez de s’abaisser / Celui qui ressent à fleur de peau les ondes néfastes diffusées par les voyageurs de l'autobus de ceinture No 33 / Celle qui se met dans la peau des autres / Ceux qui ont des problèmes de peau / Celui qui vit Cézanne comme une polyphonie silencieuse / Celle qui va découvrir Naples / Ceux qui se sont enfin rencontrés / Celui qui gère son angoisse (dit-il) / Celle qui cherche toujours un petit coin de ciel bleu / Ceux qui ne se remettent pas d’une séparation / Celui qui égrène son chapelet devant le Temple du Sexe / Celle qui pense être libérée à mort / Ceux qui font régner le froid dans les assemblées paroissiales et les clubs de bridge / Celui qui ne sort jamais sans son carnet de notes / Celle qui appelle Paul Eluard : grain d’elle / Ceux qui se positionnent au niveau du groupe / Celui qui ne signe jamais ses tableaux / Celle qui aime les vieillards pensifs / Ceux qui se retiennent de moucher les idiots / Celui qui sent l’indulgence le gagner dès 5h. du matin / Celle qui chante toute seule / Ceux qui économisent pour leurs petits-enfants / Celui qui se sent prêt à LA rencontre de sa vie / Celle qui savait que Jean-Marcel la suivrait au bout du monde / Ceux qui errent entre les tombes / Celui qui pense sérieusement que la vie est un gag / Celle qui va de musée en musée / Ceux qui voient partout 12747975_10208756673381047_7998716030541632661_o.jpgl’Ennemi, etc.10371727_10208744563758314_5107644379540374706_n.jpg12747529_10208756672141016_7687205135699972988_o.jpg

Images: JLK

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