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Highsmith en eaux profondes

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Graham Greene la considérait comme « un poète de l’appréhension », et Patricia Highsmith avouait elle-même qu’elle ne s’intéressait guère à la littérature policière. Rencontre (en 1988) à Aurigeno, avec l’auteure de Catastrophes…

En dépit de la célébrité que lui ont valu ses romans et ses recueils de nouvelles, notablement amplifiée par les adaptations cinématographiques de ses livre (signées Hitchcock, Clément, Wenders, Miller ou Chabrol, notamment), l’œuvre de Patricia Highsmith demeure relativement mal connue, à tout le moins sujette à malentendu. On croit avoir tout dit, à propos de son auteur, en lui donnant du « maître du suspense », et la présentation de ses livres ne laisse d’accentuer l’impression qu’il s’agit là strictement de littérature policière.

Or, même s'il n’y a pas de vergogne à cela, le fait est que l’écrivain nous passionne pour d’autres motifs que des intrigues bien filées à cadavres dans le placard. Ainsi, celle que Graham Greene qualifiait de « poète de l’appréhension » est-elle surtout la plus sensible et pénétrante observatrice des situations sociales contemporaines et un témoin conséquent des névroses actuelles. Son regard apparemment impitoyable procède à vrai dire d’une sensibilité exacerbée et d’une profonde tendresse pour tous ceux-là qui subissent le poids du monde en général, et les atteintes de l’humaine vilenie en particulier.

Highsmith8.JPGAvec Le Journal d’Edith, Patricia Highsmith a brossé un inoubliable portrait de femme esseulée à l’époque de la guerre du Vietnam. Et de même L’Empreinte du faux, que l’on considère volontiers comme son meilleur roman, relève-t-il de la littérature psychologique la plus subtile. En outre, à côté de petites merveilles, comme on en trouve à foison dans les recueils de nouvelles de L’Amateur d’escargots, du Rat de Venise, de L’épouvantail ou du Jardin des disparus, entre autres, Patricia Highsmith a progressivement développé un registre d’observation qui fait d’elle, avec des romans tels Eaux profondes,Ces gens qui frappent à la porte ou encore Une créature de rêve, la portraitiste la plus aiguë de l’Amérique moyenne en sa conformité de fauteuse de déprimes.

12792114_10208774008454413_2879358504998013929_o.jpgUne visite à Aurigeno

Patricia Highsmith habite une assez modeste demeure de pierre, au revers ombreux d’une vallée de la Suisse italienne, entre une large rivière aux eaux lustrales et d’austères contreforts montagneux couverts de châtaigniers. Deux chats, une cheminée, un minuscule atelier à écrire donnant sur une bande de ciel limpide au-dessus des monts enneigés ; solitude, silence, simplicité, et pas un soupçon d’esbroufe non plus dans la conversation de l'écrivain.

- Dans quelles circonstances avez-vous commencé d’écrire ?

12795057_10208774008814422_7682430191976891537_o.jpg- Vers l’âge de 15 ans, j’ai écrit un long poème, d’un ton très romantique, resté sans suite. Puis, à seize ans, je me suis mis à écrire des nouvelles, assez timidement, pour le journal du collège. C’était le même genre d’histoires que j’écris aujourd’hui. L’une d’elles racontait l’histoire d’un homme qui prend une jeune fille en auto-stop. Rien de méchant n’advenait finalement, mais c’était bel et bien un écrit « à suspense », comme on dit. Certaines de ces nouvelles ont été reprises telles quelles dans L’Amateur d’escargots, comme Les larmes d’amour,évoquant les chamailleries féroces de deux vieilles dames. Je l’ai écrite à dix-sept ans. En ce temps-là, ma famille vivait à Gramercy Park, à New York, et il y avait là de charmantes vieillardes très riches qui m’ont donné cette idée. À dix-neuf ans, j’ai écrit L’héroïne, l’histoire de la jeune gouvernante qui, pour monter son dévouement en assumant le sauvetage des enfants dont elle a la charge, met le feu à la maison de ses employeurs. Mais le journal de l’université n’en a pas voulu, la jugeant trop violente.

- Vos parents voyaient-ils votre vocation littéraire d’un bon œil ?

- Pas spécialement. Mais comme ils étaient eux-mêmes très indépendants (ma mère était dessinatrice de mode), ils me laissaient faire ce que je voulais de mes loisirs.

- Avez-vous eu des maîtres à écrire, ou y a-t-il eu des écrivains qui vous aient influencée d’une manière ou de l’autre ?

- Je n’ai été l’héritière de personne, ni n’ai singé quiconque. Dans mes lectures de jeunesse, j’ai beaucoup aimé Dickens et Dostoïevski, ainsi que Henry James, mais plus pour leur façon de penser que pour leur style.

Highsmith17.jpg- Comment L’Inconnu du Nord-Express, votre premier livre, a-t-il été accueilli ?

- J’ai eu de la chance. En premier lieu, je n’ai pas eu de peine à trouver un éditeur. Et puis, après qu’une note l’eut signalé dans le New Yorker, Alfred Hitchcock en a aussitôt acquis les droits, pour en tirer son film en 1951, deux ans après la sortie du livre.

- Êtes-vous satisfaite des adaptations de vos livres au cinéma ?

- Il y en a d’excellentes, comme les deux films qui ont été réalisés récemment par la télévision allemande, d’après Le cri du hibou et Eaux profondes. Et puis il y en a d’autres qui m’ont décue, comme l’adaptation du même Eaux profondes par Michel Deville, dont je n’ai pas compris la fin. Depuis lors, j’exige de voir le synopsis. Ce que j’avais demandé pour Le cri du hibou de Chabrol, dont j’ai reçu le script un peu tard…Bref, à l’heure qu’il est, j’ai six propositions concernant Une créature de rêve, mais aucune ne me paraît convenir.

- En règle générale, pensez-vous que la critique vous rende justice ?

- Je viens d’avoir la très heureuse surprise, dans la livraison de janvier 1988 du New Yorker, de lire une présentation de mon œuvre, signée Terrence Rafferty, qui s’étend sur trois pleines pages. C’est bien la première fois en quarante ans. Parce qu’il faut dire que je subis le contrecoup de cette manie, particulièrement marquée aux Etats-Unis, de tout classer et étiqueter. En ce qui me concerne, je n’ai jamais décidé d’écrire des histoires « criminelles ». Je ne choisis pas mes sujets en fonction d’un goût quelconque du public, et je ne me suis jamais intéressée non plus à la littérature policière du genre de celle d’Agatha Christie. Simplement, j’écris ce que je ressens, qui détermine mon besoin de l'exprimer. D’ailleurs, vous aurez remarqué que des livres tels que Le Journal d’Edith, L’empreinte du faux ou Une créature de rêve n’ont rien à voir avec le genre policier.

Highsmith25.JPG- À propos du Journal d’Edith, justement : quel en a été le point de départ ? Aviez-vous une idée claire de ce que vous alliez y dire au moment de l’entreprendre ?

- Oui, j’ai besoin de savoir où je vais, même si je m’écarte évidemment de tel ou tel plan initial. En ce qui concerne Le Journal d’Edith, il y avait en outre la nécessité de se documenter sur les aspects politiques de l’époque. Quant aux thèmes que j’entendais aborder, il y en avait trois : le traumatisme représenté par la guerre au Vietnam ; la dérive de Cliffie, le fils d’Edith, qui incarne d’abord tous les espoirs de celle-ci, et finit par dérailler comme tant d’adolescents fuyant dans l’alcool, la drogue ou les positions extrémistes ; enfin la situation d’Edith elle-même, trompée et exploitée comme l’ont été tant de femmes en dépit des beaux discours sur la libération qui se tenaient alors dans les milieux les plus « éclairés ».

Highsmith4.JPG- Vous paraissez vivre loin de tout, et cependant vous abordez, et dans les nouvelles de Catastrophes plus que jamais, des thèmes très actuels. Vous restez donc attentive à ce qui se passe dans le monde…

- Il est vrai que je ne fréquente guère les endroits où il faut se faire voir, à commencer par le milieu littéraire où je n’ai que quelques amis éditeurs. En fait, je préfère la fréquentation des peintres à celle des écrivains. Cela dit, je me tiens au courant de l’actualité, par les journaux et la radio, mais je n’ai pas de télévision chez moi, faute de temps et crainte aussi de voir du sang. Actuellement, je suis écoeurée par ce qui se passe dans les territoires occupés. Plus précisément j’ai honte de voir mon pays, les Etats-Unis, consacrer tant d’argent à la politique de génocide d’Israël. Quant aux nouvelles de Catastrophes, il est évident que certaines d’entre elles ont également exigé une documentation précise. J’ai donc préparé des dossiers avec des coupures de presse dont je me suis amplement servie. Ainsi en va-t-il de l’histoire où il est question du scandale de l’élimination des déchets nucléaires, ou de celle qui évoque la gabegie régnant dans certains pays africains.

- Qu’aimeriez-vous apporter à votre lecteur ?

- J’espère lui donner un certain plaisir, et peut-être une nouvelle façon de voir les choses, qui sait ? Peut-être même un soutien, un bonheur ici et là, ce qui n’est pas négligeable, je crois, par rapport à la vie si pesante parfois.

- Et de votre côté, qu’attendez-vous de votre lecteur ?

- Je ne crois pas être en droit d’exiger de lui quoi que ce soit. Si je ne suis pas capable de le captiver, c’est de ma faute. J’espère cependant que mes lecteurs ne sautent pas de paragraphe…

- Pensez-vous que la littérature puisse être engagée ?

- Il le faudrait, mais j’insiste sur ce conditionnel. Peut-être un Albert Camus y est-il parvenu ? Mais quant à moi, je ne m’en soucie guère. À vrai dire je suis sceptique à cet égard. Disons que cela devrait pouvoir se faire, le plus efficacement, par la satire…

- Quelles sont les qualités humaines que vous préférez ?

- La patience et l’honnêteté.

- À lire beaucoup de vos histoires, l’on pourrait s’imaginer que vous êtes cruelle et pessimiste. Qu’est-ce à dire ?

- Je ne crois pas être cruelle. J’essaie plutôt de n’être pas trop sentimentale. Je pense que je suis partagée entre le pessimisme et certain espoir. Mais savoir ce qui prédomine…

- Si l’on vous offrait de vous réincarner sous une forme animale, laquelle choisiriez-vous ?

- J’aimerais être un éléphant, dans son milieu naturel. Ou bien un petit poisson dans un récif de corail. Mais je préfère, à tout prendre, l’idée de l’éléphant, à cause de son intelligence et de sa longue vie…

- Si un enfant vous demandait de décrire Dieu, que lui diriez-vous ?

- Je lui dirais que c’est un nom qui signifie beaucoup de choses. Je lui dirais que Dieu a été inventé par l’homme primitif qui cherchait à surmonter sa peur des éléments, parce que c’est ce que je crois. Je lui dirais aussi que chacun devrait être respectueux de tous les dieux que tous les peuples ont inventés et vénérés. Je lui dirais également que n’importe quel dieu peut devenir le réceptacle du « bien » et de la vertu ou de la morale au sens courant, mais est-ce qu’un enfant comprendrait de telles notions ? Enfin je pense que j’essayerais de lui expliquer que, tout au moins idéalement, un aspect important de l’idée de Dieu, exprimé par la Bible, se résume en le respect de son semblable.


L’exorcisme du pire

À propos de Catastrophes.

Ce sont d’affreuses histoires qu’on lit avec une étrange délectation. Est-ce morbidité de notre part ou défoulement en douceur de quelque cruauté sadique ? Ce qui est sûr, c’est que la volupté du cauchemar s’empare du lecteur…

Comme dans les nouvelles non moins cruellement admirables d’un Paul Bowles, c’est toujours le pire qui arrive dans ces Catastrophes,dont le titre original précise qu’elles sont tantôt « naturelles » et tantôt « non naturelles ». La nature est certes très présente dans les dix récits du recueil, mais il va de soi que l’auteur ne va pas se contenter de nous ressortir les bon vieux typhons, séismes et autres calamités naturelles de sa boîte à malice. Ce n’est pas l’horreur brute ou l’arbitraire dévastateur qui l’intéresse, mais bien plutôt les ravages de l’ancestrale arrogance humaine.

Des médecins autrichiens se livrent, sur des cancéreux, à des expérienvces aboutissant à la prolifération d’excroissances monstrueuses, qui ressurgissent de terre après l’ensevelissement des cadavres. Une baleine magnifique se transforme en torpille vivante après s’être empêtrée dans un champ de mines. À Manhattan, un building flamboyant, véritable symbole de l’hygiène absolue est envahi par des cafards géants. Ou bien c’est une apocalypse nucléaire provoquée par un caprice de la femme du président des Etats-Unis...

Il y a quelque chose du conte « panique » dans ces histoires où l’on tremble en effet comme chez les frères Grimm ou chez Perrault, avec un mélange d’effroi et de fascination. De surcroît, la satire y atteint des sommets, moins marqués jusque-là chez Patricia Highsmith.

Cependant, au-delà de la charge corrosive à connotations politiques, la nouvelliste fait passer une émotion plus profonde, qui relève d’une protestation de moraliste. Jamais, pour autant, elle ne donne dans le genre édifiant. Pas vraiment son genre : tout dans l’ « understatement ». Et cependant elle en dit, des choses, Patricia Highsmith, sur notre sacrée espèce et notre drôle d’époque, de sa position décentrée qu’on pourrait dire « du côté de la vie »…

Patricia Highsmith. Catastrophes. Nouvelles traduites par Jacqueline Robert et Annie Saumont. Calmann-Lévy, 1988.

(Cet entretien avec Patricia Highsmith a été réalisé le 19 février 1988 à Aurigeno, en Suisse italienne. L’ensemble de la présentation a paru dans le Magazine littéraire, en septembre 1988).

Indispensable:

En 1994 a paru, sous le titre général de Dernières nouvelles du crime, un volume de la collection Bouquins, chez Robert Laffont, rassemblant huit recueils de nouvelles de Patricia Highsmith, préfacé par Gabrielle Rolin. Y figurent L'Amateur d'escargots, Le rat de Venise, Toutes à tuer, L'épouvantail, La proie du chat, Le jardin des disparus, Les sirènes du golf et Catastrophes.

Ce recueil fait suite à la publication, à la même enseigne, d'une premier volume consacré aux romans de Patricia Highsmith, à savoir: L'inconnu du Nord-Express, Monsieur Ripley (Plein soleil au cinéma), Ripley et les ombres, Ripley s'amuse (L'ami américain au cinéma) et Sur les pas de Ripley.

Un film documentaire intéressant a été consacré à Patricia Highsmith par Philippe Kohly. Info pour commande: www.dvdpoche.com.

Patricia Highsmith, née le 19 janvier 1921 au Texas, est décédée le 2 février 1995 à Locarno.


Le verbe en verve

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Chemin faisant (128)

Génie des noms.– Proust a évoqué mieux que personne la magie et la musique des noms de France noble ou populaire, et Paris en a été de tout temps, et en reste aujourd’hui, un prodigieux creuset.

J’ai quitté ce matin la rue de la Grande Chaumière pour me retrouver à la Butte-aux-Cailles en remontant la rue des Cinq Diamants. Je ne sais ce qui m’a amené un jour dans ce quartier un peu décentré du XIIIe arrondissement cher à l'ami Pierre Gripari : peut-être ce seul nom détourné, sur l’enseigne d’un café récent, en Butte-aux-piafs, ou peut-être le désir de voir à quoi ressemblait la place Paul Verlaine, au milieu de laquelle un puits de l’eau la plus pure, tirée de plus de six cents mètres de profondeur, filtrée par les sables et réchauffée par les entrailles de la terre mère, désaltère et garantit, aujourd'hui encore, longue vie aux gens du quartier ?

IMG_1898.jpgVannes de Gavroche. – Depuis les premiers graffitis rabelaisiens adornant les trop sorbonnicoles ou sorbonnagres murs du temple dela scholastique, relancés de générations en générations depuis Alcofribas Nasier jusque sur les barricades de la Commune et du Quartier latin en mai 68 où l’on crut bon de réaffirmer que « les murs ont la parole », le Gavroche parisien n’a cessé de réinventer l’art de la vanne ou du horion, du lazzi ou de la pique signifiant pis que pendre, et c’est avec certain ravissement que j’ai vérifié ces jours, dans ces quartiers point trop touchés par l’aplatissement et l’avachissement du luxe ou de la fonctionnalité bétonnée, entre le Montrouge de Robert Doisneau et le Ménilmontant de Carné et Prévert, moult inscriptions murales réjouissantes et autres saillies verbales ou graphiques.

IMG_1907.jpgGouaille des murs. - Loin de moi l’intention de me la jouer Jack Lang en donnant trop de galon bourgeois à l’art du tag, qui n’en demande pas tant, mais le fait est que les murs parlent, et pas que dans les quartiers dits pittoresques; et j’ai gardé comme une relique la petite photo que m’a envoyée un jour mon ami Thierry Vernet, d’une inscription en grandes lettres sur un mur des hauts de Belleville : LES MURS DE BABYLONE NE NOUS FONT PLUS BANDER ; surtout m’a épaté, pour en revenir à la Butte-aux-Cailles, la foison de peintures punkoïdes d’une fantaisie brute qui se retrouve désormais un peu partout, de l’Italie de Ceronetti au Bronx de Basquiat, mais avec ce ton Titi propre à Paname...

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Images: JLK

What's new Mister Rushdie ?

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Salman le magnifique

Brûlot illisible que Les versets sataniques de Salman Rushdie ? Non :roman baroque, fascinant ! Retour en 1989...

 

Tout a été dit sur Les versets sataniques de Salman Rushdie, tout et n’importe quoi, s’agissant de gens qui n’en avaient pas lu la première ligne. 

 

5fc2be0e-cd01-11e1-9950-d358ffddeef2-493x528.jpgDepuis le début de l’affaire Rushdie, une sale petite rumeur, dont il serait intéressant de débusquer l’origine, poursuivait sa basse besogne de sape : comme quoi Les versets sataniquesétaient « un livre illisible » et de surcroît « à peuprès nul sur le plan littéraire ».

 

Ne craignant pas le ridicule, les colporteurs de telles petites phrases empoisonnées présentaient Salman Rushdie comme un inconnu alors que Les enfants de minuit, son deuxième livre, obtint en 1981 le Booker Prize, plus importante distinction de la scène littéraire britannique, que La Honte fut consacré à Paris, en 1984, par le Prix du meilleur livre étranger, que l’écrivain est traduit dans le monde entier et que Les versets sataniques ont été salués, en Angleterre et aux Etats-Unis, comme son meilleur livre.

 

Unknown.jpegLivre «illisible » que Les versets sataniques ? Pas plus que les romans de Garcia Marquez ou de Günter Grass, de Vargas Llosa ou de Nabokov ! Mais pour être honnête, reconnaissons qu’il n’est pas facile. Roman du choc des cultures et du melting-pot des langages, il est tissé de références et d’allusions dont toutes ne sont pas compréhensibles du premier coup, notamment en ce qui concerne les rêves mystiques d’un des deux protagonistes. En outre, l’invention verbale qui caractérise son écriture profuse, voire parfois touffue, ne passe pas toujours très heureusement dans notre langue analytique, et d’autant moins que la traduction accuse des  faiblesses. Enfin, le passage incessant du réalisme au fantastique ne peut que désorienter un lecteur formé au rationalisme occidental. Cela étant, moyennant un petit effort d’adaptation, le lecteur attentif aura tôt fait de reconnaître, dans ce roman picaresque mêlant poésie et satire, étude de moeurs et débat philosophico-religieux, fresque sociale et quête d’identité, une ouvred’envergure prenant place au premier rang de la création littéraire contemporaine.

Les deux lignes de force du roman suivent les tribulations des deux protagonistes, tombés du ciel aux abords de Londres à la suite de l’explosion d’un Boeing revenant de Bombay et détourné par des terroristes.

 

Le premier de ces deux personnages, Gibreel Farishta, est une vedette du cinéma« théologique » indien, spécialisé dans les rôles de dieux hindous, qui a perdu la foi à l’occasion d’une grave maladie et se trouve hanté par moult visions mystique à la suite de sa chute considérable. Et quant au second compère, Saladin Chamcha, c’est un « assimilé » qui a fait ses écoles en Angleterre avant d’y devenir acteur-bruiteur (il prête sa voix aux pubs télévisées) au risque de déplaire à son formidable paternel, riche marchand de bouse industrielle et fondu en superstition religieuse.

 

Une fois brossés les portraits savoureux de ces deux personnages, dans les splendides cent premières pages, l’auteur fait ensuite alterner le récit des mésaventures de Saladin dans une Angleterre thatchérienne qu’il ne ménage pas plus que sa « chère et maudite Inde » natale, et les rêves délirants de Gibreel, lesquels nous transportent d’une ville imaginaire du désert à un pèlerinage à La Mecque…

 

Quant au dernier chapitre du roman, il est consacré aux retrouvailles de Saladin (double partiel probable de l’auteur) et de son père. Sans donner dans la sentimentalité facile, Salman Rushdie exprime alors les sentiments contradictoires, voire déchirants, de celui qui est allé jeter ailleurs ses racines sans renier sa terre d’origine, avec un mélange singulier d’humour et d’émotion qui nous le rend très attachant.

 

Rendre compte en quelques lignes des 585 pages de ce livre foisonnant est évidemment une gageure. Se lecture est une traversée parfois déroutante, mais captivante pour l’essentiel.

Salman Rushdie, Les versets sataniques. Christian Bourgois, traduit de l’anglais par A. Nasier,alias (sic) F. Rabelais.

 

Salman le maudit

Sur un malentendu d’époque.

 

À quoi tient la condamnation à mort de Salman Rushdie ? À lire Les versets sataniques, dont le titre n’est d’ailleurs guère représentatif de l’ensemble du livre, nous n’y aurons vu qu’une qu’une charge lancée contre les aspects dégradés d’une religion et ses faux prophètes, la superstition la plus primaire et ses manifestations aberrantes.

 

Rushdie blasphémateur ? Sans doute s’en prend-il aux dieux imposteurs et à tel Imam en exil obsédé par la pureté, qui spécule sur la haine de son peuple à l’encontre d’un pouvoir abusif. Mais ce n’est là qu’un aspect des Versets sataniques, qui en appellent explicitement à plus de lucidité et de générosité.

 

Or, avez-vous lu Sade, conchiant le christianisme ? Avez-vous lu Voltaire en son Dictionnaire philosophique ? À côté de ceux-là, Rushdie fait figure de galopin !

 

L’évidence, c’est qu’on voudrait faire taire ce fils maudit, trop intelligent pour se tenir à carreau, trop instruit et brillant, trop ouvert à la complexité du monde et à la ressemblance humaine.

 

On ne supporte pas que Rushdie attaque, en moraliste libre penseur, l’obscurantisme intégriste autant que la décadence occidentale. On n’admet pas que la littérature dame le pion aux catéchismes, quels qu’ils soit, ou aux prises de positions étroitement politiques.

 

Voici donc l’homme à abattre : le défenseur des minorités qui prêche la tolérance et lacompréhension entre les hommes et leurs cultures. En un mot : le traître. En deux mots : notre ami.

 

Fanatiques et crétins

Sur la réception du livre en sa traduction française.

Il y a deux façons de liquider un écrivain mal-pensant. Soit par l’élimination physique, soit en attaquant son œuvre par dénigrement systématique. 

De l’inquisition catholique aux tyranneaux d’Amérique latine, en passant par les censures communistes, la première méthode autant que la seconde ont fait leurs preuves.

En réclamant la tête de Salman Rushdie, feu l’ayatollah Khomeiny ne faisait qu’appliquer, une fois de plus, sa logique meurtrière d’inspiration divine. Bien entendu, les bonnes pâtes que nous sommes ont de la peine à se faire à cette rigueur intégriste,mais enfin on peut comprendre la Raison supérieure de l’Imam, tout en la combattant.

Si la condamnation à mort de Salman Rushdie relève du fanatisme, la campagne de calomnie visant la qualité des Versets sataniques n’a pu se développer qu’avec l’appui d’une forme de crétinisme typiquement occidental. Je l’ai pas vu, je l’ai pas vu, mais je sais de quoi je parle !

Ainsi, de Libérationà nos journaux, certains ignorantins ont-ils véhiculé la bourde selon laquelle Salman Rushdie n’était qu’un obscur inconnu (pour eux évidemment) dont l’œuvre ne valait pas tripette. Et leur abjecte conclusion : sa condamnation à mort ? Sacrée publicité ! Quel coup de pot !

Mais passons sur ces démonstrations d’imbécillité méprisante évidemment teintée de racisme (aurait-on traité ainsi un Günter Grass, un Michel Tournier ou un Garcia Marquez, dont l’auteur des Enfants de minuit est au moins l’égal ?), et jugeons plutôt sur pièce :c’est la seule façon de rendre justice à un homme menacé et à son fabuleux roman.

 

Nota bene : Ces textes ont paru dans La Tribune-Le Matin, quotidien romand, en date du 25 juillet 1989. L’édito intitulé Fanatiqueset crétins répondait directement à une chronique de mon voisin de bureau, un certain Edgar Schneider en fin de course dans notre journal après sa carrière d’échotier mondain. Dans un carnet du 20 juillet, j’avais écrit :« Cet imbécile d’Edgar Schneider ose parler ce matin du « talent littéraire nul » de Salman Rushdie, sans avoir jamais ouvert le moindre de ses livres. Plus encore : il insinue que Rushdie aurait sciemment cherché à faire parler ainsi de lui par seul appât de la publicité et du gain. Tout ça qui me répugne plus encore que la fatwa…

 

Boualem Sansal visionnaire panique

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Lecture de 2084 de Boualem Sansal, fable épique et satire tragique du totalitarisme « religieux ». Un roman dérangeant et nécessaire.

Livre I (pp.1-73)

Une sensation d’immédiate oppression s’empare du lecteur de 2084 de Boualem Sansal, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté et de menace latente.

Le lieu initial en est, au bout de nulle part, un vaste sanatorium de montagne décati et surpeuplé évoquant à la fois le fort isolé du Désert des Tartares de Dino Buzzati et le Palais des rêves d’Ismaïl Kadaré, avec quelque chose de tout à fait original et particulier, dans le récit, qui rappelle les contes orientaux.

Plus précisément, le jeune protagoniste Ati (qui à 30 ans se sent pourtant déjà vieux), tuberculeux en fin de traitement en lequel on pressent illico un élément non aligné qui se pose des questions, apparaît aussitôt comme l’éternel (faux) naïf des contes picaresques, recyclé dans une tonalité contemporaine plus ironique qu’humoristique, en « innocent » kafkaïen .

Or le monde environnant Ati évoque autant un dédale kafkaïen que la fourmilière humaine du 1984 de George Orwell,sans qu’on puisse parler d’influence ou de copie littéraire servile alors même que l’auteur joue à tout moment, par ironie autant que pour lui rendre hommage, avec certains aspects du roman d’Orwell, à commencer par l’invention d’un langage propre à l’Abistan, explicitement démarqué de la novlangue.

L’Abistan en question, pays aux dimensions improbables, îlot de pureté entouré d’une Frontière au-delà de laquelle se trouve (?) l’Ennemi, est parfois assimilé à la planète entière, mais ce n’est pas sûr. D’ailleurs rien n’est absolument sûr en Abistan, et d’abord ce que signifie le chiffre 2014.

2014 correspond-il à l’année de naissance d’Abi (à ne pas confondre avec Ati), futur prophète du Tout-Puissant Yölah, ou bien est-ce en 2014 que le même Abi, à un âge qu’on ignore, a eu la révélation de la Toute-Puissance de Yölah, dont il est devenu le Délégué.

Ce qui est certain, c’est que le jeune tubard Ati (à ne pas confondre avec Abi) a toujours été bercé par les formules incantatoires en vigueur en Abistan, telles que « Yölah est grand et juste, il donne et reprend à son gré », ou plus souvent « Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué », ou séparément « Yölah est patient », et « Abi est avec toi », repris par dix mille ou dix millions de gosiers étreints par l’émotion.

Ce qu’il faut préciser alors, c’est que Yölah est le nouveau nom de Dieu offert aux générations futures par les instances supérieures de l’Appareil, des décennies après la dernière Grande Guerre Sainte, dite aussi le Char, dans l’Abistan enfin purifié de toute présence ennemie assimilable à la Grande Mécréance.

Tout au long du roman, l’organisation à la fois très simple et très compliquée de l’Abistan sera décrite avec une foule de détails rappelant ceci ou cela au lecteur en dépit de l’avertissement initial de l’Auteur selon lequel tout cela n’a aucune espèce de réalité,- tout étant « parfaitement faux et le reste sous contrôle ».

L’Appareil de l’Abistan est ainsi dominé par les Honorables et autres hiérarques de la Juste Fraternité, constituée de 40 dignitaires hypercroyants choisis par Abi lui-même.

Une Administration pléthorique, on pourrait presque dire pharaonique (l’analogie avec l’Egypte ancienne se fera d’ailleurs dans la foulée), se trouve concentrée en la capitale de Qodsabad, mais il en sera question plus tard : quand Ati aura quitté le sanatorium pour un long périple caravanier, durant lequel il fera une rencontre décisive.

Dans l’immédiat, le lecteur en apprend cependant un peu plus sur le système de surveillance généralisée et de répression qui ne cesse de s’exercer avec le concours de la population pratiquant la délation à haute dose au nom de Yölah et de son Délégué.

« En Abistan il n’y avait d’économie que religieuse », apprend-on aussi, et bientôt on comprendra comment l’Appareil fait pisser le Dinar, pour parler trivialement,

Pèlerinages incessants, rassemblements monstres, exécutions publiques plus ou moins massives sur le Stade devant des foules intéressées à tous les sens du terme, commémorations des innombrables victoires sur l’Ennemi, commerce de reliques fabriquées de manière industriellee : tout est bon dans ce système clos qui ne vise qu’à produire et reproduire de la peur et de la soumission.

 

 

Est-ce à dire que la foi soit l’idéal absolu prôné par l’Appareil en Abistan ? Bien plutôt, une intuition soudaine fait comprendre à Ati qu’il n’en est rien :« Le Système ne veut pas que les gens croient ! Le but intime est là, car quand on croit à une idée on peut croire à une autre, son opposée par exemple, et en faire un cheval de bataille pour combattre la première illusion. Mais comme il est ridicule, impossible et dangereux d’interdire aux gens de croire à l’idée qu’on leur impose, la proposition est transformée en interdiction de mécroire, en d’autres termes le Grand Ordonnateur dit ceci : « Ne cherchez pas à croire, vous risquez de vous égarer dans une autre croyance, interdisez-vous seulement de douter, dites et répétez que ma vérité est unique et juste et ainsi vous l’aurez constamment à l’esprit, et n’oubliez pas que votre vie et vos biens m’appartiennent ».

C’est au sanatorium, dans le premier des quatre livres du roman, que le noyau du doute a commencé de germer en Ati : « Quelque chose cristallisait au fond de son cœur, un petit grain de vrai courage, un diamant. »

Moins que la religion, ce qu’il rejette est cependant l’écrasement de l’homme par la religion, et l’abjection à laquelle il a participé en espionnant les voisins et en faisant semblant de se soumettre.

« Et, tout à coup, il eut la révélation de la réalité profonde du conditionnement qui faisait de lui, et de chacun, une machine bornée et fière de l’être, un croyant heureux de sa cécité, un zombie confit dans la soumission et l'obséquiosité. Qui vivait pour rien, par simple obligation, par devoir inutile, un être mesquin capable de tuer l’humanité par un claquement de doigts ». C’est dans la forteresse de Sin, transformée après la Guerre Sainte en sanatorium où les poitrinaires ont été relégués, chassés des villes comme des pestiférés coupables de tous les maux du pays, qu’Ati a découvert à la fois la nature du Système et la vision, qu’il croit encore inatteignable, d’un autre monde.

Or son voyage vers celui-ci va commencer…

Livre II (pp.73 -115)

 

L’originalité saisissante de 2084, qui distingue très nettement ce roman de la contre-utopie de George Orwell, rigoureuse et limpide dans sa construction et son économie narrative, c’est sa dimension monstrueuse et cauchemaresque, dans un espace à peu près incommensurable (les distances sont comptées en chabirs, et la traversée en diagonale de l’Abistan en compte plus de 50.000…) et une organisation générale et particulière connue des seuls Honorables, des grands maîtres de la Juste Fraternité et des cadres supérieurs de l’Appareil. Lorsque Ati quitte le sanatorium pour regagner la capitale de Qodsabad, distante de 6000 chabirs, c’est pour un périple qui va durer plus d’une année, dans un environnement désertique sillonné par des processions de pèlerins et des colonnes de camions porteurs de canons et autres lance-missiles. Or Ati ne sait encore que peu de chose de l’Abistan, en dépit de ce qu’il a entendu pendant son séjour, et c’est par bribes que le lecteur en apprend plus au fil du récit oscillant sans cesse entre une réalité renvoyant au monde que nous connaissons et un univers plus ou moins absurde. Sur la base d’un livre sacré genre Bible ou Coran, intitulée Gkabul, la vie en Abistan est entièrement soumise à la dévotion universelle que scandent les saintes paroles de Yölah et d’Abi. « Il n’est pas donné à l’homme de savoir ce qu’est le Mal et ce qu’est le Bien », est-il écrit dans le Gkabul (verset 618 du chapitre 30, comme chacun se le rappelle), de fait l’homme n’a rien d’autre à savoir que son bonheur est garanti par Yölah et Abi.

Dans les migrations géantes observées par Ati durant son voyage, où voisinent des fonctionnaires de l’Appareil et des cortèges de théologiens et autres pèlerins cheminant d’un lieu saint à l’autre, l’on remarque aussi des femmes couvertes de la tête aux pieds de sombres burniqabs, contraintes de marcher loin en arrière des hommes tant elles dégagent d’aigre puanteur.

Mais voici qu’Ati rencontre, en voyage, un certain Nas, archéologue de son âge qui lui dit avoir découvert un village antique jamais touché par la Grande Guerre sainte, dont la révélation de l’existence risque de bousculer l’édifice des dogmes vu qu’il semble plus ancien que le Gkabul et date probablement d’un temps antérieur à la naissance d’Abi , quand le nom de Yölah n’était pas encore apparu. Or cet épisode fait apparaître une première fois les terribles rivalités qui divisent les hiérarques de la Juste Frtarenité et de l’Appareil, et l’on enverra plus tard les conséquences. Quant à Ati, arrivé à Qodsabad, il va se lier avec un certain Koa, fils en révolte d’un éminent Honorable, qui a passé des années à lire les saintes écriture sans cesser, comme Abi, de se poser des questions.

Tous deux se passionnent, en outre, pour la langue de l’Abistan, cet abilang que Koa a étudié à l’Ecole de la Parole divine. Dans un passage relevant de la conjecture para-scientifique, qui ravirait un Houellebecq ou un Philip K. Dick , renvoyant aussi à La Fabrique d’absolu de Karel Capek, Boualem Sansal prête à son héros une découverte, en matière de langage, qui va bien au-delà du paradoxe. Evoquant la manière dont « les paroles chargées de la magie des prières et des scansions répétées à l’infini s’étaient incrustée dans les chromosomes et avaient modifié leur programme », Ati a la révélation « que la langue sacrée était de nature électrochimique, avec sans doute une composante nucléaire »… Si l’on en reste là, sous couvert d’ironie cinglante, sur l’observation « scientifique » de l’abilang, Ati va mesurer le pouvoir effectif de cette novlangue sur les multitudes au moyen de formules ressassées inlassablement, telles : « Le mensonge c’est la vérité », ou « La logique c’est l’absurde », ou encore « La mort c’est la vie », etc.

Autre observation carabinée, à caractère sociologique, marquant l’exploration, par Ati et Koa, du ghetto de Qodsabad : le fait que cette cour des miracles en forme de dédale où grouillent tous les déchets de la société, mécréants de toute sortes, éléments asociaux et autres femmes exhibant impudiquement leurs visages, soit en même temps un quartier d’intense et lucratif commerce que l’Appareil se garde de « nettoyer ».

C’est par ailleurs de son odyssée en ce monde interdit qu’Ati rapporte la preuve qu’un anti-Système cohérent se perpétue dans le ghetto, une « culture de la résistance, une économie de la débrouille ».

« Il y aurait beaucoup à dire sur le ghetto, ses réalités et ses mystères, ses atouts et ses vices, ses drames et ses espoirs, mais réellement la chose la plus extraordinaire, jamais vue à Qodsabad, était celle-ci : la présence des femmes dans les rues, reconnaisssables comme femmes humaines et non comme ombres filantes, c’est-à-dire qu’elles ne portaient ni masque ni burniqab et clairement pas de bandages sous leurs chemises. Mieux,elles étaient libres de leurs mouvements, vaquaient à leurs tâches domestiques dans la rue,en tenues débraillées comme si elles étaient dans leurs chambres, faisaient du commerce sur la place publique, participaient à la défense civile, chantaient à l’ouvrage, papotaient à la pause et se doraient au faible soleil du ghetto car en plus elles saveint prendre du temps pour s’adonner à la coquetterie. Ati et Koa étaient si émus lorsqu’une femme les approchait pour leur proposer quelque article qu’ils baissaient la tête et tremblaient de tous leurs membres. C’était la vie à l’envers ».

Comme on le voit dans cet extrait, la prose deBoualem Sansal n’est pas toujours la plus fine, le conteur pratiquant lesouffle et l’énergie « dans la masse » plus que le style châtié. Maispeu importe : la vision du roman, et sa substance lestée de sens, lemélange vertigineux de lucidité et de délire imaginatif, de révolte et d’espoir, fondent la beauté sans fioritures et l’urgence de 2084.

Livre

3 (pp.119- 210)

« L’amitié, l’amour, la vérité sont des ressorts puissants pour aller de l’avant, mais que peuvent-ils dans un monde gouverné par des lois non humaines ? »

À cette question posée en exergue du troisièmelivre de 2084, il sera répondu de façon de plus en plus explicite, avecl’exposé des méthodes coercitives employée par l’Appareil afin de briser lamoindre velléité d’émancipation., sous prétexte de participer à laconsolidation d el’harmonie générale.

C’est ainsi qu’Ati a subi un interrogatoire serré par le Comité de la santé morale (Samo), sommé de faires on autocritique en bonne et due forme avant de s’entendre dire par les juges.« Va souvent au stade pour apprendre à châtier les traîtres et les mauvaises femmes, parmi eux se trouvent très certainement des adeptes de Balis le Rénégat, prends plaisir à les châtier. »

Dans le même espreit de salubrité collective,quelques milliers de prisonniers seront exécutés au même stade sanglant(« du renégat, du de la canaille, du fornicateur, des gensindignes ») après quarante jours de liesse populaire marquant la prétenduedécouverte d’un nouveau lieu saint où l’on annonçait d^’ores et déjà lepèlerinage de millions de pénitents : « Les réservations étaientprise pour les dix prochaines années. Tout s’était emballé, les genss’énervaient, les prix flambaient, ceux des burnis, des besaces, des baboucheset des bourdons atteignaient des niveaux fous, la pénurie menaçait. Une èrenouvelle était en route ».

Il y a, dans la verve satirique déchaînée de Boualem Sansal, quelque chose du délire amplificateur d’un Alexandre Zinoviev,dans L’avenir radieux, ou du Swiftdes Voyages de Gulliver.

Est-ce à dire qu’il exagère ? Et comment ne pas se rappeler les très récentes échauffourées mortelles survenues lors des « saints » pèlerinages de La Mecque ? Et comment ne pas faire de parallèle entre les flagellations de femmes en Arabie saoudite (notamment) et le sort de cette jeune femme traquée ici par le Conseil de Redressement, à la punition de laquelle l’ami d’Ati, Koba, est supposé participer en tant que Pourfendeur ?

On pense aussi au terrifiant Metropolis deFritz Lang, ou au Château de Kafka, en pénétrant ensuite, avec Ati et Koa, dans le centre vital hyper-sécurisé de l’Abigouv: “La Cité de Dieu était un ensemble architectural comme on ne peut imaginer, c’était labyrinthique et chaotique à souhait, cela a été dut. Et impressionnant: entre ses murs se concentrait la totalité du pouvoir de l’Abistan. Selon Koa, qui s’y connaissait un peu en histoire ancienne, la Kiiba de la Juste Fraternité était la copie de la grande pyramide de la vingt-deuxième province, le pays du Grand Fleuve blanc. Le Livre d’Abi apprenait aux croyants que sa construction étaient un miracle accompli par Yölah lorsqu’en ces temps lointains il n’avait d’autre nom que Râ ou Rab ».

C’est pourtant dans ce cadre hautement paranoïaque que les compères Ati et Koa vont rencontrer un personnage en rupture apparente complète avec les coutumes vestimentaires de l’Abistan, vêtu d’étranges pièces d’habillements aux noms bizarres de pantalon ou de chemise, complétés par des souliersétanches…

Or le même Toz, collectionneur d’objets plus insolites les uns que les autres tels que chaises ou bahuts, tables ou bibelots, évoquera tout un monde disparu aux jeunes compères, leur parlant même d’une entité énigmatique au nom de Démoc ou peut-être Dimouc (« démo…démoc…démon ») dont le seul nom fait encore figure d’incongruité alors même qu’Ati se demande qui peut bien être ce Toz par lequel une porte secrète s’est ouverte en lui.

Et avec celle-ci, ce sera l’intranquillité assurée. « Une fois lancée, la machine du doute ne s’arrête pas. En peu de temps, Ati se trouva assailli par mille questions inattendues »...

(A suivre...) 

Boualem Sansal, 2084. Gallimard, 273p.

Ceux qui reprennent pied

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Celui qui se rappelle que Mozart a écrit ses pages les plus lumineuses sans cesser de penser à la mort / Celle qui a compris ce que l’amitié n’est pas en lisant la Lettre à Lucilius de Sénèque / Ceux qui ont appris à garder les distances afin de se sentir plus proches de leurs vrais amis / Celui qui affirme (en russe dans le texte) que la fleur est le visage de la plante dont le fruit est l’intelligence / Celle qui ne communique vraiment que par l’odorat et la langue / Ceux qui se disent libérés sans qu’on sache bien de quoi ni eux non plus d’ailleurs / Celui qui s’entend bien avec lui-même en dépit (ou à cause) de diverses névroses obsessionnelles / Celle qui pense avec les mains et médite avec les pieds / Ceux qui ont l’impression d’exister plus sur Facebook où ils échangent à mort / Celui qui s’est longtemps demandé pourquoi l’homme souffrait tant du monde avant de s’aviser de cela que le monde souffre plus encore de l’homme / Celle qui affirme doctement qu’une femme de docteur doit être appelée Frau Doktor / Ceux qui se demandent si JE EST UN AUTRE les concerne aussi ou si ce n’est que pour les autres / Celui qui pose des questions et n'en retient rien / Celle qui aspire (comme le premier Nietzsche, n’est-ce pas) à se délivrer de soi / Ceux qui disent ce qu’ils ont à dire pour savoir ce qu’ils pensent / Celui qui revient toujours aux textes qui l’aident à vivre en le surprenant à tout coup ou juste pour l’ambiance ou le parfum enfin tu vois quoi / Celle qui convient ce matin (un nuage rose flotte sur l’Acropole) de cela qu’à Dionysos appartient la musique et sa force narcotique et à Apollon la bienheureuse évidence du mythe / Ceux qui ont assisté au colloque confidentiel (douze personnes) du philologue F.N. dont la conclusion revient à dire que l’œuvre d’art tragique naît de la fusuion du dionysiaque et de l’apollinien / Celui qui combat sincèrement son contre-monde de forces obscures voire obscènes mais pas tous les jours / Celle qui comme Prévert (taxé de con par Houellebecq mais à tort selon les ornithologues) estime qu’un oiseau symbolise mieux la liberté qu’un soulier ferré / Ceux qui subliment leurs fantasmes en écrivant des haïkus olé olé / Celui qui rappelle que la liberté de l’art ne s’obtient qu’au prix de l’art / Celle qui n’exprime vraiment ce qu’elle pense qu’en dansant / Ceux qui se rendent une fois de plus sur la montagne magique pour y écouter la flûte enchantée, etc.

Peinture: Douanier Rousseau

Magie des cafés

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Chemin faisant (129)

Haldas chez Saïd.– Lorsque Pierre ou Paule me demandent ce qu’il faut lire de Georges Haldas, je leur recommande de commencer par le début, c’est à savoir Boulevard des Philosophes et Chronique de la rue Saint-Ours, les livres dédiés respectivement au père et à la mère, non sans citer aussi la constellation des carnets de L’Etat de poésie et, pour le fin bec, La Légende des repas ou, pour les épiphanies quotidiennes, La Légende du football ou La Légende des cafés.

S’il y a bien quelque chose d’un peu touristique dans l’évocation souvent convenue de la relation entretenue par certains écrivains et certains cafés (Ramon Gomez de La Serna au Café Pombo de Madrid, Joyce à L’Odéon de Zurich ou Haldas Chez Saïd, entre tant d’autres), ce qu’écrit Haldas des cafés genevois va bien plus loin que le pittoresque en restant au plus près de la vie et des gens que tous les jours il y observe, puisqu’il écrit et vit aussi bien au café, et La Légende des cafés cristallise ainsi l’univers même du poète, rages et bonheurs confondus.

Haldas15.JPGJ’ai rencontré Haldas en 1974 au Domingo, son pied-à-terre de l’époque, où il m’a incité à me méfier du diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain, et je me souviens que ces deux ou trois heures passées ensemble l’avaient été comme hors du temps, dans un cercle enchanté que j’ai retrouvé à chaque fois que nous nous sommes revus, à la Brasserie hollandaise ou Chez Saïd, vingt ans durant ou presque.

Par la suite, le diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain nous a quelque peu éloignés l’un de l’autre, mais nos « minutes heureuses » passées au café me restent inoubliables.

12783785_10208796874106040_3819882094928688001_o-1.jpgCafé complet au Select. - D’aucuns prétendent que Paris fout le camp, se lamentent comme le faisait Albert Cossery dans la partie restau chic de l’Emporio Armani où il m’avait donné rendez-vous pour vitupérer les magnifiques garçons qui le servaient - symboles n’est-ce pas de la terrible décadence frappant ce quartier de Saint Germain-des-Prés dont lui-même avait été un acteur combien viveur et jouisseur en sa dégaine de dandy levantin -, et diverses librairies mythiques avaient bel et bien disparu ou étaient en voie d’être remplacées par des boutiques de luxe, mais l’optimisme a toujours guidé mes pas et cela m’a aidé à voir que la bohème d’antan et le vif popu se déplaçaient même si Chartier restait Chartier après la disparition de Julien

Or ce matin, trois mois après les affreux attentats, un vieux garçon aussi stylé que ceux de Proust au Ritz me propose, au Select de Montparnasse, un Café complet tandis qu’un jeune rayon de soleil caresse les têtes des bonnes gens qu’il y a là.

Vous avez dit Vigipirate ? Pas trace. Vous pensez que le massacre aveugle du Bataclan et environs a radouci et rapproché les Parisiens parfois si rogues ? C’est possible. Or passant du semi-chic montparno au carrément popu Le Havane, sous le métro aérien de Corvisart, où je lape ma soupe de midi avant une station au Bouche à oreilles de la place Paul Verlaine, je retrouve partout Paris et ses légendes éteintes ou relancées.

from-the-street.jpgEntre Francis et Lipp.– Je me rappelai le côté théâtre du Café Francis pour l’avoir découvert à l’invite de Bernard de Fallois, et quelques années plus tard nous y étions revenus avec ma bonne amie, où la Comtesse nous avait élus ses fiancés préférés.

Figure post-proustienne aussi opulente que nostalgique, établie à demeure au Georges V et n’en finissant pas de conspuer elle aussi l’époque, la Comtesse nous avait frappés par son mélange de gouaille impertinente et parigote quoique de la haute (« Vous savez, avec l’âge, on ose enfin dire ce qu’on pense ! »),et par la bienveillance tendrement généreuse avec laquelle elle nous enjoignait de vivre - et cent glaces alentour multipliaient la vision du joli trio de la rutilante descendante des Guermantes et des tourtereaux.

Ambiance-chez-Lipp-1024x768.jpgEt ce soir ces glaces étaient celles de la Brasserie Lipp, où mon compère Florian le Savoyard, rencontré sur Facebook et devenu l’un de mes plus proches complices de lecture de ces derniers temps, avait tenu à m’inviter à son tour, moi qui avait passé cent fois devant l’enseigne au prestige littéraire certes en déclin mais de fameuse mémoire, sans y pénétrer pourtant, faute d’envie snob ou d’occasion.

Or chez Lipp ou ailleurs, sous les plafonds peinturlurés art déco de Vagenende ou dans n’importe quel troquet des Batignolles ou de la Contrescarpe, au Café de la Butte-aux-Piafs, à La Coupole ou au Rosebud, enseignes qui en jettent ou pas, sommelières sympas ou serveurs claqués: qu’importe aux amis si la magie du café revit, à Paris ou ailleurs…

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Ceux qui célèbrent la Création

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Celui qui court à son atelier du hangar à bateaux dès sa sortie de prison /Celle qui loue le Seigneur pour le faciès de mule et le coeur d'or qu'Il lui a donnés / Ceux qui ont veillé sur l'immense toile du Jardin de Dieu pendant le séjour de l'Artiste aux frais de la Reine / Celui qui retrouve le fleuve du jour transmué en ruban d'or neuf carats juste sorti du four et sinuant sous le ciel de l'aube bleu prune à mouchets orange entre les cheminées d'usines riveraines / Celle qui a posé pour Eve dans le hangar à bateaux / Ceux qui ont théorisé le lien de filiation entre William Blake et l'Artiste du bord du fleuve / Celui qui n'a jamais cessé de peindre "de tête" durant son séjour à l'ombre / Celle qui au parloir a dit à l'Artiste que la pluie avait délavé le bleu de la jambe d'Adam / Ceux qui raffolent de l'art à proportion de leur très jeune âge / Celui qui a pensé à un rouge de pompe à essence américaine pour contraster avec l'ocre de la chair d'Eve / Bonnard.jpgCelle qui a donné à l'Artiste l'idée des immortelles aux têtes de petites nonnes à tiges noires / Ceux qui chapardent des couleurs à la sortie de l'école pour aider leur ami l'Artiste / Celui qui craque une allmettes dans la semi-obscurité de son atelier retrouvé afin de voir si ce qu'il a peint avant la prison  découle d'une intuition authentique de l'universel Bienfait ou d'unéchantillon de pornographie tombant sous le coup de la loi / Celle qui a dit à l'Artiste que la superbe du paon figurait la splendeur de Dieu / Ceux qui estiment que la luxure du bouc illustre la largesse de Dieu / Celui qui a vérifié en prison que la sérénité du lion mimait la sagessede Dieu / Celle qui se flatte de ce que la nudité de la femme incarne l'oeuvre de Dieu / Ceux qui savent que Renoir n'a rien fait de mieux que ses femmes rousses peintes avec ses pinceaux attachés par des courroies de force à ses poignets / Celui qui dira aussi la nudité des arbres et l'immobilité pensive des nuages / Celle qui voit en rêve une nuit de Constable où flottent des nuages très blancs sur fond de ciel très bleu / Ceux qui voient la Création renaître autour d'eux et en eux / Celui qui va revoir Le Bainà la Tate Gallery pour un détail de droit divin / Celle qui refuse de jeter l'eau du monde avec son bloody baby / Vernet11.JPGCeux qui recréent le monde en brassant couleurs et eaux-de-vie / Celui qui pense que l'art chassé dans les impasses reviendra par les impostes / Celle qui reproche àla peinture abstraite d'être trop concrète et à la musique concrète d'être trop abstraite / Ceux qui retournent en prison les yeux pleins du Jour, etc.

 

Peintures: William Blake, Pierre Bonnard, Thierry Vernet.      

Mémoire vive (94)

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Ce dimanche 1er novembre. - J’ai entrepris ces jours la lecture des Prépondérants du romancier tunisien Hédi Kaddour, avec un intérêt et un bonheur immédiats.

XVM3176c920-7e1d-11e5-8b4b-ba2bd5ebda3c.jpgTout de suite j’ai été saisi par la matière humaine du roman, dont les personnages nous transportent dans la Tunisie des années 20, et par la qualité de l’écriture à la fois racée, précise et très suggestive de l’auteur, qui restitue les multiples aspects d’une réalité composite où se rencontrent (et parfois s’affrontent) trois cultures, à savoir la française de France et de Tunisie, l’arabo-musulmane des Tunisiens éduqués ou plus frustes, et l’américaine aussi, par le truchement d’une équipe de cinéma venue tourner un film en ces lieux supposés pittoresques.

°°°
Jules Renard : « Pourquoi tant jouir ? Ne pas jouir est aussi amusant, et ça fatigue moins ».

Et ceci qui m’évoque quelques souvenirs :« Il m’est bientôt insupportable, tant il est fier de sa modestie ».

°°°

Il est intéressant de comparer la vision de Boualem Sansal, dans 2084, qui relève de l’ébranlement panique et de la mise en garde, avec le tableau plus tranquillement équilibré et nuancé des Prépondérants de Kaddour.
De toute évidence, les deux hommes n’ont pas été soumis à la même pression historique et sociale, et diffèrent aussi par tempérament dans leur façon de percevoir le monde et de l’exprimer. En outre, et c’est le plus important, Kaddour parle d’une Tunisie en train de se préparer à une mutation, dont le roman va recenser les successives occasions manquées, tandis que Sansal évoque une Algérie d’après tous les gâchis, dominée et vaincue par le pouvoir le plus répressif et régressif qui soit.
Certaines scènes des Prépondérants, telles que l’affrontement de la vieille aux œufs et du marchand, ou le vol des bouteilles dont on accuse un indigène innocent en toute mauvaise foi, m’ont touché aussi fortement, sinon plus, que maintes pages plus ostensiblement choquantes, voire monstrueuses, de 2084, dont l’expressionnisme est plus « extérieur ».
On pourrait dire, alors, que Boualem Sansal s’inscrit plutôt dans la filiation « nocturne » d’un Dostoïevski, alors qu’Hédi Kaddour participe d’une littérature plutôt « diurne », du côté de Stendhal ou de Tolstoï.

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« Pendant la guerre, un homme affamé se résigne à manger son chien, regarde ensuite les os qui en restent et dit alors :« Pauvre Médor, comme il se serait régalé ! » (Journal de Jules Renard)

Ce mardi 3 novembre.– C’est aujourd’hui qu’est décerné le prix Goncourt, dont j’aurais trouvé juste qu’il récompensât Les prépondérants afin que cette lecture fût amplement partagée par les Français. Mais Hédi Kaddour a déjà eu droit, avec Boualem Sansal, au Grand Prix du roman de l’Académie française, ce qui aura donc « boosté » le livre (Boussole) peut-être plus « consensuel » de Mathias Enard, dont le tour « mitteleuropéen » a son charme, mais qui m’a fatigué, personnellement, par saturation de références culturelles, genre « grand tour » oriental en phase implicite avec les drames actuels en Irak ou en Syrie, etc.

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823779-portrait-du-philosophe-rene-girard-pris-le-29-avril-2004-sur-le-plateau-de-l-emission-culture-et-dep.jpgCe jeudi 5 novembre.– Je viens d’apprendre la mort de René Girard, hier à Stanford, à l’âge de 91 ans, et j’en ai été touché quasi personnellement, me rappelant notre belle et bonne rencontre àParis. Or, de tous les penseurs actuels, c’était celui dont je me sentais le plus proche, sans voir pour autant en lui le prophète d’un nouveau christianisme, loué par les uns ou moqué par d’autres.
Non : c’est autre chose qui m’arrachait à lui en profondeur, tenant à sa façon de lire, son exceptionnelle attention aux textes et ce qu’il en dégageait, de Stendhal à Dostoïevski ou de Cervantès à Shakespeare, afin d’étayer sa théorie du désir mimétique et des rivalités fécondes ou délétères.
À vrai dire je me méfiais, un peu, de ce que sa théorie avait de parfois trop systématique, mais peu importe : sa grille d’interprétation reste un formidable outil de connaissance, qui m’a permis de mieux comprendre, en deçà ou par delà la littérature, les tenants de nombreuses relations altérées ou anéanties par la rivalité mimétique.
La dimension anthropologique de son œuvre, sa réflexion sur le bouc émissaire et la crise mimétique des sociétés, ce que le christianisme a bouleversé dans notre approche de l’homme et dans l’instauration d’une nouvelle liberté spirituelle « sortie » de la religion tribale, sont évidemment décisifs, mais ce que René Girard dit de l’économie de la relation féconde, à propos des instances opposées de la médiation externe (qui fait que l’admiration partagée d’une grande œuvre nous fait dépasser toute rivalité, comme on le voit dans le Quichotte avec l’émulation vivifiante vécue avec le Bachelier ) et de la médiation interne qui instaure une sourde compétition entre Don Quichotte et Sancho, m’a éclairé de façon radicale, tant pour mieux comprendre les altérations de nombreuses relations que j’ai vécues, que pour démêler les mécanismes du mimétisme ressaisis par certaines œuvres littéraires.

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Je me suis amusé, ces jours, à passer en revue tout ce qu’il faudrait interdire, ou du moins déconseiller fortement, aux hommes (et aux femmes) de ce temps, à commencer par la soumission du politique au religieux, et ensuite la soumission du politique et du religieux au pouvoir de l’argent. Idéalement, le micmac politico-religieux devrait faire l’objet d’une interdiction totale. Je sais bien que tout ça peut sembler utopique, mais il faut bien commencer par un bout, et pointer le rôle néfaste du religieux en matière politique, et l’influence encore plus néfaste du culte de l’argent à tous égards.
Quant au micmac résultant de la mainmise de tout pouvoir d’argent sur le politique ou le religieux, il devrait être neutralisé par tous les moyens offerts dans une société démocratique dotée de contre-pouvoirs de toute espèce, etc.

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Mon compère P*** m’a appris hier que Joël Dicker s’est mis à faire de la pub pour Citroën après avoir vanté les mérites, en couple avec le chanteur Bastien Baker, de la compagnie aérienne Swiss. Mais un écrivain gagne-t-il, à part les milliers de francs qu’il empoche, à se transformer ainsi en homme-sandwich, de la même façon qu’un sportif de haut niveau style Federer ? Je me le demande.
Une autre question plus lancinante va se poser à propos du même Dicker : survivra-t-il, en tant qu’écrivain, à sa transformation en produit de consommation ?
Ce que je me dis en attendant de voir, c'est que le contenu du Livre des Baltimore relève déjà de la flatterie de type publicitaire, donc tout se tient apparemment…

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Nous sommes allés voir, avec J***, le film du jeune réalisateur hongrois Laszlo Nemes intitulé Le fils de Saul, dont le filmage a paru insupportable à ma chère fille, par excès de proximité et de mouvements de caméra à l’épaule.
Je lui ai objecté que c’était voulu : que le réalisateur entendait bel et bien déranger le spectateur en empêchant toute mise à distance et toute utilisation spectaculaire (esthétisée ou stylisée) de cette réalité d’Auschwitz estimée, par ailleurs, indicible par d’aucuns, ce qui reste discutable et ce que ce film contredit assez magistralement.
De fait, c’est un film qui dit bel et bien le chaos infernal à la fois silencieux et assourdissant, cauchemaresque et plus-que-réel du camp d'extermination.

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PaintJLK32.JPGL’aquarelle est semblable, somme toute, dans le meilleur des cas, au haïku, dont la fulgurance peut toucher plus juste qu’un dessin longuement élaboré ou qu’une patiente composition à l’huile.

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Charles Dantzig à propos de la lecture : « L’impureté de la littérature vient de ce qu’elle mêle au raisonnement la risible émotion ».

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9782221136416.jpgJe suis réellement passionné par la (re)lecture de Jean-François Revel, auquel je suis revenu par le truchement de Simon Leys, et je vais tâcher de m’expliquer pourquoi.
Dans Ni Marx ni Jésus, c’est la vision de l’homme de gauche tiraillé entre le blocage systématique de toute réforme par les communistes, en France, et les légitimes aspirations révolutionnaires des contestataires américains des années 60, qui m’intéresse aujourd’hui en dépit de sa propension utopique largement démentie par les faits, me remémorant plus que tout le climat de notre propre jeunesse – me rappelant en outre l’un de mes premiers entretiens de jeune journaliste avec Edgar Morin, en 1970, après la publication de son Journal de Californie.
Ensuite, Pourquoi des philosophes recoupe également ma propre expérience, sur les bancs de la faculté des lettres de Lausanne, où les cours de philo m’ont tout de suite rebuté par leur sécheresse technicienne et le profond ennui qui en émanait.
Or je me souviens qu’à la même époque, et notamment chez mes camarades de la Jeunesse progressiste, le nom de Revel suscitait déjà la plus vive méfiance, pour ne pas dire le rejet d’un social-traître osant mettre Marx sur le même rang que Jésus…

Ce dimanche 15 novembre. – Nous avons passé des heures, aujourd’hui, à regarder les épisodes de la très addictive série Revenge, pendant que les appels à la vengeance déferlaient sur les réseaux sociaux, entrecoupés d’injonctions (« Pas d’amalgame ! » - « Rien à voir avec l’islam !) sur tous les tons.
Comme on pouvait s’y attendre, le serpent n’en finit pas de se mordre la queue, et sans doute les dirigeants français vont-ils faire la même erreur que Bush après les attentats du 11 septembre.
Curieusement, je n’ai pas noté la moindre chose au jour des attentats du 13 novembre, ni le lendemain, pas plus que je n’ai commenté, sur le vif, l’attaque de septembre 2001 à laquelle j’ai assisté à Paris via la télé, dans le studio du journal de la rue du Bac.
Comme s’il m’était impossible de parler de « ça » sans y être confronté directement, ou comme si je ressentais le caractère factice de toute participation à la jactance de la meute.

Ce lundi 16 novembre. – Comme au lendemain des attentats contre Charlie-Hebdo, la déferlante des réactions, émotions légitimes, sincères ou feintes (les islamistes d’Ennahdha qui osent présenter leurs condoléances à la France après avoir lancé des milliers de jeunes gens dans le djihad), tentatives d’explications ou éructations tapageuses, n’en finit pas, une fois de plus, d’évoquer à mes yeux l’image du serpent qui se mord la queue, de sorte qu’une fois de plus je m’efforce, sur Facebook, de résister à l’emballement de la meute.

Ce matin, j’ai cependant partagé une longue analyse du sociologue algérien gauchiste Saïd Bouamama, qui dit ce qu’il faut dire à propos des racines du mal et des commanditaires du crime organisé politico-religieux dont les jeunes kamikazes ne sont que les pantins.

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Simon Leys à propos de Céline : « J’ai ici un disque de Céline que j’écoute de temps à autre : les première pages du Voyage au bout de la nuit (lues par Michel Simon) vous donnent physiquement (chair de poule) le sentiment du génie à l’état pur. C’est bouleversant. Puis vient une longue interview de l’auteur, qui radote et rabâche des platitudes. C’est consternant. Céline et le docteur Destouches auraient-ils donc été deux individus différents ? »

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Je faufile, dans une liste consacrée à Ceux qui gesticulent, un hommage implicite à Montaigne, qui incarne à mes yeux la position intellectuelle et morale la plus conséquente contre tous les pouvoirs abusifs, qu’ils soient d’ordre politique ou religieux. Hors de tout système, à la fois lucide et amical, c’est avec Rabelais l’incarnation d’une pensée d'honnête homme conjuguant l’esprit évangélique et la lettre moderne à venir.

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Je suis épaté et reconnaissant à chaque fois que je rencontre un honnête homme de bon sens et de bonne foi, comme l’est un Simon Leys et comme le sont aussi un René Girard ou un Jean-François Revel.
Celui-ci m’est un peu moins proche que les deux premiers, avec lesquels je me sens vraiment en pleine confiance, mais j’apprécie l’indépendance d’esprit de l’auteur de Pourquoi des philosophes, de La cabale des dévots et de l’Histoire de la philosophie en Occident,pour son indépendance d’esprit et son insolence polémique, aussi, qui me plait particulièrement quand il enfonce Bergson, débusque les élégantes platitude d’un Merleau-Ponty ou se gausse des raisonnements nébuleux du sacro-saint Heidegger sans se tortiller, en fustigeant du même coup tous les « philosophes » autoproclamés impatients de dégommer leurs prédécesseurs (un Michel Onfray m’en semble le parangon) sans amener rien qui nous aide effectivement à penser et à vivre.
J’aime aussi que Revel rende justice, à l’opposé des pions dogmatiques et stériles dont la France entretient les serres tièdes que Nizan fustigeait dans ses Chiens de garde, le « penseur artiste » dont Nietzsche est l’exemple parfait, ou Bachelard ou le meilleur Sartre, auxquels j’ajouterais aujourd’hui un Peter Sloterdijk.

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Dans son Pourquoi lire, qui contient de bonnes pages, Charles Dantzig écrit ceci de regrettablement pertinent :« Dans la première émission de téléréalité française, Le Loft, où l’on pouvait tout voir, du manger au baiser, un seul acte était interdit, la lecture. Les producteurs, sachant très bien ce que c’est qu’un public, n’avaient pas voulu choquer le leur en filmant cette révoltante pratique ».
Et ceci qui se tient aussi, quoique pas toujours: « Un bon lecteur écrit en même temps qu’il lit ».

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alain-finkelkraut-a-l-academie-francaise-petit-episode-d-avril-2014,M146151.jpgEn survolant les opinions et contre-opinions qui déferlent sans discontinuer sur Facebook, je me rappelle cette remarque d’Alain Finkielkraut affirmant qu’il n’avait point d’opinion à balancer, mais que des convictions à défendre, et c’est exactement ainsi que je le ressens aussi, opposant par ailleurs la position mûrement étayée à la posture plus ou moins opportune.

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Edgar Degas : « En art, on donne l’idée du vrai avec du faux »


Ceux dont on ne sait rien

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Celui qu’on a retrouvé dans le bois de la Grêle (rebaptisé plus tard bois du Pendu) et dont certains ont dit que c’était mal fait vu son âge (dix-huit ans) alors que d’autres insinuaient que sa façon précieuse de s’exprimer voulait sûrement dire quelque chose à part le fait qu’il se prétendait artiste (portant lavallière, tu te rends compte) ce qui ne s’est jamais vu dans le quartier à ce qu’on sache où déjà les Ritals font tache / Celle qui a prétendu sur Facebook qu’elle était en couple avec Kevin Dulaurier lequel a démenti quelque temps plus tard alors que la rumeur se répandait qu’elle avait fait ça pour déstabiliser sa cousine Laura qui se prend pour tu sais pas quoi même si Kevin se prétend aujourd’hui en couple avec elle sur Facebook / Ceux qui reprochent aux médias de ne jamais parler d’eux même quand ils sont témoins d’un assassinat (c’est arrivé dans le quartier) ou d’un accident mortel sur l’autoroute (assez près de chez eux pour qu’ils y courent au cas où) comme quoi il n’y en a que pour les stars dans ce pays où tout l’argent d’ailleurs se concentre dans les mains de quelques nababs et autres journaleux à la mords-moi / Celui qui s’est fait connaître par des livres illisibles écrits la nuit et dont on n’a jamais su ce qu’il branlait entre les heures où il dormait (une partie du jour) et celles qu’on dit entre chien et loup où tous les chats sont gris /Celle qui a beaucoup fait parler d’elle de son vivant malgré le peu de choses sûres dont disposaient vraiment les paparazzi des magazines spécialisés dans la mode et autres ragots donc au total on a jasé sans forcément ni voir ses films ni savoir ce qu’elle faisait au cours de ses déplacements prétendument humanitaires auprès de Mère Teresa (une Albanaise à ce qu’on a dit, soit dit en passant) mais on sait aussi qu’il y a toujours une part de vérité dans les racontars ce qui n’empêche que Miss Lonelyhearts après sa mort (crime passionnel ou accident sur une autoroute ? le mystère demeure) a gardé la cote auprès du grand public surtout au Brésil où la pauvreté fait rêver le peuple ça c’est clair / Ceux qui refusent absolument (menaces de procès à l’appui) qu’on évoque leur nom sur Facebook ou dans les médias en rappelant (avocats à l’appui) qu’eux seuls ont le droit de gérer leur image selon les lois non écrites de l’éthique et sauf si leur carrière exige le contraire, etc.

Image : JLK

Matière et mémoire

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Chemin faisant (130)

Le souci de Bonnard. -« J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures », écrivait Pierre Bonnard dans ses carnets. « Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

Or j’ai vérifié la chose sur pièces, d’abord chez les mécènes Hahneloser de Berne, qui ont plus de vingt Bonnard à la maison et que j’ai donc pu scruter longuement et vraiment de tout près, ensuite à la Fondation Philips de Washington, où je me trouvais à peu près seul ce jour-là avec ma loupe spéciale, et enfin au musée de Sheffield qui ne compte qu’une pièce mais ô combien propice à la démonstration que le mystère de l’incarnation vaut même pour une femme qui se déshabille, comme le montre le Nu aux bas noirs, daté 1900, et que j’ai pu examiner en me juchant discrètement sur un escabeau avant de conclure au soulagement posthume des mânes de Bonnard: point de craquelures ! Ergo : la peinture respectueuse de la matière, de Lascaux à Soutine ou de Giotto à Renoir, ne vieillit pas.

IMG_0323.jpgSacre de Soutine. – Il n’y a, au musée de l’Orangerie, qu’une salle consacrée à Soutine, mais c’est là que ça se passe : là que ça gicle encore sur la toile dans le vacillement tellurique des paysages et des bâtisses semblant danser une sarabande martelée par le tambourin de Baba-Yaga ; là que les rouges et les noirs et les verts et les blancs continuent de signifier la passion pure de Chaïm au gros pif et aux lèvres de mérou ; là que les bleus pâles et les jaunes pisseux opposent leurs horizontales de steppes exténuées aux verticales des portraits - et que je te consacre L’enfant de chœur en l’affublant d’un cadre doré à moulures qui n’ôtent rien de son âme essentielle à cette représentation sans craquelures de la pauvre chair humaine dont les os verdissent Dieu sait où...

Soutine descend de Goya, notamment par ses bœufs écorchés que Francis Bacon ressuscitera à sa façon, mais ces trois peintres ne bravent le temps, comme Bonnard, que par ce mystère de l’incarnation révélé par la matière bonnement transfigurée, dans l’observance stricte ou bousculée (question de société et de tempérament) d’un métier.

Soutine-2014-13.jpgGlacis de la mémoire. – Sortant de l’Orangerie, où je suis allé vérifier l’absence de craquelures de la Jeune Anglaise et du Petit pâtissier de Soutine, tandis qu’une gosse de sept ou huit ans porteuse d’un lapin de peluche restait sidérée devant tel Garçon d’honneur à grande mains d’étrangleur d’un vieux rose également pur de toute craquelure, je me suis rappelé que le souci de fraîcheur de Pierre Bonnard le poussait, de temps à autre, à se rendre lui-même dans telle ou telle exposition de ses œuvres, muni d’une petite boîte de couleurs dont il faisait usage en douce « sur pièce » ; et telle image en appelant une autre, j’ai revu notre amie Floristella Stephani, peintre et restauratrice d’art ancien de son métier, penchée de longues heures, dans son atelier de la rue des Envierges, sur quelque toile de petit maître ancien menacée de craquelures…

Flora02.JPGDernier examen au programme : vérifier, dès mon retour de Paris, que le chat de Floristella a gardé ses ailes de papillon !

L'Amérique au scalpel

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Flash-back sur Zombies, le premier recueil de nouvelles de Bret Easton Ellis, dont les Oeuvres complètes viennent d'être réunies en deux volumes dans la collection Bouquins de Laffont.

La vérité peut-elle sortir de la bouche d’un enfant pourri ? Et la vérité sur un monde pourri a-t-elle le moindre intérêt ? Ces deux questions se posent, avec plus ou moins de pertinence, à l’approche du plus célèbre et, souvent, du plus mal compris des nouveaux écrivains américains – du plus mal traduit aussi en ce qui concerne Zombies.

Le malentendu s’est accentué à l’occasion du scandale retentissant qu’a provoqué la publication d’American Psycho, roman passionnant mais inabouti et parfois complaisant, où le romancier relatait la dérive d’un golden boy dans l’horreur fantasmatique d’un serial killer. La composante la plus singulière de ce roman d’une violence inouïe – en apparence tout au moins, à la surface des mots – tenait à la confusion systématique de ce qu’on appelle la réalité et le champ d’action imaginaire du tueur.

Gorillage narquois du Bûcher des vanités de l’élégant Tom Wolfe, American Psycho poussait beaucoup plus loin la description d’une société de battants oscillant entre les clichés de la réussite les plus flatteurs et une constante compulsion d’inassouvissement et de meurtre. D’un thème aux résonances dostoïevskiennes, le « jeune » écrivain a tiré un roman « panique » intéressant, mais alourdi de chapitres redondants, notamment sur la culture rock. Pourtant c’est tout autre chose qu’on lui a reproché : on le taxa de sadisme parce que son protagoniste se montrait aussi violent que les personnages des vidéos dont il s’abreuvait, de misogynie sous prétexte que des femmes étaient violées et assassinées au fil des pages. Surtout on admettait mal que Bret Easton Ellis, produit typique de la société américaine dorée sur tranche, pût s’enrichir en brossant le tableau de la dégénérescence de son propre milieu.
C’était ne pas voir que l’écrivain n’avait jamais fait autre chose que de décrire son entourage avec la lucidité d’un sale môme blessé. C’était ne rien saisir non plus de l’enjeu de son livre, poussant à l’extrême la représentation de la folie collective d’une société pourrie.

Dès Moins que zéro, Bret Easton Ellis avait commencé de peindre le milieu de l’adolescence californienne au tournant des années 80 (il est né en 1964), flottant entre luxe et sexe, détresse affective et drogues douces ou dures. Dans Les lois de l’attraction, l’observation se développait à l’université, sur le mensonge oblitérant toutes les relations sous couvert de libération sexuelle et d’épanouissement apparent. En multipliant les points de vue des narrateurs successifs, le romancier parvenait à une sorte de mise à nu d’une ronde plus sinistre et déchirante que celle d’un Schnitzler au début du XXe siècle.

Quant aux treize récits de Zombies (en anglais The Informers) qui nous ramènent aux débuts de l’écrivain, ils donnent une idée forte de la largeur du spectre d’observation et de l’hypersensibilité de l’auteur, entièrement investie dans son écriture, telle qu’on la retrouve exacerbée dans Lunar Park et Glamorama à l’autre bout de son parcours.

Situées à Los Angeles au début des années 80, ces nouvelles évoquent une humanité stéréotypée, bronzée, souvent droguée, aux prénoms et aux silhouettes interchangeables de beaux surfers ou de belles actrices de TV (on a droit à ce titre après une pub de trois minutes), tous également informés ou informes.

Les situations de la narration rappellent souvent des standards de sit-coms tels qu’en débite la TV américaine à dose mégavomitive, en version superluxe et multisexuelle. Au présent de l’indicatif, Bruce téléphone de L.A. à son ami resté au New Hampshire pour lui raconter ses dernières rencontres (un certain Robert qui « pèse à peu près trois cents millions de dollars » et une certaine Lauren vraiment super) tandis que son interlocuteur, qui l’a déjà remplacé, se rappelle vaguement leurs vagues bons moments.
Ou ce sont quatre amis qui se retrouvent dans un restau italien de Westwood, très gênés d’avoir à évoquer la mort (quelle horreur ce sujet, la mort, vraiment pas super) d’un proche crashé en voiture sous l’effet de la dope, un an auparavant ; et ce qu’on apprend, dans la foulée, c’est que toutes les relations entre ces quatre présumés « intimes » sont faisandées.

Ensuite on voit une femme bourrée de médics, dont le fils se shoote et que son mari ne supporte que pour autant qu’elle sourie aux photographes de Hollywood. Ou c’est un père qui cherche à regagner la complicité de son fils qu’il emmène à Hawaï pour récolter les fruits amer de son manque total d’intérêt réel pour son ado. Et voici la vérité de l’enfant pourri : vous m’avez tout donné, sauf ce qui fait vivre et respirer.
Bref, rarement on aura traduit le monstrueux ennui que c’est de jouir à vide ou de souffrir sans être aperçu ou entendu de quiconque.

Et tout ce que note Bret Easton Ellis de la société qu’il observe nous parle évidemment puisque tout inter-communique désormais dans l’ubiquité et l’instantanéité mondialisées. Qu’il s’agisse de ce rocker perclus de coke qui se traîne sur les scènes japonaises en cherchant à se rappeler un vague bon moment avec son groupe scié par un suicide, ou de cette jeune fille écrivant des lettres sans réponses à un petit ami, décrivant à celui-ci, qui ne répond pas, sa lente descente aux enfers de l’agréable : tout cela relève aussi bien de la ressaisie de sentiments largement partagées par les temps qui courent.

S’il arrive à Bret Easton Ellis de représenter, dans plusieurs de ses nouvelles, des situations parodiant la pire matière gore, où l’on voit par exemple des paumés paniqués massacrer un enfant, ou des vampires s’adonner à leur penchant comme à un jeu de société (ce fut un temps très à la mode à Beverley Hills), c’est évidemment par esprit de conséquence, comme lorsqu’un Bukowski raconte l’histoire du couple stockant dans son frigo les morceaux du jeune autostoppeur qu’il a ramassé au bord d’une autoroute, pour les déguster à l’heure du SuperBowl. Nul cynisme en cela, juste un peu d’exagération, n’est-ce pas, et encore… On sait par ailleurs quel doux poète est l’affreux Hank. Et de même Bret Easton Ellis est-il au fond un bon garçon plein de sensibilité et de répulsion contre toute forme d’inhumanité, comme l’illustre Lunar Park, quitte à relancer de nouveaux malentendus. C’est que, du behaviourisme tout extérieur de Less than zero ou d’American Psycho, l’on pénètre, avec Lunar Park, plus en profondeur et en nuances subtiles, au cœur de l'œuvre d’un romancier, devenu son propre personnage, qui ne s’était jamais exposé à ce point…

12790945_10208822612029472_2381570917894567996_n.jpgBret Easton Ellis, Oeuvres complètes en 2 vol. Préface de Cécile Guilbert, suivie d'un entretien (très intéressant) de l'écrivain avec Jon-Jon Goulian, paru dans la Paris Review. Volume1, 1040p.: Moins que zéro,Les lois de l'attraction, American psycho, Zombies. Volume 2,
1112p. : Glamorama, Lunar Park, Suite(s) impériale(s). Robert Laffont, collection Bouquins.

Ceux qui se sont perdus de vue

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Celui qui a quitté le groupe en pleine visite des Pyramides / Celle qui a suivi un oiseau de passage dont elle a quitté le nid plus tard à ce qu’on a dit mais peut-être est-ce lui qui l’a abandonnée au chat / Ceux qui ont donné leurs dernières nouvelles de Malmö autrement dit de nulle part / Celui dont tu as retrouvé les lettres dont la dernière explique pourquoi il va cesser de t’écrire reçue peu après son entrée à La Trappe / Celle qui à l’époque changeait de quartier comme de chemise de nuit après quoi elle a opté pour le pyjama / Ceux qui ont fait partie de plusieurs communautés dont certaines ont fait connaître l’Arvèche en Bavière et en Californie / Celui qui a bifurqué plusieurs fois dans sa vie avant de se retrouver coincé dans une impasse dont il est sorti par la lévitation / Celle qui a rompu avec les siens pour se consacrer aux chats / Ceux qui ont un fil à la patte que tient fermement la même Ariane / Celui qui demande à sa sœur Anne si vraiment elle ne voit rien venir alors que les Indiens sont dans le jardin pour le barbecue / Celle qui fait des patiences dans la cabine pressurisée du Manitoba qui comme on sait ne répond pas / Ceux qui ont mené plusieurs vies parallèles dont il est notoire qu’elles ne se rejoindront pas à l’infini sauf intervention du Vatican / Celui qui consulte les profils de Facebook pour voir les gens en face / Celle qui n’ayant point d’ordinateur n’a aucune chance de savoir qu’on la prétend déconnectée sur Facebook et ailleurs / Ceux qui se sont perdus de vue tout en vivant ensemble depuis quarante ans dans leur villa Chez nous / Celui qui cherche l’adresse de celle qu’il a dédaignée autour de leur dix-huit ans sans se douter qu’elle le trace par Twittter sous un autre nom / Celle qui était au collège avec Leo Di Caprio sans le voir jamais de si près qu’au cinéma quand il roule dans les bras de l’ourse / Ceux qui se sont connus en faisant ensemble la Tunisie et ne se sont revus qu’à l’enterrement récent du fameux cuisinier / Celui qui a retrouvé un ancien compère de la IV/6 au rayon tournevis du Do it dont le vendeur tatoué est également fan de Neil Young / Celle qui ne se souvient pas (prétend-elle) de toi qui lui réponds (et toc) que toi non plus / Ceux qui se sont retrouvés des années après la Tunisie chez l’ancien postier devenu musulman, etc.

Paris parfait

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Chemin faisant (131)

Déplacements. - Paris, pour moi, c’est partout ; et le Paris que j’aime est partout parfait.

D’aucuns se sont lamentés à la disparition de la librairie La Hune,sur le boulevard Saint-Germain, après celle du Divan et d’autres fleurons germano-pratins, mais faut-il en conclure pour autant que Paris n’est « plus ça » ?

Ce n’est pas du tout mon avis. Bien entendu, le Saint Germain-des-Prés mythique de Vian et Greco n’existe plus et ce n’est pas d’hier, mais le déplorer, ou dénigrer le Montparnasse actuel au prétexte qu’on n’y trouve plus de bouchons où rencontrer Modigliani et quelque femme fatale, ou Cendrars ou Zadkine, me semble aussi vain que regretter le temps des rues médiévales bien fienteuses de François Villon, ou les maisons spéciales où le baron Charlus se faisait fouetter par de jeunes Apaches.

12771527_10208759619654702_4105183201832636022_o.jpgTout se déplace à vrai dire, et c’est ainsi que l’on a transité naguère du Marais aux bistrots de la rue de la Roquette, et si La Hune n’est plus je me réjouis d’avoir découvert ces jours l’épatante librairie de L’Atelier, sur les hauts de Belleville, dont le choix du tenancier me donne à penser que rien n’est perdu.

12792105_10208819663115751_3124586929444449845_o.jpgL’on me dit par ailleurs que plus personne ne lit, ou que la daube commerciale a tout nivelé. Eh bien, passez donc à L’Atelier, entre cent autres librairies parisiennes, et voyez les gens lire dans le métro et un peu partout…

Métro Gaîté.– J’ai commencé à découvrir Paris en 1974, lors d’un séjour prolongé à la rue de la Félicité, dans le quartier des Batignolles, dans une mansarde jouxtant celle d’un vieux couple de Russes tendrement chamailleurs (lui chauffeur de taxi rangé des voitures, et elle couturière à façon).

12783516_10208819661835719_9180600184750248625_o.jpgJ’ai découvert Paris en prenant tous les jours le métro de la station Wagram à n’importe où, du cimetière des chiens d’Anières à Montrouge où j’ai rencontréRobert Doisneau, en passant par Versailles et Levallois ou le grand corps malade bien vivant de Saint-Denis et le Kremlin du Colonel-Fabien.

12771656_10208819661315706_5314927275265355952_o.jpg12747402_10208819656635589_2251581313318248259_o.jpgOr me revoici à la rue de la Félicité et c’est le masque : rue barrée, plus un café (ah le souvenir de l’Algérien mal luné d’a côté !) ni aucune autre boutique à l’exception decette sinistre galerie d’art à la gloire du ciment ! Mais je me suis juré de ne pas en tirer de conclusion, donc passons : c’est d'ailleurs ailleurs que ça se passe.

IMG_0350.jpgSur la ligne claire.– C’est dans la petite librairie de L’Atelier (métro Jourdain ou Pyrénées) que j’ai déniché ce minuscule exemplaire (8x11cm) des éditions Cent Pages Cosaques (sic) consacré à l’un des sommets de la littérature mondiale et environs, à savoir : le récit de la mort de la grand-mère du Narrateur, dans la Recherche du temps perdu, assorti d’une postface de Bernard Frank qui illustre à merveille le style délié, fluide et pur, de la ligne claire française courant de La Fontaine à Stendhal jusqu’à Chardonne, Morand et Léautaud, entre cent autres.

J’ai (re) découvert cette ligne claire en m’imprégnant, à matinées faites, des milliers de pages du Journal littéraire de Paul Léautaud dont l’intégralité de l’édition du Mercure se trouvait dans la mansarde que m’avait louée mon ami Germain Clavien, et j’ai retrouvé cette même ligne claire dans le romans et les nouvelles de Marcel Aymé dont un autre ami écrivain, Pierre Gripari, m’avait dressé l’inventaire durant un parcours de métro nous conduisant des abords de la rue Broca, où il créchait, à la Butte-aux-Cailles où nous allions nous rafraîchir(c’était l’été) à la piscine de la place Paul Verlaine.

Mais assez de Paris pour aujourd’hui, car il n’y pas de bon bec que Paris ni de seule ligne claire à la française dans la foison des écritures.

Or demain, ou disons dans vingt jours, avec Lady L. cette fois, nous remonterons à ses sources bataves par Bois-le-Duc où nous nous replongerons dans le chaudron de Jérôme Bosch, puis ce sera le Bruges de Brel et de Breughel, et ensuite voile au sud sur la Bretagne et le marais poitevin, sans manquer Nantes et les otaries du zoo de la Flèche, stars de la télé dont nous nous impatientons de vérifier l’existence en 3D…

Pas un jour sans une liste

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C'est en somme une ritournelle. Comme une litanie. Une espèce de murmure infini venu de Dieu sait où. Une parole relevant à la fois de l'oraison profane et de l'invective.


L'origine en est simultanément intime et mondiale. La vision se veut panoptique: le Panopticon étant ce lieu précis de la prison d'où le gardien de service voit tous les prisonniers d'un seul regard. La métaphore explose au plein air, mais l'illusion d'une vision globale reste féconde. Il y aurait aussi là de la boule de bal aux mille reflets et du kaléidoscope à mouvement aléatoire et continu de mobile flottant.

L'attention, flottante elle aussi, de celui qui rédige ces listes, est également requise de la part du lecteur. Rien qui ne soit là-dedans de seulement personnel et moins encore de vaguement général. Tout souci d'identification et toute conclusion morale prématurée s'exposent au déni par un jeu où l'improvisation fantaisiste commande et précède, en tout cas, les doctrines ou les slogans de toute secte. Le délire y est cependant contrôlé, même si le mot d'esprit, la vanne, le quolibet voire le horion restent autorisés au dam de l'esprit de faux sérieux. Le vrai sérieux sourit et bataille sur son cheval de vocables, avec l'humour pour badine.

Ces listes sont en effet une arme de guerre, comme l'a relevé François Bon, entre exorcisme et compulsion. Guerre à l'assertion, par la multiplication des approximations, en évitant le vaseux actuel du tout et n'importe quoi. Guerre à l'unique certitude, par l'accueil jovial des vérités contradictoires, sous le signe de la radieuse complexité du réel.

Ces listes reflètent enfin des états d'âme, et c'est en fonction de ceux-ci, couleurs et tonalités, colère ou douceur, qu'elles ont été classées en sept sections peu systématiques.

Voici donc les Matinales et les Toniques, les Eruptives et les Indulgentes, les Voyageuses, les Délirantes et les Songeuses.

Tel étant le Labyrinthe. Tel l'Océan. Telle la Chambre aux miroirs.

Ceux qui vivent en lisière

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recensement

Celui qui bivouaque désormais dans le placard à balais de l’Entreprise où il déroule son sac de couchage après le passage du Securitas qui le salue d’un complice « Beaux Rêves Monsieur le Directeur » / Celle qu’on dit la Fée du Bidonville et qui garde son emploi de bibliothécaire avisée / Ceux qui sont imperméables aux compliments / Celui qui a démonté pièce par pièce l’ancienne guérite du chemin de fer forestier désaffecté pour la reconstruire sur le terrain vague que lui a légué son oncle Brenner / Celle qui a connu l’auteur du Lent retrait dans l’institution où il séjournait pour des raisons obscures / Ceux qu’on a brisés au nom de la Santé / Celui qui a la nostalgie du goût acide des pommes du verger oberlandais de son oncle Brenner / Celle qui se réfugie dans le tour branlante dont un rêve récurrent la met en garde sur l’état de son escalier plus que centenaire / Ceux qui complotent pour échapper au Tuteur de l’Etat / Celui qui proteste de son innocence avec la conscience nette que là gît sa Faute / Celle qui demande au gérant de fortune bronzé de lui montrer son membre par webcam interposée sous peine de lui retirer son dossier brûlant / Ceux qui se blotissent sous la couverture de cheval pour ne plus entendre les hurlements parentaux / Celui qui n’entend même plus les remarques de ses cousines saines d’esprit / Celle qui a toujours considéré son père comme un enfant de sept ans / Ceux qui restent scandalisés par la soudaine découverte de la sexualité surgie au bas de leur corps dans ce qu'ils appellent le bush / Celui qui est tellement assoiffé de gloire qu’il lui ferait minette sans se faire payer / Celle qui affirme que seul Michel Onfray l’a platoniquement prise / Ceux qui procèdent au debriefing de chacune de leur étreinte en termes performatifs, etc.

Image: Robert Indermaur


Mémoire vive (95)

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La lecture de Pourquoi des philosophes de Jean-François Revel, achevée à l’instant, m’a passionné. Je vais enchaîner tout de suite avec La Cabale des dévots. En outre reconnaissant à Kamel Daoud, ce soir, de rappeler ce que représente l’Arabie saoudite en réalité : le foyer, doré sur tranche, du terrorisme islamiste, avec les maîtres duquel la Suisse fait bon commerce, tandis que la France leur lèche les babouches.

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Plus j’y pense, en lisant et en commentant La Divine Comédie, plus je suis les deux compères le long des corniches ascendantes du Purgatoire, et plus me révulse l’approche et l’idée seule du Paradis, cristallisant une représentation de l’au-delà me paraissant de moins en moins désirable. Comme je n’y ai jamais mis les pieds (et Dieu m’en garde !), je suis curieux d’en découvrir les chants, me demandant quels détails vont encore me toucher et si le génie de Dante va me faire avaler « tout ça ». Autant les damnés stimulent son imagination, autant celle-ci me semble fléchir, sur les flancs du Purgatoire, sous l’effet de l’édification morale, quoique la musique de sa langue sauve à tout coup la mise.

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Kramer2.jpgC’est avec beaucoup d’attention admirative que j’ai lu, d’une traite, le nouveau roman de Pascale Kramer, Autopsie d’un père, où la romancière me semble atteindre une parfaite maîtrise à tous égards, à la fois du point de vue de l’observation d’un petit groupe d’individus de la classe moyenne, qu’elle perçoit avec une acuité comparable à celle de Philippe Djian, et aussi par son écriture épurée, elliptique et suggestive, captant les moindres signes de ce qu’on pourrait dire la langue-geste ou l’infra-langage. Curieusement, ce roman parle de la réalité contemporaine (les banlieues, le racisme, la tentation de l’extrême-droite) de façon pour ainsi dire latérale, ou déviée, presque par défaut ou par évitement, et pourtant tout y est.

Une jeune femme au prénom d’Ania, n’a jamais été vraiment reconnue par son père, brillant journaliste qui, après la mort de sa femme, n’a jamais cessé d’humilier sa fille comme si elle n’était jamais à la hauteur, alors que lui-même menait une vie d’homme à femmes de son côté. À l’adolescence, Ania demande d’être placée en internat, après quoi elle ne cesse de s’éloigner de son père, qui ne fera mine de s’intéresser à elle que par son petit-fils, né du mariage d’Ania et d’un Serbe mal dégrossi. Or tout se précipite après la dernière visite d’Ania à son père, suite à quatre ans d’absence, au lendemain de laquelle ledit père se suicide en avalant des morceaux de verre – et c’est alors que le roman démarre, constituant le portrait d’un idéologue de droite à la Soral qui s’est attiré la vindicte vertueuse de la station de radio qu’il dirige après avoir pris le parti de deux jeunes imbéciles coupables du meurtre d’un immigré. Tableau d’époque s’il en est… 

Ce mercredi 25 novembre. Un nid de guêpes, établi dans notre soupente, et dont les individus plus ou moins engourdis par le début d’hiver volètent dangereusement autour de nous, sortis des plinthes et se traînant un peu partout, a ranimé une de mes vieilles phobies après que, vers l’âge de trois ou quatre ans, j’ai été piqué au fond de la gorge après avoir avalé un verre de sirop. Hier soir, une nouvelle piqûre à la main m’a fait sursauter de rage au point que j’ai alerté, aujourd’hui, une firme exterminatrice dont l’agent se pointera demain à La Désirade. Gare à vous méchantes !

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Je constate ces jours, avec mes lectures de Jean-François Revel et d’Alain Finkielkraut, dans La seule exactitude, que je reprends goût à la réflexion dialectique telle que je l’ai vécue depuis ma seizième année environ, avec Camus et les personnalistes, Morvan Lebesque et Martin du Gard, Berdiaev et Chestov, entre autres autres écrivains ou philosophes que je pourrais dire des « artistes de la pensée », jusqu’à Peter Sloterdijk.

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Le dernier roman de Pascale Kramer me semble une œuvre significative de l’époque, pas loin des récits d’une Alice Munro ou d’un William Trevor. Le sujet principal, me semble-t-il, en est la difficulté des gens d’être entendus et de se faire entendre dans un monde où tous parlent à tort et à travers sans s’écouter ; et plus précisément : la difficulté, pour ceux qui n’ont pas acquis le langage codé des dominants sociaux ou intellectuels, tenus pour inférieurs, d’être considérés et reconnus.  

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9782221136416.jpgEn lisant La Cabale des dévots de Jean-François Revel, je trouve la confirmation de ma défiance de toujours envers les pontes dogmatiques de toute espèce, et plus encore de la chose elle-même : la suffisance dogmatique ou académique. Son tableau, très polémique, est particulièrement réjouissant quand il s’en prend aux spécialistes de tel ou tel auteur ou de telle ou telle époque. Nietzsche ou Racine, c’est untel, le XVIIIe c’est unetelle à laquelle on ne saurait disputer la préséance sur Diderot, etc. Cela qui me rappelle la remarque de Léon Scwartzenberg, spécialiste médiatique en matière d’oncologie, qui téléphone le lendemain de l’apparition d’un jeune confrère parlant de son premier livre sur le plateau d’Apostrophes : « Le cancer à la télévision, mon cher, c’est moi ! » .

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En traversant ces jours notre chère ville de Lausanne, et notamment en descendant la rue de la Borde, entre la Pontaise et le Pont Bessières, j’ai été frappé, une fois de plus, par la hideur chaotique de son développement architectural, illustrant une absence totale de classe ou de cohérence dans la vista du quartier, avec le pire goût qui soit : dans le bric-à-brac de béton de l’ancien quartier pourri des artisans et des bouchons mal famés du Rôtillon, plus laid aujourd’hui qu’il ne l’était au temps des murs lépreux et des vieilles catins tapinant devant le Mouton avec leur sac de patates. Or je ne réagis pas en nostalgique d’un bon vieux temps quelconque, mais plutôt comme Ramuz a vitupéré le désastre de la place Saint-François, au début du XXe siècle où ont été construits les affreux bâtiments de la Poste et de la Banque, comme il l’évoque dans Une ville qui a mal tourné.

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images.jpegIl y a en moi la sensibilité farouche d’une espèce d’artiste brut à la manière suisse, qui se reconnaît dans les écrits de Robert Walser et les visions d’un Louis Soutter, d’un Adolf Wölfli ou d’une Aloïse, aux marges de la ville et des beaux usages, loin de tout salon à la française, ou alors chez Florence Gould quand elle recevait ces deux seigneurs à dégaines de clodos lettrés que figuraient Paul Léautaud et Charles-Albert Cingria.

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Le préambule étymologique de L’inquiétante étrangeté, où Freud évoque toutes les acceptions, applications et variations du mot heimlich, sans oublier le dialecte suisse allemand, pour aboutir à la conclusion que le heimlich et le unheimlich sont à peu près (parfois mais pas toujours) les deux faces de la même pièce, me captive par sa façon d’aller « au fond du mot » en quête de réel – le langage exprimant le réel sans en épuiser toute la substance, et la poésie étant alors la dernière expression de ce réel tiré du fond des mots. 

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Ce qui m’intéresse, dans la montée du Purgatoire, ce sont les détails. Or Dante, s’agissant de l’envie, en est assez chiche. Sur la deuxième corniche, le seul exemple d’envieux (ou plutôt d’envieuse) est la Siennoise qui s’est réjouie de la défaite des siens contre les Florentins, sous l’effet d’une Schadenfreede découlant de sa sourde envie.

Sans rapport avec celle-ci, je me rappelle soudain le roman du Russe Iouri Olécha, intitulé L’Envie précisément, qui visait la fascination des intellectuels, gens de lettres ou d’esprit, envers les hommes d’action ou de pouvoir, et leur façon de saliver devant la Brute, telle que je l’ai observée de près au moment de la guerre en ex-Yougoslavie. Autre exemple : l’aristocrate fribourgeois Gonzague de Reynold, grand lettré à la poitrine creuse, célébrant les rutilants soldats allemands de la Wehrmacht…

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En cas de morosité ou de contention intérieure, deux viatiques ; la lecture des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, prodigieux de pénétration au cœur des œuvres et d’énergie communicative, ce matin avec Rabelais ; et celle de l’Encylopédie fantaisiste du tout et du rien de Charles Dantzig, par exemple avec sa Liste des nuages.

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IMG_1733 (1).jpgEn mettant de l’ordre dans mes affaires, je retrouve un tapuscrit complet, et pratiquement achevé, de La Fée Valse, avec une préface que j’avais complètement oubliée au moment d’en composer ces jours une nouvelle sous le titre d’Entrée de jeu, qui donne ceci : « Ce ne serait pas un recueil de fantasmes éculés mais une féerie.

Eros y jouerait volontiers, au sens le plus large et comme dans un rêve où la chair est tellement plus réelle - comme dans un poème dont le verbe exulterait. En outre, s'agissant bel et bien de ce qu'on appelle La Chose, il y aurait le rire qu'elle appelle et par la surprise jouissive de son irruption, et par son incongruité.

Quelle chose en effet plus étonnante et plus saugrenue pour le tout jeune garçon que de bander pour la première fois ! Donc ce rire serait joyeusement interloqué, pouffant comme chez la toute jeune fille au premier poil, touffu comme une motte ou un buisson, jailli comme un lézard de son muret ou comme un nichon de son balconnet, clair comme le mot clair.

Car ce serait avant tout une affaire de mots que ce livre de baise au sens très large, je dirais: rabelaisien, mais sans rien de la gauloiserie égrillarde trop souvent liée à ce qualificatif. Rabelais est trop immensément vivant et aimant en son verbe pour être réduit à ce queutard soulevant rioules et ricanements dans les cafés et les dortoirs. Rabelais est le premier saint poète de la langue française, qui ne bandera plus d'aussi pure façon jusqu'à Céline, le terrible Ferdine. Et Sade là-dedans ? Non: il y a trop de Dieu catholique chez Sade, trop méchant de surcroît à mon goût.

J'ai bien écrit: à mon goût, et j'entends qu'on souffre ici que je me tienne à mon goût, bon ou mauvais, lequel se retrouve au reste dans toute la Nature, qui jouit et se rit de tout.

Serait-ce alors un livre seulement hédoniste que La Fée Valse ? Certes pas, et moins encore au sens actuel d'un banal bonheur balnéaire. Je voudrais ainsi ce livre joyeux et grave, allègre et pensif, tendre et mélancolique, sérieux et ludique au sens du jeu le plus varié - et quoi de plus sérieux et grave que le jeu de l'enfant ?

L'érotisme de l'enfance est plein de mystère échappant aux sales pattes de l'adulte. La pureté de l'enfant échappe encore à toute mauvaise conscience, dans le vert paradis de la chair innocente que retrouve la mère-grand des contes quand elle se branle.

La Fée Valse découlerait de la même recherche d'une pureté sans âge dégagée des miasmes de la morale, sans obsession ni provocation criseuse, lâchée dans ses cabrioles matinales et vivant ensuite au gré des journées, de la jeune baise aux vieux baisers, sans cesser de rire ni de sourire à la bonne vie.

Ceux qui rient comme des malades

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1929288_10208853144272759_7918804746497174025_n.jpgCelui qui explique aux jeunes cancéreux qu’en riant ont vit plus longtemps / Celle qui rit comme une folle en constatant le décès de son conjoint Jean-Paul qui a cassé sa pipe après se l’être fendue, ah, ah / Ceux qui fondent le parti des hilares hagards / Celui qui conseille aux Chinois de tourner la page de Tiananmen pour en rire (jaune) vu qu’on a des contrats à signer et que ça c’est du sérieux / Celle qui rit à s’en décrocher la mâchoire au point qu’il faut la conduire aux urgences où tous les soignants sont pliés /Ceux qui aux Olympiades du rire lancent le marteau qui retombe parfois sur le pied d’une faucille / Celui qui explique aux autres clowns du Conseil fédéral que l’Arabie saoudite est un pays qui rit sous cape même quand il décapite donc on peut y investir / Celle qui s’exerce devant son miroir en s’étirant les zygomatiques selon la méthode Coué révisée Schneider-Ammann / Ceux qui règlent tous les problèmes de l’Entreprise par la minute d’hilarité obligatoire le matin juste après le salut au drapeau / Celui qui dénonce celle qui fait la gueule à ceux qui rient comme le veut le nouveau règlement / Celle qui dirige le chœur des ricanants saluant chaque licenciement abusif / Ceux qui affirment que le rire est le propre de l’homme et même des certains ministres suisses allemands quand ils s’oublient / Celui qui en conclut qu’à bon chat rat qui rit / Celle qui se fend la malle aux soins palliatifs où tout est tellement marrant / Ceux qui se serviront du discours du Président de la Confédération à la Journée des Malades dans leur cours élémentaire de psychologie appliquée /Celui que rien ne déride que la lecture de Derrida quand l’orage menace / Celle qui sous le nom de Zouc se demande s’il n’est pas temps de revenir en politique/ Ceux qui manquent de pain mais pas d’humour et s’en réjouissent vu que le contraire serait plus grave / Celui qui rit tellement qu’on lui voit les dents/ Celle qui rit de ce qui lui arrive en Syrie vu que ses enfants ont bu toutes ses larmes / Ceux qui sont morts de rire et ont ressuscité pour constater que c’était la meilleure après tout ce qu’ils avaient infligé à ceux qui ne trouvaient pas ça drôle, etc.

(Cette liste est dédiée au Conseiller fédéral Suisse allemand Johann Schneider-Ammann dont la dernière clownerie - son discours sur la thérapie par le rire prononcé d'un ton lugubre  à l'occasion de la Journée des malades -, a fait le tour de la Toile et environs)

Ceux qui sont désolés

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Celui qui demande pardon à la télé d’avoir violé une centaine de garçons de 10 ou 12 ans en croyant bien faire en tant que prêtre soucieux du bien-être de ses élèves issus de milieux défavorisés / Celle qui dénonce la curiosité des journalistes qu’on ne voit jamais à la messe en tout cas / Ceux qu’on a montré du doigt parce qu’ils ont osé parler / Celui qui affirme qu’un enfant reste un petit sauvage et donc un pervers potentiel méritant assistance / Celle qui interdit à son frère défroqué de parler à ces gens de cinéma dont on connaît les mœurs / Ceux qui défendent suavement le cardinal suavement déterminé à se montrer implacable avec les ennemis de la sainte Eglise / Celui qui a échappé au curé peloteur en lui balançant un coup de tatanes dans ses parties sacrées / Celle qui recommande de ne pas faire d’amalgame entre brebis galeuses et moutons de Panurge/ Ceux qui affirment que les attouchements physiques les ont moins perturbés que le viol de leur liberté / Celui (Virgil Gheorghiu, écrivain et religieux orthodoxe) qui te disait qu’un prêtre n’a pas à se mêler de sexe ni pour le réprouver ni pour le pratiquer avec des enfants et que le mariage des popes pallie les obsessions / Celle qui rappelle le mot de Tchékhov selon lequel l’hypocrisie des gens de lettres est la pire qui soit en ajoutant que les gens d’église n’ont rien à leur envier / Ceux qui se souviennent de l’attitude du rabbi Iéshouah et de sa parole (« que celuiqui n’a jamais péché lui jette la première pierre ») sans s’arroger le droit de pardonner pour autant / Celui qui lutte depuis des décennies afin d’obtenir réparation fût-elle symbolique / Celle qui répand des bruits sur ceux qu’elle croit « pédérasques » / Ceux qui croient de leur devoir citoyen de rappeler que Cohn-Bendit n’était pas que juif allemand mais aussi gauchiste et copain-copain avec les enfants à ce qu’on a dit à l’époque / Celui qui dénonce son voisin dont un autre voisin lui a dit qu’il se baignait nu avec ses petites filles non mais où ça va s’arrêter tout ça / Celle qui était chargée de branler le petit Marcel pour l’endormir / Ceux qui n’ont pas d’opinion sur rue en ces questions délicates, etc.

 

(Cette liste fait écho au film Spotlight documentant la pédophilie en soutane)  

Ceux qui sont raccord

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Celui qui ne lit que des bests à partir de 100.000 ex. / Celle qui s’est fait refaire une structure faciale à la Britney Spears / Ceux qui monnaient leurs ébats sur WebCam Plus via PayPal / Celui qui surveille le taux de testostérone de son fils Drago / Celle qui prône la monoparentalité à dominance féminine et la cure d’hormone attenante / Ceux qui militent pour la reconnaissance des moches / Celui qui rédige la bio d’Abraham Zapruder pour qu’on se souvienne de celui qui a filmé l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy alors président des anciens Etats-Unis d’Amérique / Celle qui a lancé le concept de sit-com allégée / Ceux qui évaluent la ligne de démarcation séparant les états psychopathologiques de consumérisme aggravé et de folie ordinaire / Celui qui devient Porn Model au dam de sa famille évangéliste / Celle qui a rencontré La Lumière devant la tête de gondole consacrée au dernier roman de Paulo Coelho / Ceux qui sont plutôt bicurieux que bisexuels / Celui qui affirme que la déterritorialisation de la libido facilite le recyclage des forces productives au niveau transnational / Celle qui a lancé les installations paramystiques de son patient Blunt dont le succès sur le marché international a malheureusement coïncidé avec l'accroissement de la dangerosité de sa schizophrénie / Ceux qui ne manquent plus une édition du Loft PsychoSnuff / Celui qui exploite la firme de SexToys pour enfants de la classe moyenne / Celle qui demande à son conseiller spirituel s’il est indiqué de soulager sexuellement son fils Kevin pour le purifier de pensées inappropriées / Ceux qui reconnaissent en leur rejeton mâle le possible Brad Pitt belge de demain / Celui qui a racheté les droits de l’image de l’explosion de Little Boy pour la remodéliser en logo positif / Celle qui se paie une saharienne dégueu comme en portait Jay Miranda de CNN à la grande époque de Bagdad / Ceux qui ont vécu la première Guerre du Golfe devant leur Panasonic en train de rouiller aujourd’hui derrière la Pontiac blanche / Celui qui se lance dans ce qu’il pense devenir le Roman de la Décennie / Celle qui met aux enchères le premier roman du cousin sourd-muet de Patricia Cornwell / Ceux qui rappellent à leurs clients de l’Espace Best que ce n’est pas par hasard que Marc Levy est Marc Levy et que Guillaume Musso est Guillaume Musso / Celui qui se positionne Art Nul / Celle qui se la joue Abou Ghraib avec son factotum malgache / Ceux qui font hurler les chasseurs américain du jeu virtuel Mort aux Viets pour déstabiliser leur beau-père pourri de relents guévaristes / Celui qui prétend que sa vie intérieure est hors service pour cause de surbooking / Celle qui fait valoir à ses lycéens que Virginie Despentes est à Virginia Woolf ce que le rap est au fox-trot / Ceux qui attendent la Résurrection, l’Ascension et la Pentecôte de Michael Jackson sous forme de clip virtuel, etc.

Image: Philip Seelen

Petite Naine

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littérature,poésie


 

De l’incertaine dualité du corps et de l’âme. Où l’enfant apparaît sous sa forme la plus fragile et la plus sauvage. De la savane africaine, des couleurs de Van Gogh et de la Constellation du Vélocipédiste.   

        Le corps et le ciel ont tout stocké en mémoire de ces échappées. Le ciel aime surtout à se rappeler la grâce des enfants. Pour aller vite: les accros le branchent de moins en moins. Il a certes eu sa période Tour de France, à l’époque des grands duels Anquetil Poulidor et tutti quanti, ou précisément aussi: du temps du Giro de Fausto Coppi et Dino Buzzati, mais à présent il ne voit plus que l’agitation machinale de ces espèces de spermatos multicolores en quête de énièmes de secondes, et ça le fatigue à la fin malgré la dégaine de la caravane: ce cirque ne fait plus le poids à ses yeux s’il se rappelle le sentiment d’un seul gosse se dandinant pour la première fois sur le vélo femelle de sa mère (ou de ses tantes des grandes vacances, ou de sa soeur aînée déjà bien en croupe, ou de ses cousines poussines de la campagne) et jouissant ensuite de la descente à fleur de ciel, the right formule at the right place.

        Le ciel est plein de ces histoires radieuses des débuts de Little Robic ou du Petit Nemo se rêvant en train de valser dans la Constellation du Vélocipédiste. Le bas de la tunique du ciel (naguère de soie, désormais de viscose made in India aux coutures mal finies) est tatoué de tous ces zigzags de tous ces mômes sur les trottoirs du quartier, puis sur la chaussée, à travers la ville, et plus tard autour du lac et des lagons - le ciel adore identifier ces myriades de cicatrices que le corps lui ressort sans se faire prier, tout le menu fretin rose des estampilles à peine visibles, et de temps à autre pourtant la toute belle balafre (un ado lancé à folle vitesse sur les sagaies d’une clôture) ou la déformation à vie (rares mais terrifiques vieilles fractures réduites à la diable, surtout dans les pays chauds), et justement à ce propos le ciel et le corps se rappellent tout soudain les petits cyclistes de la savane africaine, et alors là c’est le top.
        Les petits cyclistes de la savane africaine rivalisent de célérité, aux fins de journées saturée de poudre à canon, sous le ciel rouge et noir, comme pour rattraper on dirait, mais vaine poursuite ils le savent, les antilopes fuyant là-bas entre les flamboyants, quand on sait qu’ils ne font la course qu’avec leur ombre dansant dans la poudre brenneuse de la piste dont les tièdes bouffées de vent leur remplissent les narines et la guenille qui leur sert de  culotte.
        Le corps jouit de se sentir ces jarrets élastiques des petits cyclistes de la savane africaine, mais le ciel se remémore bientôt d’autres cieux, et c’est déjà reparti pour la Hollande.
        A de tels moments on relève entre le corps et le ciel certain froid. Le ciel prend en effet ses aises et temporise, à l’ennui croissant du corps jamais résigné à la trop molle pédale (la Hollande, non mais des fois...) et qui ne va pas tarder d’ailleurs à réclamer sa dose d’excès, puis voici que le ciel se rappelle tout à coup Van Gogh et le dit au corps, lequel se jette aussitôt sur l’os, après quoi fulgurent les couleurs extrêmes.  
        Sur la route noire sous le ciel jaune (ou, à choix, sur la route jaune sous le ciel noir) le corps bandé par l’effort est violet dehors et dedans tout blanc fulminant de muscles chauffés à fond la bielle.
        Cependant une autre phrase s’écrit à l’instant sous la candide dictée du ciel: vive le jaune, et au même moment surgissent les fourgons chargés de déments à destination de la maison là-bas derrière les barbelés et les bulbes bataves, et du coup le corps, aux anges, s’impatiente de rejoindre la fameuse allée cyclable du domaine, tout à trac il envoie promener le consultant au vocabulaire qui prétendait le tester sur la souhaitabilité des changements d’appellations (on sait que le terme de fou paraît désobligeant à certaines familles), et de se busquer, de se braquer, de se cabrer comme un bronco puis de se faire presque mal à défendre n’était-ce que la possibilité d’une phrase du genre: il passera sa première nuit supercool chez les dingos, au Pavillon Les Dauphins.
        Yak.jpgAprès le goûter, quoi qu’il en soit, toute les bicyclettes sont alignées pour l’inspection à l’entrée de l’allée cyclable de la maison jaune et c’est alors que le Général Dourakine apprend des instances dirigeantes qu’il est privé de vélocipédie au motif de ne s’être pas, une fois de plus, retenu de saluer le Drapeau.

        Il vient au corps un engourdissement pénible à la seule évocation du Général. La mélancolie du personnage fait mal à voir. A vrai dire jamais le corps n’a été si désireux  d’acquérir le moindre soupçon d’adresse, jamais incapable non plus à ce point, mais une telle impossibilité de la nature n’est jamais allée de pair non plus avec une telle joie.
        La première fois aurait pu se révéler la plus humiliante, tant la meute était déchaînée: de l’étron perché à la patate roulante, tout y a passé, et le corps se souvient de ce chemin de croix de l’ancienne allée caillouteuse bordée de ronces; malgré le sourire du ciel le corps est meurtri par le ressouvenir des énormes bleus sur le corps boudiné de l’hippo schizo - et c’est aux douches un jeu de plus que de les compter à voix haute en se jetant le patapouf d’une mêlée savonneuse à l’autre -, mais le Général Dourakine n’a qu’une obsession, le ciel sait laquelle, n’a qu’un rêve et c’est le Tourtour, n’a qu’une amour et c’est Petite Naine.
        D’aucune âme le ciel ne se rappelle tant de joie à se lancer sur la piste après les autres, fût-ce en grosse lanterne ballottée entre deux chutes, suant la graisse et le pissat nerveux, crachant l’âcre gravier, tombant chaque fois plus bas à ce qu’il semble et se relevant plus illuminé.

        Hélas le corps ne saluera pas aujourd’hui le Drapeau du ciel, et c’est tout seul et à pied, puis entouré de ses aides de camp, que le Général Dourakine se retrouve à ce moment où dans sa vie il se fait soir.
        Lui vient cependant, une fois encore, la vision de Petite Naine au ciel, et le corps se sent tout délivré. Elle est gracieuse. Les roues petites et grandes font dans les nébuleuses comme un dessin maladroit.

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